Édition du 23 avril 2024

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Histoire

Mémoire coloniale « Le Code noir a une forme d’actualité »

Maître de conférence en histoire du droit et des institutions à l’université des Antilles, Jean-François Niort a publié de nombreux travaux sur le droit colonial et le Code noir. Il revient sur les origines et les conséquences de l’élaboration de ce texte.

15 février 2024 | tiré du site Entre les lignes entre les mots

Comment se passe la rédaction des premiers textes du Code noir sous Colbert ?

D’abord, il faut savoir que Colbert n’est pas l’auteur de l’ordonnance de mars 1685 sur la police des îles de l’Amérique française, qu’on appellera plus tard « Code noir », il est celui qui en prend l’initiative. Cette décision s’inscrit d’ailleurs dans une volonté plus large de Colbert de codification du droit français – il a en effet fait rédiger bien d’autres codes selon la même méthode. Pour ce faire, il demande aux administrateurs des Antilles françaises de faire remonter à Versailles les règles juridiques déjà appliquées localement, puis réunit un petit groupe de juristes pour mettre toutes ces règles sous forme de loi, ce qui donnera l’ordonnance de 1685. Ce n’est donc pas lui qui a inventé ces règles, mais c’est lui, avec Louis XIV qui a promulgué le texte, qui en a fait une loi royale.

Quel était l’objectif de Colbert quand il demande la rédaction de cette ordonnance ?

L’objectif est double. Il s’agit dans un premier temps de rationaliser le droit, c’est-à-dire de réunir toutes les règles de droit applicables à une matière (en l’occurrence l’esclavage et la police religieuse des îles françaises d’Amérique) dans un seul texte. Mais il y a aussi un objectif politique, qu’on constate dès le préambule de l’ordonnance : réaffirmer l’autorité du pouvoir royal sur ses terres. En effet, dès 1674, Colbert avait fait réunir la Guadeloupe et la Martinique au domaine de la couronne, sous le contrôle direct de l’État royal, alors qu’avant ces territoires étaient possédés et administrés par des compagnies coloniales privées (même si elles étaient crées à l’initiative de l’État et que des ministres comme Richelieu en étaient actionnaires). Celles-ci avaient toutes fait faillite, car elles étaient avant tout motivées par le profit rapide, ce qui empêchait toute implantation coloniale pérenne, surtout en cas d’élément perturbateur externe (guerre, cyclone…). Colbert avait une vision de la colonie beaucoup plus structurée, à long terme, il voulait gérer les colonies de façon à en faire des sources durables de revenus pour l’État. Le but du Code noir est donc de rappeler que ces territoires sont placés sous l’administration directe du pouvoir royal. Cet objectif explique qu’il y a dans le Code noir des dispositions qu’on pourrait prendre pour des mesures protectrices (le maître doit nourrir et vêtir les esclaves, ne peut pas les torturer, les mutiler ni les tuer). L’objectif était de soumettre les esclaves, de garantir leur obéissance pour qu’ils travaillent, de ne pas trop les tuer à la tâche pour les exploiter le plus longtemps possible. Du point de vue de l’État et des autorités coloniales, il s’agissait d’éviter les révoltes et de maintenir la main d’œuvre en bon état pour que l’esclave soit apte à travailler et à produire de la richesse, ce qui n’était pas toujours l’objectif des maîtres.

Quand et pourquoi apparaît l’expression Code noir ?

L’expression Code noir apparaît quand la traite esclavagiste prend une ampleur industrielle, vers le début du XVIIIe siècle, car c’est à ce moment-là que la construction racialiste qui consiste à identifier le Noir à un esclave par nature se met en place. Il faut réfléchir en termes de justification idéologique. À l’époque de Colbert, la justification de l’entreprise coloniale est de sauver l’âme des esclaves par le baptême – c’est d’ailleurs ce qui explique que les premières dispositions du Code noir sont de nature religieuse. Mais quand il commence à y avoir de plus en plus d’esclaves par rapport aux Blancs dans les colonies, il faut imaginer une idéologie qui favorise la soumission. De plus, sous l’influence de la philosophie des Lumières, la justification religieuse est de moins en moins efficace à partir du XVIIIe siècle, ce qui va amener au XIXe siècle à l’avènement du racisme à prétention « scientifique », le racisme moderne. Celui-ci va se baser sur un discours de type biologique, anthropologique et culturel, et devenir le discours officiel de la France au moment de son second empire colonial (cf. le fameux discours de Jules Ferry de 1885 invoquant le « droit » et même le « devoir » des « races supérieures » de « civiliser » les « races inférieures »). Dans le Code noir, on a déjà les prémices de ce racisme-là, puisqu’il y est écrit qu’il ne peut y avoir d’esclave que Noir. Mais l’équation n’est pas complète au début de son élaboration : il offre d’abord une possibilité d’émancipation, car un Noir affranchi devient l’égal du Blanc, il a les mêmes droits que lui selon les derniers articles de l’ordonnance de 1685. La boucle va être cependant bouclée au XVIIIe siècle avec la mise en place d’une catégorie intermédiaire, celle des « libres de couleur ». Ce sont des affranchis ou descendants d’affranchis (souvent métis), qui sont victimes de discrimination et de ségrégation (ils n’ont pas droit d’accéder à la noblesse, de porter l’épée, d’accéder à des professions libérales ou intellectuelles…). Ce statut social inférieur est destiné à conforter l’idée d’infériorité naturelle et perpétuelle du « Noir » envers le « Blanc ». De plus, tant qu’il y a l’esclavage, cette catégorie sert de « tampon » entre la classe des Blancs et celle des esclaves, et certains libres de couleur ont participé au système esclavagiste. Une fois que l’esclavage est aboli, cette catégorie permet de maintenir la masse des anciens esclaves dans la pauvreté et l’exploitation. On l’oublie souvent : c’est la France coloniale qui invente la ségrégation raciale dans son premier empire colonial au XVIIIe siècle, ce qui va ensuite inspirer les ségrégations raciales aux États-Unis et en Afrique du Sud (apartheid).

En quoi l’ordonnance de 1685 constitue-t-elle l’avènement du droit colonial français ?

Le fait colonial est souvent caractérisé par un droit spécial, qui est un droit dérogatoire à celui de la métropole. La colonie est là pour enrichir la métropole, et donc toutes les règles juridiques qui ne vont pas dans ce sens sont tordues, pliées ou abolies pour que prime le principe d’utilité économique. Colbert lui-même, dans une lettre de 1681, quatre ans avant la sortie de l’ordonnance de 1685, reconnaît que l’esclavage est interdit en France, mais il est tout de même institué dans les colonies en contradiction avec le droit commun. C’est pour cela que je considère le Code noir comme l’acte fondateur du droit colonial français, au sens d’un droit dérogatoire, qui n’est appliqué que dans la colonie et qui sert les intérêts économiques auxquels est dédiée l’entreprise coloniale. Comme l’ont rappelé l’historien Eric Williams et l’écrivain et poète Aimé Césaire dans les années 1940 et 1950, la colonisation est une entreprise capitaliste, il faut que ça rapporte, donc toutes les terres colonisées n’ont d’autres buts que de rapporter de l’argent, à l’État comme aux investisseurs privés associés. On est tout à fait dans la logique qui est encore aujourd’hui celle de la Françafrique !

Comment cette logique de droit dérogatoire se poursuit-elle aujourd’hui ?

Le Code noir a une forme d’actualité : comme il est l’acte fondateur du droit colonial français en tant que corps de règles dérogatoires au droit commun, on peut l’investir d’une certaine postérité. Par exemple : le texte le plus monstrueux de l’histoire coloniale française à mes yeux, c’est le rétablissement de l’esclavage par l’arrêté de Bonaparte du 16 juillet 1802. Ce texte criminel, qui se permet de replacer en esclavage 80 000 personnes pour 46 années, est complètement illégal et constitue une autre dérogation au droit français : l’esclavage a été aboli par la loi du 4 février 1794, et pour abroger une loi, il faut une autre loi ! Bonaparte ne voulait pas passer par la voie législative, pour ne pas médiatiser sa décision. Il prend donc un arrêté complètement illégal, qu’il ne publie pas au journal officiel mais qui est envoyé au gouverneur de Guadeloupe et appliqué localement. C’est aussi le cas pour toutes les dérogations juridiques qui continuent à sévir dans les anciennes colonies depuis 1946, toujours pour des raisons économiques. On le voit très bien avec le scandale du chlordécone, interdit en France dès 1990 mais autorisé aux Antilles jusqu’en 1993, ainsi que celui des épandages aériens : ces derniers ont été interdits par le droit européen en 2009 (sauf exceptions circonstanciées), ce qui a été transcrit dans le droit français en 2011. Mais ces épandages ont continué à être autorisés aux Antilles jusqu’en 2015 par des arrêtés préfectoraux renouvelés automatiquement de six mois en six mois – autant dire que l’exception était devenue la règle ! Les préfets de Martinique et de Guadeloupe avaient parfaitement conscience de l’illégalité de ces arrêtés, qui étaient d’ailleurs très vite annulés par les tribunaux administratifs locaux. Ces arrêtés étaient pris sous la pression des lobbies économiques, avec l’autorisation du ministère de l’Agriculture qui est complètement noyauté par le lobby de la banane. Cette situation a continué jusqu’à ce que Ségolène Royal décide finalement d’intervenir et d’interdire cette pratique fin 2015.

Enfin, il ne faut pas oublier que Colbert a imposé une logique mercantiliste, selon laquelle la richesse d’une nation repose sur le commerce et la circulation des marchandises. Dans un État classique, l’agriculture est là pour s’assurer qu’on puisse nourrir la population et éviter les famines et les révoltes. Mais ce qui compte dans une colonie, c’est que l’agriculture soit mise au service du commerce. Voilà un autre lien avec le chlordécone : au XXe siècle, après la départementalisation des Antilles et de la Guyane, on oriente l’agriculture des anciennes colonies vers des monocultures intensives destinées à l’exportation, principalement la banane, ce qui va mener à l’utilisation massive de pesticides et explique la logique dérogatoire des épandages aériens. De l’époque de Colbert jusqu’à aujourd’hui, le but d’une colonie est et reste l’enrichissement de la métropole, au mépris du droit.

Propos recueillis par Nicolas Butor

Pour aller plus loin :
J.-F. Niort, Code Noir, Dalloz, 2012.
J.-F. Niort, Le Code Noir : Idées reçues sur un texte symbolique, Le Cavalier Bleu, 2015.
J.-F. Niort, Du Code Noir au Chlordécone, héritage colonial français aux Antilles françaises. Crimes contre l’humanité et réparations, Éditions universitaires européennes, 2016.

https://survie.org/billets-d-afrique/2023/331-octobre-2023/article/memoire-coloniale-le-code-noir-a-une-forme-d-actualite

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