Édition du 23 avril 2024

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États-Unis

États-Unis - « Comment ce sionisme nourrit l’antisémitisme »

Est sans limite le cynisme de la résolution [House Resolution] 894 de la Chambre des représentants [datant du 5 décembre] « condamnant et dénonçant fermement la montée spectaculaire de l’antisémitisme aux Etats-Unis et dans le monde ». Proposée par deux républicains juifs, les représentants David Kustoff [élu du Tennessee] et Max Miller [Ohio], elle affirme que l’opinion officielle du Congrès américain est que « l’antisionisme est de l’antisémitisme ». Ce n’est pas sérieux, c’est inepte et c’est dangereux.

Tiré de A l’Encontre
6 décembre 2023

Par Dave Zirin

Le représentant démocrate Jerry Nadler [élu depuis 1992, New York], également juif, a répondu à la résolution HR 894 en déclarant : « Avec cette résolution, le GOP [Parti républicain] s’est montré fondamentalement peu sérieux dans sa lutte contre l’antisémitisme… ses auteurs ont soigneusement évité de mentionner les exemples flagrants d’antisémitisme provenant de leurs propres dirigeants… Par exemple, la résolution compare implicitement certains manifestants pacifiques [entre autres de Jewish Voice for Peace] aux émeutiers et insurgés du 6 janvier 2021 [assaut contre le Capitole]… Plus problématique, la résolution suggère que TOUT antisionisme – elle établit que tout antisionisme est de l’antisémitisme. C’est soit un manque de sérieux intellectuel, soit une inexactitude factuelle… les auteurs, s’ils connaissaient un tant soit peu l’histoire et la culture juives, devraient savoir que l’antisionisme juif n’était et n’est expressément PAS antisémite. »

Bravo à Jerry Nadler pour avoir dit la vérité face à cette absurdité orwellienne. Mais ce n’est pas suffisant. Ce projet de loi fait partie d’un processus plus large visant à faire en sorte que les gens ne se sentent pas en sécurité lorsqu’ils disent qu’ils s’opposent aux crimes de guerre d’Israël à Gaza. Si vous pensez que c’est une coïncidence que nous parvienne cette « résolution » (HR 894) alors que la trêve prend fin et qu’Israël étend sa campagne meurtrière dans le sud de Gaza, alors, comme dirait ma Bubbe [ma grand-mère, entre autres en yiddish], je possède un pont à Brooklyn qu’il faut acheter. Si vous pensez que la série d’articles parus cette semaine dans lesquels les forces de sécurité israéliennes publient de « nouvelles informations » sur les assassinats du Hamas du 7 octobre, juste au moment où les bombardements se répandent dans le sud de Gaza, est également une coïncidence, alors je pourrais peut-être vous offrir gratuitement le pont de Manhattan.

Ce projet de loi recevra le soutien quasi unanime des républicains antisémites et des sionistes chrétiens comme Mike Johnson [républicain, chrétien évangélique, climatodénialiste, élu finalement le 26 octobre 2023], président de la Chambre des représentants : soit ceux qui aiment Israël et détestent les Juifs. Il est honteux qu’un démocrate s’associe à ces gens, ou, dans le cas de Chuck Schumer [démocrate de New York, chef de la majorité au Sénat], qu’il leur tienne la main.

Mais ce n’est pas la seule raison de s’opposer à la HR 894. Nous devons nous opposer à la condamnation de l’antisionisme en tant qu’antisémitisme, car cela ne fera qu’alimenter la haine existante à l’encontre de la communauté juive, dont une grande partie a déjà peur. S’il est vrai, comme je l’ai écrit en octobre (dans The Nation, 31 octobre) et comme Jerry Nadler l’affirme, que l’antisionisme et l’antisémitisme ne doivent jamais être amalgamés, il est également vrai que ce type de défense maladroite et forcée d’Israël aide et encourage l’antisémitisme – un antisémitisme qui est ensuite exploité et instrumentalisé pour soutenir l’agenda guerrier de Benyamin Netanyahou.

Ce que Netanyahou, Jonathan Greenblatt [directeur] de l’Anti-Defamation League [1], et les diffuseurs d’Hollywood comme [l’actrice] Julianna Margulies défendent, c’est l’idée que les critiques et les protestations contre les politiques d’Israël sont intrinsèquement antisémites et doivent donc être réduites au silence par l’Etat. Leur logique menace de facto les Juifs du monde entier. Si le fait de s’opposer politiquement à Israël est considéré comme antisémite, alors pour les nouveaux venus dans ce courant il peut sembler logique qu’être juif, c’est être sioniste. Netanyahou a consacré sa vie à lier le sort de tous les Juifs au développement de l’Etat israélien. Il s’agit là d’un véritable antisémitisme : l’hypothèse selon laquelle être juif, c’est soutenir les crimes d’Israël. Pour être clair : toute personne qui tente de lier une religion vieille de 5000 ans à un projet colonial vieux de 150 ans est coupable d’antisémitisme. Ils font passer l’idée que ma famille, simplement en raison de sa religion, soutient les crimes de guerre à l’étranger et la répression des critiques à l’intérieur du pays.

Il est naïf de penser que cela n’entraînera pas un retour de manivelle contre les Juifs. Nous assistons déjà à un nombre croissant de protestations inquiétantes contre des institutions juives dans le monde entier. Si le GOP et de nombreux démocrates font passer l’idée qu’être juif implique de soutenir le sionisme et son agenda actuel, les conséquences retomberont sur les épaules des Juifs en dehors des frontières d’Israël. En tant que militants de gauche, nous devons nous opposer avec force à l’idée d’une culpabilité collective ou d’une punition collective des Juifs en raison des crimes d’Israël. Si Israël appliquait cette logique d’opposition à la culpabilité collective vis-à-vis des Palestiniens, des milliers d’enfants seraient en vie aujourd’hui.

Il n’est pas surprenant que le GOP soit insensible aux retombées de leurs déclarations. Leur base de droite constitue un creuset d’antisémitisme, et leur candidat à la présidence, Donald Trump, a rencontré des nazis avoués lorsqu’il était président (voir Politico du 12 juillet 2022). Netanyahou et Greenblatt ne s’en sont jamais souciés, car Trump a réservé la majeure partie de sa hargne violente aux « Juifs libéraux » [de gauche], un groupe que de nombreux sionistes tiennent également en grand mépris. A chaque attaque antijuive attisée par Trump – de Charlottesville [attaque de l’autoproclamé néonazi James Fields contre une manifestation antiracisme faisant un mort et 30 blessés en juin 2019] à Pittsburgh [attaque contre la Tree of Life synagogue en novembre 2018, par un antisémite connu] –, Netanyahou intervient pour remercier Trump et dire que c’est la preuve que les Juifs ont besoin de leur propre ethno-Etat pour se protéger. C’est le contraire qui est vrai. Ce dont les Juifs ont besoin, c’est d’une résistance massive de la gauche à l’antisémitisme. Cette résistance doit également être contre le sionisme et pour la libération de la Palestine. Si l’antisémitisme est « le socialisme des imbéciles », le sionisme est le judaïsme des réactionnaires.

En tant que militants de gauche, nous devons lutter contre toute trace d’antisémitisme dans nos rangs. Mais c’est à nous qu’il incombe de lutter contre ce fléau, et non à un Congrès qui tente d’étouffer les protestations et les dissensions. Chaque jour, j’entends parler de personnes dont l’emploi est menacé à cause de posts sur Instagram ou de cours magistraux [dans une université] enregistrés subrepticement. Le projet de loi HR 894 alimentera cette réaction étouffante. Nous devons dire non à la guerre contre Gaza et non au néo-maccarthysme éhonté [allusion à la renaissance d’une sorte de chasse aux sorcières qui renvoie à celle des années 1950 sous la houlette de Joseph McCarthy] visant à faire taire les critiques. En tant que Juifs, nous devons également être conscients que notre meilleur espoir contre l’antisémitisme réside dans la défaite de la double campagne israélienne visant à raser Gaza et à lier notre destin à ces crimes de guerre. (Article publié dans The Nation le 5 décembre 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Dave Zirin contribue régulièrement à l’hebdomadaire The Nation. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, entre autres A People’s History of Sports in the United States : 250 Years of Politics, Protest, People, and Play, The New Press, 2008, The John Carlos Story : The Sports Moment That Changed the World, Haymarket Books, 2011, The Kaepernick Effect : Taking a Knee, Changing the World, The New Press, 2021.


[1] En novembre 2023, au milieu de la guerre entre Israël et le Hamas, l’Anti-Defamation League a qualifié d’« anti-Israël » les manifestations anti-guerre organisées par des groupes juifs tels que Jewish Voice for Peace et IfNotNow, les intégrant à une base de données documentant la montée de l’antisémitisme aux Etats-Unis. Jonathan Greenblatt a qualifié ces organisations juives de « groupes haineux » et a assimilé l’antisionisme à l’antisémitisme. (Réd.)

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