Édition du 30 avril 2024

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Le Monde

États-Unis et Chine - Face aux tensions qui s’intensifient, résister et construire une solidarité internationale

Les nouvelles quotidiennes sont remplies d’articles sur la spirale du conflit entre les États-Unis et la Chine, qui porte sur tous les sujets, du commerce aux querelles géopolitiques en passant par les exercices militaires. Tous ces sujets convergent vers Taïwan, une petite nation revendiquée par la Chine comme une province renégate, soutenue par les États-Unis et abritant les usines de fabrication de microprocesseurs les plus avancées au monde.

Tiré de Inprecor No 709-710 2023-06-07

Par Ashley Smith*

SAUL LOEB / AFP VIA GETTY IMAGES

Ces usines produisent des puces qui alimentent tout, des iPhones aux chasseurs bombardiers F-35, en passant par d’autres armes de haute technologie. Ce fait augmente les enjeux d’un différend qui couve depuis longtemps, ponctué par des périodiques « crises du détroit de Taiwan », et qui s’est transformé en une confrontation diplomatique, économique et militaire instable.

Au Capitole et dans les conseils d’administration, comme le note Edward Luce, « l’ancien consensus de Washington » sur l’intégration de la Chine a été remplacé par un nouveau consensus sur la « désintégration de la Chine » (1). Joe Biden a poursuivi sur ce terrain la stratégie de Donald Trump de rivalité entre grandes puissances et Pékin.

Le président de la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, et les Républicains parlent d’une nouvelle guerre froide et ont créé une commission spéciale sur le Parti communiste chinois, qui a récemment soumis le PDG de TikTok, Shou Zi Chew, à un interrogatoire raciste. Des entreprises telles qu’Apple commencent à délocaliser leurs chaînes d’approvisionnement hors de Chine.

Pékin a lancé une contre-offensive contre ce que Xi Jinping appelle la politique « d’endiguement, d’encerclement et de suppression » de la Chine, dans le but de rétablir son pays comme grande puissance dans un monde multipolaire. En conséquence, les deux États, malgré leur profonde intégration économique, semblent se diriger vers des conflits géopolitiques de plus en plus importants, qui pourraient même conduire vers la guerre.

Leur antagonisme est la principale rivalité inter-impérialiste du XXIe siècle, les États-Unis essayant de préserver leur domination et la Chine tentant de la remettre en question.

De l’unipolarité à la multipolarité

Le développement de cette rivalité était la dernière chose que les États-Unis souhaitaient. Après la fin de la guerre froide, ils ont profité de ce que Charles Krauthammer a appelé un « moment unipolaire » (2). Les États-Unis entendaient consolider leur statut d’unique superpuissance mondiale et empêcher l’émergence d’un nouveau concurrent en intégrant tous les États du monde dans ce que l’on appelle l’ordre fondé sur des règles de la mondialisation du libre-échange.

Comme l’affirme Gilbert Achcar dans son livre récemment publié, The New Cold War (3), les États-Unis voulaient surtout prévenir tout défi de la part de la Russie et de la Chine. Afin de les contenir, ainsi que d’autres menaces potentielles à leur domination, Washington a élargi l’OTAN, maintenu son vaste réseau de bases militaires en Asie, mené des opérations militaires contre des États dits voyous comme l’Irak et imposé la « stabilité » à des pays comme Haïti, des pays ravagés par ses politiques économiques néolibérales.
Cependant, les plans les mieux conçus sortent souvent de leurs rails. Trois événements ont inauguré l’ordre mondial multipolaire asymétrique d’aujourd’hui, déclenchant en son centre la rivalité entre Washington et Pékin.

Tout d’abord, la Chine et plusieurs puissances sous-impériales ont profité du long boom néolibéral des années 1980 à 2008 pour devenir de nouveaux centres d’accumulation du capital. Ainsi, l’expansion économique a commencé à modifier l’équilibre relatif du pouvoir entre les États au sein du capitalisme mondial.

Deuxièmement, la tentative de Washington d’asseoir son hégémonie par l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak lui a explosé au visage, l’enlisant dans deux décennies de guerre contre-insurrectionnelle. La Chine et d’autres pays ont profité de la situation pour affirmer davantage leurs intérêts économiques et politiques.

Troisièmement, la grande récession de 2008 a mis fin au boom néolibéral et a frappé de plein fouet les États-Unis et leurs alliés européens. L’énorme investissement de l’État chinois a réussi à sortir son économie de la récession et a stimulé un boom des matières premières qui a soutenu l’expansion dans des pays comme le Brésil et l’Australie.
Tout cela a conduit au déclin relatif de l’impérialisme américain et à l’émergence de l’ordre mondial multipolaire asymétrique d’aujourd’hui. Les États-Unis restent, bien entendu, l’État impérialiste le plus dominant, mais ils doivent désormais faire face à la Chine, un rival en pleine ascension, à une Russie relancée en tant que puissance régionale de premier plan, et à une multitude d’États sous-impérialistes, de l’Arabie saoudite à Israël en passant par le Brésil, qui défient les États-Unis ou coopèrent avec eux selon les cas.

La montée de l’impérialisme chinois

Washington considère la Chine comme son principal rival. Pékin est passé d’une économie autarcique et sous-développée à une superpuissance capitaliste. Elle est aujourd’hui la deuxième économie mondiale, le premier fabricant, le premier exportateur, le principal partenaire commercial de la plupart des grandes économies mondiales, un exportateur de capitaux de premier plan, le premier créancier et le premier bénéficiaire d’investissements directs étrangers.

La combinaison de la concurrence économique et de la crise a poussé la Chine à défier les capitaux américains, japonais et européens dans le monde entier. Pour soutenir l’industrie chinoise de haute technologie, Xi Jinping a lancé une nouvelle politique industrielle – le programme « Made in China 2025 » – afin de financer des champions nationaux pour produire des semi-conducteurs avancés, faire un bond en avant dans la chaîne de valeur et mettre fin à la dépendance à l’égard des fournisseurs étrangers.

La grande récession et les vastes mesures de relance de l’État chinois ont toutefois entraîné des problèmes systématiques dans l’économie du pays. Comme l’explique Ho-fung Hung dans son livre Clash of Empires, une crise de suraccumulation s’est développée, « caractérisée par un endettement croissant, une capacité excédentaire et une chute des bénéfices des entreprises chinoises » (4).

Pour y remédier, Xi a lancé l’initiative de la « Nouvelle route de la soie » en 2013. La Chine a promis d’accorder plus de 1 000 milliards de dollars de prêts par l’intermédiaire de ses banques publiques pour construire des infrastructures dans les pays du Sud, en grande partie pour faciliter les exportations de matières premières afin d’alimenter son économie en mode impérialiste classique.

La Chine a transformé cette puissance économique en force géopolitique. Elle a créé l’Organisation de coopération de Shanghai (qui regroupe la Russie et les États d’Asie centrale), a réuni le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud en un bloc géopolitique (les BRICS) et a mis en place sa Nouvelle banque de développement – tout cela pour rivaliser avec le G7 dominé par les États-Unis.

Pour soutenir ces efforts, la Chine a révolutionné son armée. Elle a régulièrement augmenté ses dépenses militaires de 5 % à 7 % par an au cours des deux dernières décennies, pour atteindre un montant de près de 300 milliards de dollars, ce qui la place en deuxième position derrière les États-Unis.

Elle s’est concentrée sur la projection de cette puissance dans la mer de Chine orientale et la mer de Chine méridionale. Elle a construit des îles militarisées pour contrôler les voies de navigation internationales, revendiqué des zones maritimes contenant des réserves sous-marines de combustibles fossiles et affirmé son emprise sur les zones de pêche. Tout cela a amené Pékin à entrer en conflit avec d’autres pays ayant des revendications rivales, notamment le Japon, Brunei, Taïwan, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et le Vietnam.

La Chine a développé une stratégie militaire de « déni d’accès et interdiction de zone » pour protéger ses intérêts et dissuader les États-Unis et leurs alliés. Elle a également établi sa première base militaire à l’étranger à Djibouti, une autre est prévue en Guinée équatoriale et d’autres devraient être établies dans divers pays de l’Asie-Pacifique, du Moyen-Orient et de l’Afrique qu’elle considère comme stratégiques.

Le keynésianisme impérialiste de Biden

Bien entendu, les États-Unis restent la première économie mondiale, contrôlent le dollar en tant que monnaie de réserve internationale, s’enorgueillissent du plus grand réseau d’alliés militaires, dépensent près de trois fois plus que la Chine en matière militaire et possèdent plus de 750 bases dans le monde. Pour asseoir leur suprématie, ils ont adopté une attitude de plus en plus agressive pour contenir Pékin.
Barack Obama a initié ce processus avec sa politique de pivot vers l’Asie, et Donald Trump l’a intensifié en déclarant une rivalité de grandes puissances avec la Chine et la Russie. Mais la mauvaise gestion erratique de Trump a plutôt exacerbé le déclin relatif de Washington.

Pour restaurer son hégémonie, l’administration Biden a adopté une stratégie de keynésianisme impérialiste. Elle a commencé à mettre en œuvre une politique industrielle entièrement conçue pour garantir la suprématie économique et militaire des États-Unis. Biden a maintenu les droits de douane et les sanctions imposés par Trump sur les exportations chinoises vers les États-Unis et s’apprête à en ajouter de nouveaux. Il a notamment invoqué la sécurité nationale pour justifier le blocage des ventes de puces électroniques de pointe, qui ont des applications à la fois industrielles et militaires.

Biden a également encouragé les entreprises à délocaliser leurs chaînes d’approvisionnement de la Chine vers les États-Unis et leurs alliés. Pour adoucir l’offre, il a signé un projet de loi sur les infrastructures d’un montant de 1 000 milliards de dollars afin de remettre à neuf le système de transport délabré des États-Unis, de moderniser l’internet, qui accuse un retard lamentable, et de financer la construction d’un nouveau réseau de stations de recharge pour les véhicules électriques, autant d’éléments essentiels au capitalisme du XXIe siècle.

Il a promulgué le « Chips and Science Act » (loi sur les puces et la science) qui injectera plus de 280 milliards de dollars dans les entreprises et les universités pour concevoir et fabriquer des puces informatiques de pointe aux États-Unis afin de réduire la dépendance de ce pays vis-à-vis des fournisseurs étrangers. Enfin, sa loi sur la réduction de l’inflation (« Inflation Reduction Act »), d’un montant de 385 milliards de dollars, est présentée comme une mesure de lutte contre le changement climatique, mais elle ne fait que reprendre les fausses solutions du « capitalisme vert ». En même temps cette loi développe l’extraction de combustibles fossiles pour l’exportation, en particulier vers les pays européens, afin de leur permettre d’atteindre l’indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Elle finance également la production nationale de panneaux solaires, de voitures électriques, de batteries et de leurs composants afin de mettre fin à la dépendance à l’égard des fournisseurs et des concurrents étrangers, en particulier de la Chine.

« Démocraties » contre autocraties

Pour compléter cette politique industrielle impérialiste, Joe Biden a lancé une campagne géopolitique visant à forger un front des démocraties contre les autocraties. Il s’agit en grande partie d’une posture idéologique, car la démocratie américaine est pour le moins en crise (souvenez-vous du 6 janvier 2021) et les alliés qu’elle a invités à ses deux « sommets de la démocratie » comprenaient des États que Freedom House a qualifiés de « partiellement libres », « pas libres du tout » et d’« autocraties électorales » (5).
Néanmoins, le président Biden a progressé dans la construction d’une alliance, principalement composée de ses alliés de la guerre froide contre la Chine et la Russie. Il a utilisé l’alibi de l’oppression par Pékin des Ouïghours au Xinjiang pour justifier un boycott diplomatique des Jeux olympiques et paralympiques de l’hiver 2022, auquel se sont joints la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie, l’Inde et une liste d’États plus petits. Les prétentions de Washington à se préoccuper des droits humains sont puantes d’hypocrisie alors qu’il applique le New Jim Crow (6) à l’intérieur du pays et soutient des États oppressifs à l’étranger, tel le régime d’apartheid d’Israël.

En réponse, la Chine et la Russie ont annoncé à l’approche des Jeux olympiques une « amitié sans limites » dans une déclaration commune qui appelle à un « système multipolaire de relations internationales » et dénonce « les tentatives de certains États [les États-Unis et leurs alliés] d’imposer leurs propres “normes démocratiques” à d’autres pays », une politique qu’elle dénonce comme des « tentatives d’hégémonie ».
Face à l’intensification de la rivalité, Biden a augmenté les budgets militaires chaque année, déboursant 780 milliards de dollars en 2022, près de 820 milliards de dollars en 2023 et proposant 886 milliards de dollars en 2024. Il a également incité tous les alliés des États-Unis, en particulier ceux d’Europe et d’Asie, à augmenter leurs dépenses militaires, alimentant ainsi une course internationale aux armements.
En Asie, Biden a mis l’accent sur le « dialogue quadrilatéral pour la sécurité » qui comprend l’Australie, l’Inde et le Japon et qui organise des exercices militaires conjoints depuis des années. Il a orchestré le premier sommet avec les chefs de tous ces États en 2021, dans le but explicite de faire contrepoids à la Chine.

Il a également initié le nouveau pacte militaire trilatéral entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis (AUKUS) pour permettre à Canberra d’acquérir des sous-marins à propulsion nucléaire afin de contrer la puissance navale croissante de Pékin. Il a également fait pression sur la Corée du Sud pour qu’elle oublie ses griefs historiques à l’égard de l’impérialisme japonais et se joigne à lui et aux États-Unis dans un front uni contre la Corée du Nord et la Chine.

L’impérialisme russe exacerbe les rivalités

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a porté cette rivalité inter-impérialiste à son paroxysme. Poutine a lancé la guerre pour reconstruire l’empire russe, coloniser l’Ukraine, écraser les luttes démocratiques nationales et régionales et contrer l’expansion de l’OTAN dans ce qu’il considère comme devant être la zone d’influence de la Russie.

Poutine pensait que la Russie était dans une position idéale pour lancer la guerre après avoir obtenu une « amitié sans limites » avec la Chine et dans le sillage du retrait désordonné de Biden d’Afghanistan. Ce qu’il a sous-estimé, c’est la résistance ukrainienne, qui a stoppé la Russie dans son élan et surpris les États-Unis et les puissances de l’OTAN qui s’attendaient à la chute de Kiev.

Washington a soutenu l’Ukraine, comme l’a déclaré le secrétaire à la défense Lloyd Austin, pour affaiblir la Russie et rallier ses alliés contre Moscou et Pékin. En effet, la guerre de Poutine a été un cadeau pour l’impérialisme américain. Washington a relégitimé et galvanisé l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), qui aurait dû être abolie après la guerre froide. L’alliance de sécurité en expansion a récemment accepté la Finlande et négocie actuellement l’adhésion de la Suède. Et les États-Unis ont réussi à faire pression sur leurs alliés européens pour qu’ils augmentent leurs budgets militaires. En outre, Washington a réussi à convaincre l’OTAN d’identifier la Chine comme un « défi » pour les « intérêts » et la « sécurité » des pays de l’Alliance. La France, les Pays-Bas et l’Allemagne ont déjà rejoint les États-Unis et le Japon dans des exercices navals en Asie-Pacifique.

Depuis le début de la guerre, Washington a intensifié ses politiques de confrontation avec la Chine. Il a fait abattre le ballon espion chinois, arrêté des agents de police chinois et, comme le montrent les récentes fuites, il a intensifié ses opérations de surveillance non seulement sur la Russie et la Chine, mais aussi sur des alliés comme la Corée du Sud, l’Égypte et même la présidence de l’ONU.

Le président Biden a également invoqué la sécurité nationale pour justifier l’escalade de la guerre des puces menée par Washington contre la Chine. Les États-Unis, ainsi que le Japon et les Pays-Bas, ont interdit l’exportation vers la Chine de semi-conducteurs avancés et de machines permettant de les fabriquer, au motif que cette haute technologie a des applications à la fois civiles et militaires.

Morris Chang, fondateur du fabricant taïwanais de semi-conducteurs TSMC, qui avait déjà accepté de cesser de vendre des puces avancées à Huawei, a déclaré qu’il « soutenait » l’interdiction, conçue pour entraver l’industrie chinoise de la haute technologie. Mais, a-t-il averti, cela signifie que « la mondialisation est morte » et que le « libre-échange » est en danger.

En réalité, malgré les droits de douane, les sanctions et les interdictions, les échanges commerciaux entre les États-Unis et la Chine ont atteint un niveau record de 690 milliards de dollars en 2022. À ce stade, comme l’a récemment rappelé la secrétaire au Trésor Janet Yellen, Washington ne cherche donc pas le « découplage » de l’économie chinoise mais à préserver « la sécurité nationale », c’est-à-dire à déplacer les industries et les chaînes d’approvisionnement militairement stratégiques hors de la Chine (7).

Contre-offensive chinoise

Pékin a répondu aux attaques de Washington par une contre-offensive. Avant de le faire, il a dû surmonter le ralentissement de son économie, l’augmentation du chômage et la résistance intérieure, en partie causés par sa politique draconienne de « zéro Covid ».
Xi a donc renoncé au confinement, rouvert le pays au monde et augmenté le soutien aux capitaux publics et privés, déclenchant une croissance de 4,5 % au cours du premier trimestre 2023. Il guide cette nouvelle croissance avec une nouvelle politique industrielle conçue pour créer une économie à double circulation avec un système interne de plus en plus autosuffisant à côté d’un système d’exportation vers le monde.
La Chine a également imposé des sanctions à des entreprises américaines, dont Lockheed Martin et Raytheon, et a lancé une enquête sur le fabricant américain de puces Micron, tout cela en représailles contre ce qu’elle appelle le « blocus technologique » imposé par Washington. Et, comme l’a admis un analyste de la CIA, la Chine « dispose de nombreux leviers pour exercer une pression sur les alliés et partenaires des États-Unis dont les économies dépendent du commerce avec la Chine ».

Pour en tirer parti, Xi a lancé une offensive diplomatique sur plusieurs fronts contre Washington. Il a orchestré un accord entre l’Arabie saoudite et l’Iran pour rétablir les relations diplomatiques, surprenant et écartant les États-Unis tout en affichant le nouveau statut de la Chine en tant qu’intermédiaire au Moyen-Orient.
Peu après, Xi a tenu un sommet avec Vladimir Poutine en Russie, réaffirmant leur « amitié sans limites », convenant d’accords commerciaux libellés en yuan chinois et réitérant leur engagement commun à construire un ordre mondial multipolaire contre l’hégémonie de Washington. Xi a également appelé à un cessez-le-feu en Ukraine, a publié un cadre pour les négociations de paix et a promis de téléphoner au président Volodymyr Zelensky.

Après un certain temps, il a finalement contacté Zelensky, mais leur discussion n’a pas permis de progresser vers un cessez-le-feu et des négociations, et encore moins vers une paix juste, dont la condition préalable est le retrait des forces de Moscou. Néanmoins, Pékin espère clairement exploiter les divisions liées à la guerre de la Russie et utiliser les accords économiques pour attirer dans son orbite les puissances sous-impérialistes, en particulier les BRICS, ainsi que d’autres gouvernements du Sud et empêcher l’Europe de faire bloc avec les États-Unis.

Le gouvernement chinois a remporté quelques succès dans cet effort, accueillant plusieurs chefs d’État en Chine et amenant le FMI à s’inquiéter que l’économie mondiale soit sur le point de se fragmenter « en blocs économiques rivaux ». Le président brésilien Luis Inácio Lula da Silva s’est rendu à Pékin et y a annoncé que « le Brésil est de retour », en critiquant l’hégémonie de Washington sur le dollar. Il a appelé à un monde monétaire multipolaire, a entamé des discussions sur de nouveaux accords commerciaux et d’investissement, a réitéré les justifications de Poutine pour l’invasion de l’Ukraine et a appelé à un cessez-le-feu et à des négociations.

Dans le cadre de ses efforts pour courtiser les États européens, Xi a accueilli le chancelier allemand Olaf Scholz à Pékin. Scholz, dont l’économie dépend fortement des exportations, a fait pression sur Xi pour qu’il incite la Russie à mettre fin à la guerre, mais il s’est surtout contenté de conclure des accords lucratifs en matière de commerce et d’investissement. Le président français Emmanuel Macron, confronté à des grèves massives dans son pays, a rejoint la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen pour un voyage à Pékin. Macron a tenté de définir une position géopolitique indépendante des États-Unis, déclarant que sur la question de Taïwan, l’UE devait éviter de devenir « suiveuse » ou « vassale » des États-Unis et d’être « prise dans des crises qui ne sont pas les nôtres ».

En signe de division, Ursula von der Leyen a réprimandé Macron, mis en garde la Chine contre tout recours à la force et réitéré le soutien de la Commission à la politique de Washington à l’égard de Taïwan. D’autres dirigeants européens, comme Josep Borrell, responsable de la politique étrangère de l’UE, ont adopté un ton différent. Il a déclaré que l’UE avait identifié la Russie comme une menace pour la sécurité, mais pas la Chine, et que Bruxelles devait continuer à parler avec la Chine « en raison de son influence massive dans le monde ». Les dirigeants européens restent donc divisés sur la Chine, malgré leur apparente unité sur Taïwan et l’Ukraine lors du récent sommet du G7.

Pour soutenir cette offensive géopolitique avec force, la Chine a annoncé une augmentation de 7,2 % de ses dépenses militaires pour cette année. La politique industrielle protectionniste et le militarisme de Pékin contrastent avec sa défense répétée du multilatéralisme, du libre-échange et de la mondialisation.

Taïwan, point stratégique de la rivalité impériale

Le conflit entre les États-Unis et la Chine s’intensifie à propos de Taïwan, le général américain Mike Minihan allant jusqu’à prédire une guerre en 2025. Pékin revendique l’île comme une province renégate qu’elle souhaite réintégrer, tandis que les États-Unis adoptent une position d’« ambiguïté stratégique », défendant la politique d’une seule Chine qui ne reconnaît officiellement que Pékin, tout en ne précisant pas s’ils défendraient militairement Taïwan afin de dissuader à la fois la Chine d’envahir l’île et Taïwan de déclarer son indépendance.

Les enjeux de ce conflit ne sont pas seulement géopolitiques, mais aussi économiques. Taïwan abrite certaines des industries de semi-conducteurs les plus avancées au monde. Des entreprises comme TSMC fabriquent et exportent vers des pays comme la Chine 90 % des puces informatiques les plus avancées, qui alimentent tout, des iPhones aux drones militaires.

La Chine promet de bloquer toute initiative de Taïwan visant à déclarer son indépendance et a affirmé à plusieurs reprises sa détermination à reprendre l’île par la force si nécessaire. En réponse à ces menaces, Joe Biden a déclaré à plusieurs reprises, en violation apparente de l’ambiguïté stratégique, que les États-Unis défendraient Taïwan en cas d’attaque.

La visite provocatrice de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, à Taïwan a déclenché une quatrième crise du détroit de Taïwan. Elle a déclaré « l’engagement inébranlable de l’Amérique à soutenir la démocratie dynamique de Taïwan » alors que « le monde est confronté à un choix entre l’autocratie et la démocratie ». Dans le même temps, elle a affirmé soutenir la politique d’une seule Chine et s’opposer à tout « effort unilatéral visant à modifier le statu quo ».

La Chine a réagi à cette visite en lançant les plus grands exercices militaires jamais réalisés près de Taïwan, en tirant des missiles balistiques, en déployant des navires de guerre dans le détroit et en envoyant des avions de chasse au-dessus de l’île. La visite de la présidente taïwanaise Tsai Ing-Wen aux États-Unis a précipité une nouvelle série d’exercices militaires chinois, simulant cette fois un blocus pour empêcher les États-Unis de défendre le pays.

Peu après, les États-Unis et les Philippines ont organisé des exercices militaires comprenant l’attaque d’un faux navire de guerre chinois en mer de Chine méridionale, envoyant ainsi un message évident et belliqueux à Pékin. Ces opérations ont suivi de près le nouvel accord conclu entre Washington et Manille en vue d’établir quatre nouvelles bases militaires près des eaux contestées par Pékin, dont une sur l’île de Luçon, à proximité de Taïwan.

Le peuple taïwanais est pris en étau entre la Chine et les États-Unis, son droit à l’autodétermination étant menacé par Pékin et soutenu cyniquement par les États-Unis pour des motifs impériaux (8).

Ni Washington ni Pékin

Une guerre entre les États-Unis et la Chine est toutefois peu probable à l’heure actuelle. Leurs économies restent profondément intégrées, les deux pays possèdent d’énormes stocks d’armes nucléaires et sont intégrés dans des institutions géopolitiques et économiques internationales élaborées, autant de facteurs qui atténuent les risques de guerre.

Mais, dans le contexte des multiples crises du capitalisme mondial, les deux puissances attisent l’hostilité nationaliste et mettent en œuvre des politiques géopolitiques et économiques de plus en plus antagonistes. Dans ces conditions instables, il est essentiel que la gauche internationale s’élève contre la tendance à la guerre impérialiste.
Aux États-Unis, la priorité absolue de la gauche doit être de s’opposer à la tentative de Washington d’imposer son hégémonie face au défi de la Chine. Washington reste, comme l’a dit Martin Luther King Jr. il y a plusieurs décennies, « le plus grand pourvoyeur de violence dans le monde aujourd’hui », ce qui a été récemment confirmé par la destruction de l’Afghanistan et de l’Irak.

Dans le même temps, nous ne devrions pas tomber dans la politique de « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » et soutenir le principal rival impérial de Washington, la Chine, ni des rivaux moins importants comme la Russie. Ce sont des États impérialistes tout autant prédateurs et cupides, comme l’atteste le bilan de Pékin au Xinjiang et à Hong Kong, ainsi que celui, tout aussi brutal, de Moscou en Syrie et en Ukraine.

Construire la solidarité internationale à partir de la base

Au contraire, la gauche doit construire une solidarité internationale d’en bas entre les nations opprimées comme la Palestine, l’Ukraine et Taiwan, ainsi qu’avec les travailleurs exploités aux États-Unis, en Chine et dans le monde entier. Ce projet n’est pas une abstraction, mais une nécessité et une possibilité.
Le capitalisme mondial a soudé les travailleurs par-delà les frontières et ses crises suscitent une résistance de la base aux États-Unis, en Chine et dans le monde entier. En effet, depuis la « grande récession » nous avons assisté à une vague de protestations et de révoltes contre les profondes inégalités dans chaque pays. Le défi politique pour la gauche est de construire une solidarité en leur sein et entre eux. Le moyen le plus immédiat d’y parvenir est d’organiser aux États-Unis l’importante population chinoise et sino-américaine, dont près de 300 000 étudiants internationaux chinois.

Une gauche ancrée dans ces communautés a joué et jouera un rôle essentiel dans la lutte contre le racisme antichinois que Washington a attisé. Elle peut également contribuer à l’organisation de la lutte syndicale, en particulier sur les campus où les étudiants chinois ont joué un rôle de premier plan, plus récemment lors des grèves universitaires qui ont balayé la Californie. Ce type d’organisation présente un énorme potentiel pour la construction d’une solidarité internationale, car de nombreux étudiants chinois ont des liens avec le mouvement ouvrier en Chine ainsi qu’avec le mouvement féministe chinois.
Il y a également une vaste diaspora de personnes opprimées par l’État chinois, dont beaucoup viennent de Hong Kong, du Xinjiang et de Taïwan. Il est essentiel pour la gauche de construire une solidarité avec ces luttes afin d’offrir une alternative à l’État américain, qui se présente cyniquement comme leur ami, tout en utilisant leur oppression comme arme dans le cadre de sa rivalité inter-impérialiste avec la Chine.

Tout ce travail ouvrira des voies pour construire une lutte commune avec les travailleurs de Chine et d’Asie. La revue syndicale de gauche étatsunienne, Labor Notes (9), a déjà créé un précédent avec ses tournées de grévistes chinois. Bien que la répression par Xi des ONG ouvrières et des militants ouvriers au cours des dernières années ait rendu la tâche beaucoup plus difficile, la gauche doit être à l’affût de toute possibilité, aussi ténue soit-elle, de construire des ponts de solidarité avec leurs luttes (10).

En 2019, par exemple, 80 000 travailleurs de la technologie des États-Unis et du monde entier ont signé un appel international à la solidarité avec leurs homologues chinois qui protestaient contre une politique les obligeant à travailler de 9 heures à 21 heures six jours par semaine. Ainsi, même dans l’industrie de la haute technologie, qui est un site clé de la rivalité inter-impérialiste, les travailleurs ont démontré la possibilité d’une action commune contre leurs exploiteurs.

Enfin, la gauche mondiale doit collaborer avec la gauche chinoise (et la gauche asiatique plus largement) qui, malgré la répression et les conditions difficiles, a développé de vastes réseaux et des publications comme Lausan de Hong Kong (11), New Bloom de Taiwan (12), et des groupes et publications chinois comme Gongchao (13), Chuang (14) et Made in China Journal (15). Il est temps de construire un anti-impérialisme internationaliste qui rejette le faux choix entre Washington et Pékin et qui s’organise au-delà des frontières dans une lutte pour un socialisme international qui place les peuples et la planète au premier plan.

*Ashley Smith est un journaliste militant socialiste qui vit à Burlington, dans le Vermont (États-Unis). Il a écrit dans de nombreuses publications, dont Truthout, International Socialist Review, Socialist Worker, ZNet, Jacobin, New Politics, Spectre et bien d’autres publications en ligne et imprimées (et Inprecor a repris ses articles à plusieurs reprises). Il travaille actuellement sur un livre pour Haymarket Books intitulé Socialism and Anti-Imperialism.

Cet article a d’abord été publié la 4 mai 2023 par Truthout : https://truthout.org/articles/as-us-china-tensions-mount-we-must-resist-the-push-toward-interimperialist-war/
(Traduit de l’anglais par JM).

Notes

1. Edward Luce, « The new Washington consensus », Financial Times : https://www.ft.com/content/42922712-cd33-4de0-8763-1cc271331a32
2. Charles Krauthammer, « The Unipolar Moment », Foreign Affairs, 1 janvier 1990 : https://www.foreignaffairs.com/articles/1990-01-01/unipolar-moment
3. Gilbert Achcar, The New Vold War – The United States, Russia and China from Kosovo to Ukraine, Haymarket Books, Chicago 2023.
4. Ho-fung Hung, Clash of Empires, Cambridge University Press 2022.
5. Freedom House est une ONG financée par le gouvernement étatsunien, fondée en 1941 et basée à Washington, qui étudie l’étendue de la démocratie dans le monde. Son rapport sur le Sommet de la démocratie de 2021 (qui a rassemblé plus de 100 États dont le degré du respect des libertés variait selon Freedom House entre 19/100 et 100/100) peut être consulté ici : https://freedomhouse.org/report/summit-democracy/2021/summit-democracy-ratings-scores
6. La juriste Michelle Alexander considère que l’incarcération de masse aux États-Unis est « un système étonnamment complet et bien déguisé de contrôle social racialisé qui fonctionne d’une manière étonnamment similaire à Jim Crow » – un ensemble de lois étatiques et locales introduites à la fin du XIXe et au début du XXe siècle qui imposaient la ségrégation raciale et sont restées en vigueur jusque dans les années 1960. Cf. Michelle Alexander, The New Jim Crow – Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, The New Press, New York 2012 et 2020.
7. Cf. Adam Tooze, « En réfusant de négocier sur la montée en puissance de la Chine, les États-Unis pourraient rendre le conflit inévitable », article de Foreign Policy du 24 avril 2023, publié en français par À l’Encontre le 26 avril 2023 : https://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/chine-etats-unis-en-refusant-de-negocier-sur-la-montee-en-puissance-de-la-chine-les-etats-unis-pourraient-rendre-le-conflit-inevitable.html
8. Voir à ce sujet l’article de Au Loong-Yu, « Une place légitime pour Taïwan sur cette planète », Inprecor n° 707/708 d’avril-mai 2023.
9. Voir le site web de Labor Notes : https://labornotes.org/
10. Voir à ce sujet l’article de Wen sur le militantisme ouvrier en Chine, en p. …
11. https://lausancollective.com/
12. https://newbloommag.net/
13. https://www.gongchao.org/
14. https://chuangcn.org/blog/
15. https://madeinchinajournal.com/

Ashley Smith

Collaboratrice à la revue américaine Jacobin. Membre des Democratic Socialist of America (DSA) à Burlington, Vermont, rédactrice régulière de nombreuses publications, dont Truthout, Jacobin, New Politics, Harpers, Spectre et Tempest.

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