Édition du 14 mai 2024

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Afrique

En Éthiopie, la nouvelle grande guerre africaine se déroule hors des caméras

Alors que des négociations sous l’égide de l’Union africaine se sont tenues en Afrique du Sud, “The Telegraph” revient sur la sanglante guerre civile éthiopienne et ses imbrications régionales et internationales. Ce conflit, très peu documenté, menace de déflagration toute la sous-région africaine.

Tiré de Courrier international.

Alors que le conflit dans la région du Tigré en Éthiopie est marqué par une nouvelle escalade, les experts parlent de “guerre la plus meurtrière du monde” à propos de ce bain de sang.

L’Éthiopie est en train de devenir le siège d’“une guerre mondiale en Afrique”. Pourtant, les dizaines de milliers de morts enregistrés ces derniers mois risquent de passer complètement inaperçus, car les rebelles du Tigré font l’objet d’un black-out médiatique tandis qu’ils se battent contre une coalition d’armées et de milices.

Blocus informationnel

Le conflit implique désormais des centaines de milliers de soldats, les deux parties s’accusant mutuellement d’utiliser des tactiques de “vagues humaines” pour prendre des positions. Selon les analystes, il s’agit probablement de la “guerre la plus meurtrière du monde”.

Dans les deux camps, des soldats nous ont confié n’avoir jamais observé une telle violence, même après deux ans de combats.

“J’ai vu les corps de mes camarades dispersés. Presque tous étaient morts. Il y avait aussi beaucoup de blessés. Je me suis habitué à la faim, mais je ne parviens pas à me débarrasser de ces scènes de cadavres… Elles me réveillent la nuit”, explique un combattant d’origine tigréenne, qui a récemment versé 500 livres sterling [576 euros] à un passeur pour pouvoir échapper à la guerre.

Depuis qu’un fragile cessez-le-feu a été rompu fin août, les forces fédérales éthiopiennes, des soldats érythréens et des milices d’ethnies alliées affrontent les rebelles tigréens dans une guerre d’infanterie acharnée, menée sur quatre fronts dans la région montagneuse du Tigré.

Mais il n’y a pratiquement pas eu de reportages sur le conflit, comme le gouvernement éthiopien a coupé les lignes téléphoniques et Internet de la région, et a presque complètement bloqué l’accès des médias pour cacher l’étendue des combats. La plupart des communications avec le monde extérieur doivent désormais se faire via des téléphones par satellite.

Le tragique précédent congolais

“C’est la nouvelle grande guerre d’Afrique”, estime Cameron Hudson, analyste et ancien responsable des affaires africaines au Conseil national de sécurité des États-Unis.

“Après les événements du Congo il y a vingt-cinq ans, au cours desquels pas moins de six pays africains avaient engagé des troupes dans un combat qui avait finalement fait plus de cinq millions de victimes, l’Éthiopie est en passe de devenir le théâtre de la prochaine guerre mondiale en Afrique.” [La deuxième guerre du Congo, parfois qualifiée de “première guerre mondiale africaine” est un conflit armé qui s’est déroulé sur le territoire de la république démocratique du Congo de 1998 à 2002. Neufs pays africains et une trentaine de groupes armés ont été impliqués]

Un soldat éthiopien qui a combattu le mois dernier sur le front occidental parle d’un véritable “bain de sang”.

“Nous avons repoussé une de leurs attaques. Ç’a été trois heures de massacre. Mon détachement essayait de viser leurs artilleurs dishka”, raconte-t-il, faisant référence à une mitrailleuse lourde DShK de l’ère soviétique. “Ensuite, [après une frappe d’artillerie], ils n’étaient plus qu’un tas de membres et de cerveaux éparpillés. Dans ces cas-là, on ne se réjouit pas, on se sent juste soulagé parce que cela aurait pu être nous. La guerre, c’est comme ça ! ”

Cette dernière offensive massive n’est qu’une composante d’une horrible guerre civile qui a éclaté dans le nord de la deuxième nation la plus peuplée d’Afrique fin 2020 [110 millions d’habitants], lorsque le Premier ministre Abiy Ahmed, lauréat du prix Nobel de la paix [en 2019], avait attaqué un gouvernement local dissident dans la région du Tigré. [Officiellement, le conflit a commencé en novembre 2020 avec l’offensive gouvernementale contre les autorités rebelles du Tigré. Le parti, à la tête de la région autonome, avait été accusé d’avoir attaqué des bases de l’armée fédérale au Tigré à Mekele, la capitale du Tigré, et à Dansha, une ville de l’ouest de la région. Mais dès l’arrivée au pouvoir de Abiy Ahmed en 2018, le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) avait été écarté du pouvoir fédéral.]

Les forces fédérales, des milices ethniques et des soldats érythréens avaient fait front commun pour écraser les forces tigréennes bien armées dans un mouvement en tenailles. On aurait pu penser que les rebelles avaient alors été anéantis. Mais au milieu de l’année 2021 [en mars et avril 2021], des guérilleros étaient sortis des montagnes pour reprendre une grande partie de la région, au terme d’une impressionnante contre-offensive.

Imbrications régionales et implications internationales

Les troupes érythréennes s’étaient finalement retirées l’an dernier [en avril 2021], tandis que les forces tigréennes faisaient pression sur la capitale éthiopienne. Pendant un moment, on avait cru qu’Addis-Abeba allait tomber. Cependant, grâce à l’arrivée massive de drones armés Bayraktar en provenance de Turquie et des Émirats arabes unis, les rebelles avaient été repoussés. Un cessez-le-feu de plusieurs mois avait offert un peu de répit aux millions de personnes en situation difficile, et le conflit avait disparu de l’ordre du jour mondial.

Mais aujourd’hui, une guerre à grande échelle déchire à nouveau la région. L’Érythrée, un État totalitaire d’environ 6 millions d’habitants, qui faisait autrefois partie de l’Éthiopie, a lancé une mobilisation générale, appelant même les hommes cinquantenaires à venir combattre.

Selon des sources au sein des Forces de défense tigréennes, les bataillons érythréens comporteraient de nombreuses brigades d’infanterie mécanisée et seraient lourdement équipés par rapport aux défenseurs, souvent seulement armés d’Ak47.

Les combattants auraient afflué en nombre impressionnant de toute la région, et les pertes seraient énormes, aux dires des analystes.

“Il s’agit d’une guerre où l’infanterie joue un rôle prépondérant, en particulier du côté du Tigré assiégé, qui, en un an et demi, a constitué une armée qui compterait des centaines de milliers de soldats”, explique William Davison, analyste spécialisé dans l’Éthiopie pour l’ONG International Crisis Group, qui ajoute :

“Alors que les camps de l’armée fédérale et du Tigré s’accusent mutuellement d’utiliser la tactique de la ’vague humaine’, ils admettent tous deux en privé qu’il y a eu des dizaines de milliers de morts sur le champ de bataille rien qu’au cours du dernier mois, depuis la reprise des combats.”

“Même si ces chiffres [de victimes] sont probablement exagérés, on peut néanmoins penser qu’il s’agit actuellement de la guerre la plus meurtrière au monde, impliquant le plus grand nombre de combattants, compte tenu de l’engagement des troupes érythréennes et des forces régionales amhara aux côtés de l’armée fédérale éthiopienne.”

“Une situation explosive”

Les forces alliées semblent tenter de se rapprocher de la capitale régionale du Tigré, Mekele. Des combats de grande ampleur se déroulent dans l’Est, ainsi que dans la région voisine d’Amhara au sud, où les combattants tigréens seraient retranchés dans des bunkers dans les montagnes. Les combats les plus violents semblent se dérouler autour des villes de Dedebit et Sheraro, dans le nord-ouest du pays.

Selon les spécialistes, ce vaste conflit absorbe désormais de nombreux acteurs venus de toute la région, et génère une situation explosive qui pourrait embraser toute la Corne de l’Afrique.

“On a la confirmation de la présence de forces qui, volontairement ou non, combattent dans ce conflit depuis les États voisins que sont l’Érythrée, la Somalie et le Soudan, et tout porte à croire que des troupes armées provenant d’États aussi lointains que le Tchad, le Niger et la Libye pourraient également jouer un rôle, explique Cameron Hudson. En plus, il y a les drones de nouvelle génération et les munitions pour champ de bataille qui sont arrivés en provenance de Turquie, des Émirats arabes unis, de Russie, d’Iran et de Chine, ainsi que du matériel militaire américain acheté précédemment. Du fait de cette conjugaison de facteurs, on se trouve sans doute en présence de combats les plus sanglants du monde aujourd’hui.”

Will Brown

Will Brown

Correspondant pour The Telegraph en Afrique.

https://www.telegraph.co.uk/authors/w/wf-wj/will-brown/

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