Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Syndicalisme

Entrevue avec des membres du personnel de l'École Louis-Joseph-Papineau

Cette entrevue a été réalisée avec des membres du personnel enseignant de l’École Louis-Joseph Papineau sur la ligne de piquetage un froid matin de décembre. Cet entretien permet de porter un éclairage sur les raisons qui les motivent à mener ce combat, qui somme toute visent l’amélioration des conditions d’enseignement et de soutien, mais aussi, fondamentalement, l’encadrement des élèves selon leurs besoins afin de leur assurer une chance de réussir et de trouver leur place dans la société.

Leurs témoignages dépassent de loin ce qu’on peut habituellement voir dans un conflit de travail. Selon leur témoignage, plusieurs enseignants et enseignantes d’écoles privées se demandent comment ceux qui œuvrent au public font pour persister à faire ce travail. D’ailleurs, les statistiques le démontrent : 50 % des nouvelles personnes enseignantes quittent la profession dans les cinq premières années.

La recomposition des classes compte sans nul doute parmi les plus importantes questions à régler dans les demandes syndicales. Cela signifie en fait mieux classer les élèves selon leur niveau et leurs aptitudes. Voici les commentaires que nous avons recueillis.

« Dans le feedback que le gouvernement donne, j’ai l’impression qu’il parle plus de soutien à la classe. Il ne parle pas de revoir forcément la composition des classes. Mais moi, je trouve qu’on fait pire parce que nos jeunes, ils n’ont pas trop de repères. Dans le fond, ils sont à l’école, mais ils ne fonctionnent pas dans les groupes où on les a mis. Ils vont réussir pareil, on ne les fait pas échouer. Un jeune qui échoue son secondaire I, puis je parle d’échouer vraiment dans plusieurs matières, il s’en va quand même en secondaire II. »

« La première chose c’est ça, il (l’élève) n’écoute pas en classe, il n’est pas capable de faire ses travaux puis il fournit peu d’efforts, mais quand tu creuses derrière ça bien tu te rends bien compte qu’il ne comprend pas, il est complètement dépassé par ce qui se passe et donc il n’a pas envie d’aller se mettre dans cette situation où il va se sentir complètement incompétent en classe. Par conséquent, il est systématiquement en retard, se promène dans l’école, fait toutes les autres choses qu’il peut faire plutôt que d’aller en classe, parce que pour lui il n’y a aucune raison d’y aller. Ça ne lui sert vraiment à rien, il n’est pas à la bonne place, mais on l’a mis là en disant, t’es capable, tu vas être avec tes amis. »
« Il faudrait remettre en place les classes de cheminement particulier, qui ont été coupées. Ils ont tout intégré ou réglé parce que le cheminement, il faut savoir que ça coûte plus cher que le régulier. Il y a moins d’élèves, nos jeunes avaient de l’encadrement, il y avait beaucoup plus d’intervenants par groupe d’élèves. Ça, c’était un bel avantage du cheminement, et on avait une équipe super solide. »
« C’est comme si on était davantage un service qu’on a à vendre plutôt qu’un service public. C’est une approche vraiment clientéliste. Moi, je me suis fait dire c’est terminé, le dénombrement flottant (suivis et ateliers en petits groupes d’élèves ciblés), il faut qu’il y ait du volume (il faut toucher plus d’élèves). Mais considérant la persistance des difficultés des jeunes, il faut beaucoup plus de temps, on le sait, mais ce n’est pas grave, il faut du volume. On a cinquante pour cent des jeunes en difficulté, ils ont des notes en bas de cinquante pour cent. On n’a aucun service à leur offrir. L’école publique ne peut pas offrir de services à cinquante pour cent des jeunes en difficulté, ils sont trop en difficulté. »

« Socialement, une telle situation c’est très sérieux, surtout que le gouvernement ne s’en préoccupe pas. Pour lui, c’est une affaire d’opinion publique, tous nos élèves doivent avoir un secondaire 5. C’est une vision qui n’est pas réaliste, ce n’est pas vrai que tous les élèves sont capables d’aller chercher un secondaire 5. Il y a quand même cette nouvelle vision de, on va faire une diplomation à tout le monde. Là, ils ont comme réalisé que le secondaire 5 n’était pas réalisable. Alors leur objectif, c’est que tous les élèves aient quelque forme de diplomation à la fin de leur parcours secondaire, que ce soit DEP ou autre chose. Mais encore là, on ne fait pas le travail de bien classer les élèves à la bonne place. Il y en a bien trop qui sont au régulier et qui auraient besoin d’autres options, d’autres cheminements. Alors bon courage aux enseignants et enseignantes qui sont là, qui enseignent et prennent soin d’élèves avec des grandes difficultés de comportement ».

Cela fait donc porter une grande pression sur le personnel enseignant ?

« Pour ma part, moi, cette annonce indiquait qu’on allait les classer par âge. Ça veut dire que je peux me retrouver avec des enfants qui avaient une troisième année dans ma classe de secondaire I, la direction a dit oui, mais vous allez faire de la différenciation (enseignement et activités différenciés, adaptés aux différents besoins et intérêts des élèves). On n’avait jamais entendu parler de ça, l’adaptation dans les évaluations. C’est comme du service à la carte pour chaque élève, tous les élèves de la classe ont un plan d’intervention, ce n’est pas possible. »

Un prof reprend l’analogie présentée dans un article de La Presse qui illustre bien cette réalité.

« Tu es prof de ski alpin, tu as dix élèves devant toi, t’en as un qui peut aller faire des bosses, l’autre qui fait des sauts dans le snowpark, un qui n’est pas capable de faire son chasse-neige, un autre qui n’est pas capable d’attacher ses bottes. Il y en a un qui tombe du chairlift quand il arrive en haut. Ça c’est ton groupe. Là il faut que tu fasses de l’enseignement différencié pour chacun d’entre eux, c’est un beau principe, mais ça ne fonctionne pas ».

Cela fait en sorte que l’école publique est dévalorisée et que les parents qui le peuvent vont favoriser l’école privée, comme l’explique un des grévistes.

« L’école publique a déjà perdu la course contre l’école privée. C’est vrai que l’encadrement est meilleur et que le jeune a beaucoup plus de chances d’avoir un cheminement scolaire réussi au privé qu’au public. Les parents en savent suffisamment pour choisir le privé s’ils le peuvent. »

Parce que dans le fond, il n’y a pas une intention du gouvernement d’améliorer l’école publique ?

« Il y a la loi de l’offre et de la demande. Ici les parents ont accès (au privé) parce qu’il y a beaucoup de subventions, tandis que partout ailleurs au Canada les subventions aux écoles privées sont minimes, c’est là qu’on voit la différence. Aujourd’hui, les maisons sont presque aussi chères au Québec qu’en Ontario. Si on regarde les prix, l’inflation fait que l’économie du Québec est rendue presque égale à celle de l’Ontario, mais les salaires y sont beaucoup plus élevés.

Le gouvernement ontarien peut mettre plus d’argent public parce qu’il n’a pas besoin d’en donner au privé. Au Québec, le gouvernement prétend qu’on n’a pas d’argent à mettre en éducation publique, mais il subventionne le privé à plus de 60 %. Tu envoies à l’école publique, mais tu payes des taxes au gouvernement afin de réduire les coûts des enfants qui fréquentent l’école privée, ça ne marche pas. Ça crée deux systèmes où le privé accapare les meilleures ressources.

La conséquence de cette situation est que ça devient plus intéressant d’aller travailler au privé qui offre de meilleures conditions, pendant que nous, on en cherche des techniciennes en éducation spécialisée et des surveillants d’élèves. Ils vont préférer aller là où les conditions et les relations avec les élèves sont plus intéressantes. Moi, je pense que c’est ça l’essentiel du problème, c’est la même chose en santé.

On a beaucoup de pression de garder les élèves en classe à tout prix, on se demande quel est le meilleur fonctionnement, est-ce qu’on doit donner des devoirs ? Est-ce qu’on doit compter les retards parce que ça devient une gestion impossible ? C’est fou, c’est trop compliqué. »

Une autre enseignante s’exprime dans le même sens

« Je peux dealer avec, ce n’est pas un problème. Ce qui me brise le cœur, c’est que je n’ai pas le temps de donner toute l’énergie, puis les efforts que je voudrais aux élèves qui sont inclus dans des classes régulières, car en réalité, il leur faut des classes spécialisées.
Il y a cinq ans, on nous parlait d’intégration, on va intégrer les élèves. On va fermer des classes d’adaptation scolaire, on va les intégrer au régulier. Les élèves du régulier vont les niveler vers le haut. On parlait d’inclusion, ils ont le droit d’être inclus. Ces jeunes-là, on ne veut pas les stigmatiser, mais l’intégration a juste été un prétexte pour moins financer les élèves en difficulté, parce que ça paraît bien au départ comme idée.
Mais c’est toujours sur les épaules du prof. C’est toujours le prof qui va adapter son enseignement, il va trouver des projets plus stimulants, des stratégies. C’est toujours plus de planification, plus d’adaptation. Je ne suis pas là depuis longtemps, mais on dirait que chaque changement qui survient dans le monde de l’éducation, ça rajoute toujours quelque chose à la tâche des profs.
Avec le projet de loi 23 qui vient dans un très mauvais timing d’être voté à l’Assemblée nationale, on vient en ajouter encore un peu plus sur le rôle des enseignants, la réussite des élèves dans un contexte où on est moins encadrés pour les aider, dans un contexte de démotivation scolaire. À un moment donné il y a une limite, je veux dire même moi en tant qu’adulte, si tu me forces à rester dans un endroit où je ne vis que des échecs, je vais être démotivée.
Ça va faire des jeunes qui vont arriver sur le marché du travail de deux façons, soit en se disant je suis totalement immunisé parce que peu importe les gestes que je fais, je vais gravir les échelons, ou ces jeunes n’oseront plus rien faire de peur de vivre constamment des échecs. »

Il ressort de ces entretiens qu’au-delà de la question salariale, de multiples autres enjeux doivent être abordés de front pour assurer la réussite des élèves. D’une part, oui il faut mieux classer les élèves et revaloriser le cheminement particulier. Ensuite, il faut aussi revaloriser la profession enseignante et toutes les autres professions si utiles au bon fonctionnement d’une école (technicienne en éducation spécialisée, orthopédagogue, psychologue, psychoéducateur, orthophonistes, surveillants d’élèves, technicien en loisir). Cela passe par le salaire, mais aussi par l’instauration de conditions de travail décentes. Si on voulait aller plus loin, on pourrait même envisager le définancement du réseau privé. Il est vrai que celui-ci est une aubaine pour le gouvernement, car le coût de la scolarisation des jeunes qui passent par là est moindre pour lui. Or, comme il a été dit, ces écoles bénéficient de plus de ressources, mais leurs élèves sélectionnés à coup de tests et d’entrevues, soutenus par leurs parents, sont aussi plus compétents, connaissants et motivés. Ces écoles sont donc des milieux où l’élève a beaucoup plus de chance de réussir, où il y a du nivellement vers le haut. Abolir les subventions au privé permettrait de rapatrier toutes ces ressources au public afin d’offrir plus équitablement des services dont les élèves en grande difficulté et les écoles publiques ont tant besoin. Là on pourrait penser offrir un vrai milieu fonctionnel pour tous.

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André Frappier

Militant impliqué dans la solidarité avec le peuple Chilien contre le coup d’état de 1973, son parcours syndical au STTP et à la FTQ durant 35 ans a été marqué par la nécessaire solidarité internationale. Il est impliqué dans la gauche québécoise et canadienne et milite au sein de Québec solidaire depuis sa création. Co-auteur du Printemps des carrés rouges pubié en 2013, il fait partie du comité de rédaction de Presse-toi à gauche et signe une chronique dans la revue Canadian Dimension.

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