Édition du 14 mai 2024

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Histoire

Défis d’histoire et de mémoire dans la durée 75 ans après la fin d’Auschwitz

Il y a 75 ans ce 27 janvier que l’Armée rouge est arrivée à Auschwitz. Il y a bientôt 20 ans qu’existe la Journée de la mémoire pour la prévention des crimes contre l’humanité. Les derniers témoins sont en train de partir. Les idées d’extrême-droite et la haine antisémite perdurent. Comment relever dans la durée les défis d’histoire et de mémoire des crimes de masse du national-socialisme ?

Tiré du blogue de l’auteur.

La commémoration des 75 ans de l’arrivée de l’Armée rouge sur les sites des camps d’Auschwitz, en particulier Auschwitz-Birkenau, est fortement marquée par de l’inquiétude : celle qui est propre à un air du temps aux horizons d’attente troublés par la crise climatique et la précarisation sociale qui s’annoncent, mais aussi et surtout celle que suscite la prochaine disparition des derniers témoins de la Destruction des juifs d’Europe et le sentiment que son histoire et sa mémoire soient mis en péril par une certaine ignorance alors que perdurent et s’amplifient les idées mortifères d’extrême-droite et les actes de haine antisémites.

Mais comment cette ignorance de l’histoire de la criminalité de masse du national-socialisme est-elle mise en évidence ? Les recherches en didactique de l’histoire restent peu nombreuses sur cette thématique, avec quelques exceptions comme la publication d’un collectif qui a permis de contrecarrer l’idée erronée qu’il ne serait plus possible d’enseigner la Shoah aux populations musulmanes de certaines banlieues françaises. Par contre, des sondages médiatisés alertent régulièrement l’opinion publique et les protagonistes de cette mémoire. Le dernier en date, qui émane de Schoen Consulting, "a été réalisée par téléphone et en ligne entre les 9 et 16 novembre 2019 auprès de 1’100 personnes de plus de 18 ans (marge d’erreur de 3,1 points)". Sur cette base, il dresse en particulier les constats suivants : une majorité de Français (57 %) ignoreraient le nombre de juifs - 6 millions - tués durant la Shoah, proportion qui s’élèverait à 69 % chez les moins de 38 ans ; 16 % des personnes interrogées disent « ne pas avoir entendu parler » de la Shoah ; 10 % des sondés, mais 23% des moins de 38 ans, pensent que "l’Holocauste" serait un mythe - mais connaissent-ils le sens de ce terme si c’est vraiment celui qui a été utilisé -, ou que le nombre de victimes juives aurait été exagéré ; 54 % pensent que quelque chose de similaire pourrait survenir à nouveau alors que 59% considèrent que l’extermination des juifs est unique et différente de tout autre génocide ; enfin, 82% des personnes interrogées estiment qu’il faut continuer d’enseigner la Shoah à l’école.

L’interprétation de ces chiffres est sans doute à nuancer compte tenu des modalités du sondage. Il faudrait par exemple savoir ce que ces mêmes personnes répondraient dans les mêmes conditions à propos d’autres événements historiques. Mais surtout, la question se pose de savoir si des connaissances comme le nombre de morts ou le nom des camps, question qui a aussi été abordée, sont les plus importantes, autant par exemple que celles qui concernent les caractéristiques d’un génocide, dont toutes les victimes sont tuées seulement pour ce qu’elles sont, ou les mécanismes d’installation de la dictature national-socialiste en Allemagne. Par ailleurs, les résultats de ces sondages peuvent être lus en négatif comme en positif, parce que, dans le fond, ce sont bien 84% des sondés qui affirment ici avoir entendu parler de la Shoah...

Cela étant, un sondage ne fournit qu’une image ponctuelle qu’il faudrait inscrire dans une évolution diachronique de l’état des connaissances sur la Destruction des juifs d’Europe. Qu’en était-il alors au cours des périodes précédentes. Et surtout, ce qui est au fond le plus préoccupant, qu’en sera-t-il au cours des années à venir ? Et comment transmettre vraiment des connaissances ?

Des connaissances denses associant l’histoire à la mémoire

L’histoire et la mémoire de la Destruction des juifs d’Europe sont évidemment et naturellement marquées par l’ampleur de la catastrophe finale. Et cette ampleur doit être connue. Mais cela ne suffit sans doute pas encore pour un vrai travail de prévention. L’étude des mécanismes qui ont permis, en amont, que la dictature prévale, puis que ses crimes soient perpétrés jusqu’au bout, est sans doute aussi d’une importance primordiale. Pour prendre des exemples emblématiques, il ne suffit pas, même si c’est indispensable, de lire le grand livre de Primo Levi Si c’est un homme, qui témoigne au plus près de son expérience concentrationnaire de déshumanisation et de l’anéantissement d’innombrables victimes juives. Il est non moins utile de connaître l’œuvre de Victor Klemperer, son étude LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich, mais aussi les deux volumes de son journal tenu dans la durée, qui mettent en évidence les modalités langagières et les étapes successives du processus de l’exclusion et de la persécution sous la dictature nazie.

La connaissance de la criminalité de masse du national-socialisme concerne à la fois l’histoire et la mémoire parce qu’elle porte sur les faits, leur explication et leur interprétation, mais aussi sur l’histoire et l’évolution de leur présence, ou non, dans l’espace public et la conscience collective. Ainsi, pour se demander ce qu’il va en être de l’histoire et de la mémoire de la Destruction des juifs d’Europe, il paraît de plus en plus nécessaire de ne pas séparer l’histoire et la mémoire, l’histoire et les mémoires : elles doivent bien sûr être distinguées, elles ne doivent pas être confondues, mais le travail de prévention des crimes contre l’humanité nous impose de ne pas les séparer, d’envisager au contraire leur interaction et ce qu’elle permet potentiellement.

Cette histoire et ces mémoires, parce que les mémoires sont souvent plurielles, pour avoir du sens et rendre possible une prévention, nécessitent une certaine mise à distance des postures antiquaires par lesquelles la Destruction des juifs d’Europe demeurerait complètement séparée du présent, confinée dans la spécificité absolue d’un temps révolu. La sacralisation des faits finirait par rejoindre leur banalisation s’ils n’étaient pas examinés en se demandant comment faire en sorte qu’ils ne se reproduisent plus. La connaissance des mécanismes susceptibles de faire sauter les digues qui protègent les droits humains, de tous et de chacun, ne prend son sens qu’en évitant l’oubli des situations dans lesquelles ces digues ont déjà sauté dans le passé, rendant possibles les pires crimes contre l’humanité.

La Journée de la mémoire du 27 janvier

Dès lors, quel est le sens de la Journée de la mémoire et prévient-elle vraiment les crimes contre l’humanité ? La double commémoration de 2020 - le 23 janvier à Yad Vashem à l’occasion du 5e Forum international sur la Shoah, en présence notamment de MM. Poutine et Macron, mais sans le président polonais Duda ; puis le 27 janvier à Auschwitz-Birkenau - montre bien combien les politiques de mémoire sont troublées par des conflits contemporains, dont la bataille des mémoires entre Russie et Pologne, malgré le fait que le musée d’Auschwitz ait déclaré qu’il était "difficile d’être ailleurs en ce jour" [du 27 janvier]. Même parmi des descendants des victimes, cette commémoration d’Auschwitz à Jérusalem, et pour certains seulement à Jérusalem, n’a pas fait l’unanimité et suscite un certain malaise. Ainsi, les (més)usages du passé par les dirigeants et le monde politiques d’aujourd’hui, notamment au Parlement européen, ne favorisent ni le travail d’histoire et de mémoire, ni la prévention des crimes contre l’humanité.

La Journée de la mémoire du 27 janvier existe depuis 2002 (Conseil de l’Europe) et 2005 (Organisation des Nations unies). Les manifestations commémoratives, associatives ou scientifiques qu’elle suscite sont très variables d’une région à l’autre et au fil du temps. À Genève par exemple, depuis 2004, cette journée a été organisée par et dans un théâtre, le Théâtre Saint-Gervais, en association avec le Département cantonal de l’Instruction publique, en s’adressant à la fois à des élèves et au public. Toutefois, cette manifestation, qui n’était pas commémorative, mais centrée sur un travail d’histoire et de mémoire passant notamment par la culture, n’a plus pu être organisée en 2019 et 2020. Un tel encouragement de la transmission d’une intelligibilité de ce passé se révèle donc fragile, notamment parce que ses initiateurs et initiatrices ne trouvent pas suffisamment d’appuis et peinent à s’inscrire dans la durée. Mais c’est là qu’une question terrible se pose en termes de transmission qui concerne en premier lieu les écoles : comment faire pour assurer le même droit à l’information et à la formation sur cette thématique sensible à tous ces élèves qui, forcément, se renouvellent chaque année ?

En Suisse, une mémoire critique fragile et peu visible

La même difficulté s’observe à l’échelle d’un pays comme la Suisse, près de deux décennies après une crise qui l’a forcé à réexaminer son passé à propos de l’attitude de ses autorités et de ses élites économiques vis-à-vis du national-socialisme. Après la publication en 2002 d’un rapport de la Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale, ledit rapport Bergier, qui soulignait les problèmes moraux posés par la collaboration économique avec le IIIe Reich, mais surtout par le refoulement injustifiable d’un certain nombre de réfugiés juifs fuyant la persécution, une histoire et une mémoire critiques avaient fait du progrès grâce au travail d’historiennes et d’historiens, notamment dans des archives privées rendues exceptionnellement, et seulement ponctuellement, disponibles. Mais que sont devenues cette histoire et cette mémoire critiques ? En 2002, lors de la publication du rapport, il était à espérer qu’elles prévaudraient de manière stabilisée. Or, les autorités ont d’emblée refusé d’en débattre et n’en ont tiré que des conséquences minimales. Quelques années plus tard, la question se posait déjà de leur possible régression. Et aujourd’hui, alors qu’un parti d’extrême-droite gouvernemental, mais xénophobe, est le premier parti du pays qui dicte une bonne partie de son agenda politique, une nouvelle chape de plomb semble recouvrir cette histoire et cette mémoire critiques. La Suisse se trouve ainsi officiellement engagée dans une promotion hors-sol de la mémoire de la Destruction des juifs d’Europe qui se garde bien de revenir sur les questions que cet événement tragique pose depuis la Suisse.

C’est ainsi que la présidente de la Confédération a reçu à juste titre des survivants de la Destruction des juifs d’Europe vivant en Suisse avec un groupe de jeunes étudiants avant de se rendre à Auschwitz-Birkenau pour la cérémonie du 27 janvier. Il est toutefois préoccupant de constater que son Département rende compte de cette rencontre en n’évoquant la Suisse que dans les termes suivants : "la population suisse sait, par le biais d’articles de presse, de mémoires ou d’expositions, combien la politique des nazis et de leurs complices était inhumaine. Elle sait également que des survivants de l’Holocauste vivent en Suisse. Et pourtant leur destin risque de tomber dans l’oubli. « Il me tient donc à cœur de faciliter des contacts personnels et ainsi de maintenir vivant le souvenir de cette tragédie incommensurable », a souligné la présidente de la Confédération". Cette centration exclusive sur les survivants s’observait déjà au cours de la présidence suisse 2017-2018 de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (AIMH), comme en témoignait le communiqué officiel présentant son bilan. Elle ne tient pas compte, cependant, de la nécessité soulignée par le rapport Bergier "d’être à la hauteur des principes moraux qu’un État s’est donnés et auxquels il a d’autant moins de motifs de déroger lorsque sa situation devient critique et menacée" à propos notamment des problèmes soulevés par le rapport Bergier.

Le fait que les autorités suisses prennent tant de soin à ne plus parler de ces questions qui ont engagé la responsabilité morale des autorités et des élites économiques de l’époque est d’autant plus absurde que le travail critique effectué à travers le rapport Bergier était tout à fait honorable. La régression mémorielle qui s’observe aujourd’hui mène par contre à de belles impasses. Par exemple, dans l’Italie frontalière, l’une des dernières survivantes de la déportation à Auschwitz, Liliana Segre, récemment nommée sénatrice à vie, et encore très active dans une noble lutte contre l’indifférence, a été arrêtée et déportée juste après avoir été refoulée du Tessin, à Arzo, avec son père. Elle et son père font donc partie de ces victimes juives refoulées de Suisse d’une manière injustifiable. Et si elle est revenue d’Auschwitz, son père n’y a pas survécu. Fin 2018, alors qu’elle était invitée à témoigner auprès de lycéens tessinois, le ministre cantonal de l’Instruction publique Manuele Bertoli lui a présenté des excuses en sachant bien qu’elles auraient dû émaner des autorités fédérales helvétiques. Liliana Segre, qui est aujourd’hui sous escorte à cause des menaces antisémites dont elle est quotidiennement la cible en Italie, a raconté son refoulement dans un journal tessinois :"un responsable suisse allemand nous a d’emblée très mal traités", précise-t-elle. "Il était méprisant. Il nous a dit : "- Vous êtes des tricheurs, ce n’est pas vrai que quelque chose de mal arrive aux juifs en Italie". Nous n’avons rien pu faire. Je me souviens que je me suis jetée par terre, j’ai serré ses jambes dans mes bras, le suppliant de nous garder. Et lui m’a éloignée comme si j’étais un petit chien. Vers quatre heures et demie de l’après-midi, alors que le crépuscule commençait à tomber, il nous a fait raccompagner par deux soldats avec des fusils pointés sur nous, plus ou moins par où nous étions passés le matin. Un lieu sous commandement allemand. Là, sur la frontière, des soldats italiens nous ont arrêtés. Mon souvenir de la Suisse est atroce. À ce monsieur qui avait déjà reçu l’ordre de considérer que la barque était plein et que personne ne devait plus être accepté, il a suffi de tourner le visage dans l’autre sens".

Renouveler le travail d’histoire et de mémoire pour l’inscrire dans la durée

Alors que des silences et des occultations favorisent un regard relativiste sur le passé par lequel la lutte contre les fascismes et pour les droits humains ne serait plus qu’un point de vue parmi d’autres, les forces et les idéologies d’extrême-droite se portent bien et menacent sérieusement les digues morales et politiques qui devraient nous protéger d’un retour des crimes contre l’humanité. Quelle est alors l’efficience de ces politiques mémorielles qui sacralisent ou qui banalisent, l’un allant souvent avec l’autre, ces faits du passé à ne pas oublier ?

À quoi servent les politiques de mémoire ?, se demandaient déjà Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc dans un petit ouvrage stimulant et lucide (Paris, Presses de Sciences-Po, 2017) qui s’inquiétait à juste titre de la persistance, voire de la montée, de l’extrême-droite malgré les constants développements de la politique mémorielle. En Italie, un récent ouvrage de Valentina Pisanty, I guardiani della memoria e il ritorno delle destre xenofobe (Les gardiens de la mémoire et le retour des droites xénophobes, Milan, Bompiani, 2020) va plus loin encore en fustigeant un déploiement de la mémoire pour elle-même, imperméable au reste du monde, ne dérangeant pas les responsables du nouveau racisme. Enzo Traverso en a tiré une recension favorable, sauf pour un appendice trop enclin au relativisme. Pour sa part, le journaliste Gad Lerner, tout en reconnaissant la pertinence de la réflexion, a exprimé son malaise en tant qu’acteur de la mémoire pour qui l’empathie envers les témoins et l’engagement sincère contre l’oubli demeurent pleins de sens. Le travail d’histoire et de mémoire est ainsi appelé à se développer avec discernement, mais aussi en pleine conscience de ce qu’il adviendrait en son absence.

À l’occasion de ce 75e anniversaire de la fin d’Auschwitz, il est beaucoup question dans les médias de la disparition des témoins alors qu’ils sont encore bien présents. Le travail de mémoire, relié à un travail d’histoire, aura toujours la possibilité de recourir à des témoignages enregistrés, même si ce n’est pas tout à fait équivalent. Mais là n’est pas le principal problème. Le vrai défi à venir, en effet, avec des élèves ou dans la société, c’est celui de ne pas confondre ce travail d’histoire et de mémoire avec la commémoration, d’éviter à la fois la sacralisation et la banalisation, de se détourner de toute injonction prescriptive et moralisante, de savoir comment construire du sens à partir des documents, des témoignages, des visites de lieux de mémoire, de mémoriaux ou de musées d’histoire. Un travail de longue haleine. Un vaste programme.

Charles Heimberg (Genève)

Annexe

Nous reprenons d’un article de Simon Levis Sullam tiré de la revue électronique http://www.novecento.org/ cette liste d’auteurs et d’ouvrages de référence relative aux "« difficultés de compréhension » [de] la Shoah comme génocide, entre histoire et microhistoire".

 L’analyse globale de Saul Friedländer : L’Allemagne nazie et les Juifs. 1. Les Années de persécution (1933-1939) et 2. Les années d’extermination (1939-1945), Paris, Seuil, 2012, 2 volumes (éditions originales 1997 et 2007).

 L’approche microhistorique de Jan T. Gross autour du massacre de Jedwabne : Les Voisins. 10 juillet 1941. Un massacre de Juifs en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, 2e édition 2019 (édition originale 2001).

 L’analyse macrohistorique de Timothy Snyders de violences exacerbées dans la même zone géographique élargie : Terres de sang : L’Europe entre Hitler et Staline, Paris, Folio histoire, 2019 (édition originale 2010).

 L’approche microhistorique et dense de Christopher Browning des comportements de policiers allemands appelés à exécuter un massacre de masse en Pologne : Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Paris, Tallandier, 2007 (édition originale 1992).

Charles Heimberg

Blogueur sur le site de Mediapart. Historien et didacticien de l’histoire. Genève

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