Édition du 30 avril 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

Écoféminismes : une réponse holistique à un système en crise

Cet article constitue l’introduction d’un atelier intitulé « L’écoféminisme pour s’attaquer aux racines de l’exploitation », qui s’est tenu le 8 septembre 2019 à l’Université d’été du CADTM. Par ailleurs, cet atelier se déroulait également dans le cadre d’un cycle sur l’écoféminisme pensé par les associations CADTM et Barricade. (Voir le programme complet de ce cycle ici)

Tiré du site du CADTM.

Pourquoi cet intérêt pour l’écoféminisme ?

Le CADTM est un réseau qui s’intéresse non seulement à la dette, mais qui tente de lutter contre toutes les formes d’oppression et de domination. Il ne s’agit pas seulement de les considérer séparément (le patriarcat, la dette écologique, la dette publique...) mais il est essentiel de comprendre comment ces oppressions s’enchevêtrent, d’adopter une posture intersectionnelle et décoloniale, car les rapports sociaux inégalitaires, qu’ils soient de genre, de race, de classe, entre Nord et Sud ; s’imbriquent. Et justement, l’écoféminisme est un mouvement, une lutte, une pensée qui fait ce lien. On ne peut pas être anti-capitaliste, lutter contre le système dette sans être féministe, voire même sans être écoféministe. C’est un mouvement qui rassemble des critiques que nous portons au sein du réseau CADTM, mais sans toujours réussir à les aborder de façon conjointe. Nous avions donc vraiment envie de nous pencher sur l’écoféminisme. Ce mouvement offre de nombreux outils pour penser, pratiquer les alternatives et réaffirmer que l’on ne peut pas combattre la destruction de l’environnement et l’exploitation des femmes séparément car elles font partie d’une seule et même logique, qu’elles sont deux piliers de l’accumulation capitaliste. En plus, on y reviendra, l’écoféminisme offre des éléments importants pour l’analyse et l’abolition des dettes illégitimes, car oui on peut lier écoféminisme et dette !

Il me semble utile de rappeler les liens entre capitalisme et patriarcat, qui sont deux systèmes qui se renforcent l’un l’autre. Bien que le sexisme, les violences envers les femmes existaient, bien entendu, avant que s’ancre le capitalisme, l’avènement du capitalisme en a renforcé les pires traits et a surtout institué la dévalorisation des femmes et de leur travail. En effet, qui se rappelle qu’avant le XVIe siècle, les femmes d’Europe travaillaient, étaient majoritaires dans certains corps de métiers, faisaient partie de coopératives d’artisans et artisanes, étaient propriétaires de terres, médecins, etc ? Personne (ou du moins très peu de personnes). En fait, au fil de l’implantation du capitalisme (qui prend place dans un contexte de crise religieuse et politique), elles disparaissent de la sphère publique et celles qui résistent sont persécutées, notamment à travers la chasse aux sorcières. Les femmes n’ont pas commencé à travailler durant le dernier siècle comme on l’entend souvent. Et il y a toujours eu des femmes moins privilégiées qui n’ont jamais arrêté de travailler d’ailleurs.

La transformation des modes de production (moins collectifs, salariés, monétaires…) a créé la séparation entre ce qui est considéré comme « productif », générant du revenu, ou « improductif », et hiérarchise ces activités qui deviennent de plus en plus genrées. À ce moment-là, on observe une réaffirmation des normes patriarcales (femmes mères et épouses, délicates, flexibles, féminines, faibles...) qui participent au cantonnement des femmes dans certaines activités peu valorisées. Le capitalisme, ayant besoin de dévaloriser pour accumuler, se sert de ces normes et les accentue !

L’avènement du capitalisme a donc renforcé, transformé le patriarcat et a participé à la création de la division sexuelle du travail telle qu’on la connaît aujourd’hui.

L’exploitation par le travail est essentielle au capitalisme ; mais ce que de nombreux marxistes et autres analystes ont oublié dans leurs analyses c’est l’existence des rapports de genre au sein des rapports salariés et de classe. Autrement dit, que l’exploitation se fait aussi par le travail gratuit (qui est bien du travail) et qu’il existe donc une exploitation spécifique et accrue envers les femmes.

Il y a le travail salarié bien sûr, qui comporte de nombreuses discriminations (l’inégalité salariale, le cantonnement des femmes dans des secteurs sous payés et dits « féminins », les temps partiels, etc). Mais il y a aussi le travail gratuit, de soins aux autres, de soutien, le travail domestique... qui rend possible la reproduction sociale et les conditions de vie. Les femmes, prenant en charge plus de la moitié du travail mondial pour moins de 10 % des revenus sont en vérité « le vrai prolétariat ».

Souvent, l’approche des féministes plus institutionnelles ou « civilisationnelles » – comme les appelle Françoise Verges – c’est de prôner l’égalité « hommes-femmes » au travail. Certes c’est un enjeu important, et une raison de lutter, mais ce n’est pas une fin en soi et le travail n’est pas forcément une source d’émancipation. Cette priorité de lutte peut même s’avérer dangereuse car elle ferme les yeux sur d’autres rapports de domination. En effet, il ne nous paraît pas intéressant d’avoir la possibilité de devenir « comme des hommes », d’exploiter, d’avoir un gros salaire, de donner des ordres, de « s’émanciper » au détriment d’autres moins avantagées, comme des femmes des Suds, des femmes migrantes, précaires, à qui on refile, soit dans des zones franches des Suds, soit comme domestiques et travailleuses précaires, les pires boulots.

Ce que l’on constate ces dernières années avec la globalisation néolibérale c’est une réorganisation du travail de production et de reproduction, sur base de l’appropriation du travail des femmes des Suds afin d’assurer la reproduction et le confort des populations des métropoles. Encore une fois, ce sont les groupes les plus marginalisés, dont le capitalisme a détruit les moyens de subsistance, qui prennent en charge sous forme de travail gratuit et sous-payé (dans le secteur du care, des services, de la domesticité) la reproduction sociale de la société, à laquelle on n’attribue que très peu de valeur. En s’émancipant en tant que « femmes » tout en fermant les yeux sur d’autres rapports de force, on ne fait que déplacer les dominations.

Ce qu’il faut, ce n’est donc pas l’accès des femmes à des postes et sphères de pouvoir, à des hauts salaires mais plutôt la destruction des structures de pouvoir et à une redistribution radicale du travail de production et de reproduction.

On constate que le modèle actuel donne du pouvoir et de la valeur à des valeurs dites « masculines » de compétitivité et invisibilise le prendre soin, la reproduction, activités pourtant essentielle à la vie, et apparemment effectués tout à fait « naturellement » par les femmes. De la même manière, le capitalisme invisibilise et enlève toute valeur à l’autre pilier de la reproduction de la vie sur terre : les capacités régénératrices de la nature. La nature, depuis le XVIe siècle également, là où s’impose une modernité basée sur des dualismes (homme vs femme, culture vs nature, productif vs improductif, civilisé vs sauvage…) est aussi considérée comme une entité féminine, inférieure, inerte, sauvage, que l’on peut donc exploiter à souhait au profit de l’ordre capitaliste, patriarcal, extractiviste et colonial.

La volonté de contrôler tout ce qui est producteur et reproducteur, constitue donc un enjeu de pouvoir énorme, ainsi que de contrôle politique et économique.

En une phrase, ce qu’apporte l’écoféminisme – même si on l’associe souvent à quelque chose d’un peu mystique qui dirait que les femmes et nature sont liées par essence – c’est de faire le lien entre l’exploitation des femmes et de la nature. Ces deux modes de domination s’appliquent avec une logique et des discours similaires, et sont le résultat du complexe hétéro-patriarcal capitaliste et extractiviste. En d’autres termes, le drame écologique n’est pas seulement le résultat du capitalisme, mais aussi d’une logique patriarcale qui justifie la dévalorisation et l’exploitation de ce qui est considéré comme « féminin ».

Historique et thèmes principaux écoféministes

Je vais présenter les caractéristiques et thématiques principales des écoféminismes ou du moins la lecture que j’en fais, car c’est un mouvement très pluriel. Comme il n’existe pas un seul féminisme, il n’y a pas qu’un seul écoféminisme.

L’écoféminisme commence à émerger à partir des années 70 mais on peut argumenter que c’est un mouvement beaucoup plus ancien, notamment dans les pays du Sud [1]. Il émerge en réalité dans plein d’endroits différents avec des revendications similaires mais aussi une grande pluralité. Plus que le lien entre exploitation des femmes et de la nature, que j’ai mentionné, petit à petit d’autres connexions sont élaborées, et plusieurs thématiques sont mobilisées : la guerre, le militarisme et l’énergie nucléaire, le véganisme et l’antispécisme, l’agro-industrie et les semences, les médicaments et la pharmacologie, etc. Toutes les injustices souvent genrées au sein de ces domaines sont interprétées comme des manifestations d’une culture sexiste qui met en avant des valeurs militaristes, masculines, et aussi euro-centrées.

C’est donc une critique des dualismes hiérarchisés, de l’anthropocentrisme qui met en avant l’humain au détriment de la nature, de l’androcentrisme, qui valorise le masculin au détriment du dit « féminin », et de l’eurocentrisme et son modèle de développement , sa vision de la modernité qui renie la connexion que tous les humains peuvent potentiellement entretenir avec le non-humain.

De la sorte, l’écofeminisme propose de remettre en question les principaux piliers économiques et culturels de l’occident : la domination de l’humain sur la nature et la domination violente de la femme. Ces dominations s’imbriquent avec d’autres rapports inégalitaires, de races, de sexe, de classe, d’espèce qui constituent la base de notre civilisation.

Pour Vandana Shiva, ce que l’occident nomme « développement » et « sous-développement » ne font partie que d’un seul « mal développement » et il faut décoloniser le Nord autant que le Sud. C’est complètement insensé ce qui est considéré comme de la production et ayant de la valeur. Par exemple, une forêt vivante entretenue par une communauté aborigène ne contribue pas à la croissance, sa destruction, si.

L’écoféminisme est souvent accusé d’essentialisme, c’est-à-dire que par essence les femmes seraient plus proches de la nature. Évidemment ça fait bondir les féministes constructivistes matérialistes, car il faut déconstruire à tout prix l’idée d’une « nature féminine » ! C’est en effet, en son nom que l’on exploite les femmes. Oui certes, mais c’est une critique facile qui caricature l’écoféminisme et c’est dommage. En fait, pour plein d’écoféministes, il s’agit justement de dénoncer la nature socialement construite du soi-disant lien entre les femmes et la nature, et de se demander comment à partir de là, on travaille à l’émancipation, à la sauvegarde de la vie sur terre et le rôle que les femmes ont à y jouer.

Certes souvent les femmes sont plus impactées et touchées par la destruction de la nature et se mobilisent donc en conséquence (santé de leurs enfants, agricultrices, eau...) mais ça ne veut pas dire que les hommes ne le sont pas, ne peuvent pas, ne devraient pas être proches de la nature, ou que les femmes le sont forcément.

Finalement, on s’accorde toutes sur le fait que les femmes et la nature sont exploitées de façon comparable. Ariel Salleh avance un bon début pour un terrain d’entente : lorsque l’on parle d’action politique, on s’en fiche si c’est un fait ontologique, c’est-à-dire d’essence, de nature, ou alors un accident historique de l’ordre de la construction sociale , ce qui compte c’est comment la majorité des femmes dans le monde pense et travaille, et le fait est que la majorité a été éduquée à le faire en adoptant des normes et valeurs « féminines »

L’idée d’essentialisme stratégique avancé par Émilie Hache, une des figures écoféministe française actuelle est aussi intéressante. Depuis trop longtemps on a infériorisé les femmes, on leur attribué des rôles et une identité, associé à la nature ; toutes deux exploitables. Et cela a justifié que tout ce qui était associé ou appartenait aux femmes a été dévalorisé, volé, pillé. Il s’agit de se réapproprier et de revaloriser ce qui a été construit socialement comme féminin, et de se réapproprier – Reclaim – ce qui nous a été volé en tant que femmes (puissance, savoirs, histoire...). Se réapproprier le « féminin », le transformer, le revaloriser afin de retrouver l’estime en soi. Concrètement, cela passerait par exemple par la revalorisation des pratiques de soin, de la bienveillance, de la solidarité, prises en charge par les hommes et les femmes.

Écoféminisme et dette

Et de là, j’arrive à un des aspects qui m’intéresse particulièrement : l’importance de l’écoféminisme dans le combat contre les dettes illégitimes.

Le lien avec la dette écologique paraît sans doute le plus évident : il s’agit de voir d’une part en quoi on a tous et toutes une dette envers « la terre », « la nature », et d’autre part en quoi le Nord a une dette envers les pays des Suds due aux ressources pillées.

Un autre lien avec la dette est que les violences envers les femmes et la nature sont aussi des conséquences du système dette, qui justifie les projets extractivistes, la destruction de l’agriculture vivrière, au nom de son remboursement.

Mais surtout, une lecture écoféministe permet de mettre en lumière différentes formes de dettes et particulièrement la logique qui les relie (cf. L’intervention d’Ariel Salleh). Une perspective écoféministe permet aussi d’inclure la dimension féministe, écologique et décoloniale au débat sur la dette publique et l’offensive néolibérale, et d’autres arguments pour son annulation.

La dette, on le martèle depuis longtemps au CADTM, est l’une des armes principales du système capitaliste et patriarcal, et les femmes sont spécifiquement impactées par les grandes mesures imposées de privatisations, de coupe des services publics, de libéralisation, de casse des salaires et des droits du travail et de l’accent mis sur l’exportation. En tant que principales travailleuses et bénéficiaires des secteurs concernés par les coupes, comme travailleuses des terres accaparées, comme gardiennes de savoirs pillés, comme mères et épouses qui compensent avec leur travail gratuit le recul de ces services publics, en tant que femmes des Suds faisant face à la destruction des moyens de subsistance au profit de projets miniers ou de l’agro-industrie, en tant que victimes de violences et migrations forcées accentuées par les crises et les plans d’ajustement structurel... Tout ça nous le savons et nous continuons à le dénoncer.

Une lecture écoféministe permet aussi de valoriser d’autres choses, de remettre la vie et le soin au centre. Une idée que je trouve très intéressante et que l’on ne reprend peut-être pas assez, c’est l’écoféminisme comme alternative aux coupes budgétaires, comme réponse à l’austérité. En remettant d’autres valeurs comme la vie, le care, les capacités régénératrices en avant dans l’organisation de la société, on remet en cause notre compréhension de l’économie, et donc de la dette, de ce qui compte vraiment, de qui doit quoi à qui, et cela amène à se tourner vers d’autres types de solutions.

Corrections : Anouk Renaud

Notes

[1] Le mouvement Chipko des Himalaya, durant lequel des femmes ont résisté à l’abattage d’arbres (en les embrassant et/ou en s’y accrochant) est très ancien (plus ou moins 300 ans) et est réapparu en force dans les années 70. En 1730, Amrita Devi a perdu la vie en essayant d’empêcher la coupe d’arbres et a été rejointe par 350 villageoises. Celles-ci ont continué à résister jusqu’à l’interdiction de la déforestation dans la région.

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