Édition du 23 avril 2024

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Europe

Europe - Crise du secteur agricole : colère dans les campagnes

Ces jours-ci, les campagnes font la une des journaux et des écrans. On répète ça et là que les campagnes sont en colère. Certains d’entre nous, qui ne vivent pas de ce qu’ils cultivent, donnent leur avis et leurs analyses sur ceux qui le font, avec ce que ce genre d’analyse réveille de doute quant aux limites de nos analyses. L’Europe et sa politique agricole commune (la fameuse PAC), les coûts élevés et la faible rémunération de l’agriculture, le traité avec le Mercosur sont cités parmi les principales causes de colère. Mais si l’on regarde de plus près ces mobilisations et les sujets autour desquels elles émergent, on s’aperçoit qu’elles s’enracinent dans des problématiques plus profondes.

Tiré de Quatrième internationale
16 mars 2024

Par Isa Álvarez Vispo

La première chose à noter est qu’il n’y a pas un camp en particulier, mais plusieurs camps qui se mobilisent. Si une grande entreprise multinationale était menacée de couper les approvisionnements extérieurs dont elle dépend, toute l’entreprise serait en colère, mais la situation des propriétaires de cette entreprise et celle des travailleurs seraient différentes. Alors que les propriétaires seraient préoccupés par le fait de ne pas perdre, les travailleurs seraient préoccupés par le fait de survivre. La capacité à résister et à faire face aux crises n’est pas homogène et est traversée par de multiples axes, à commencer par le capital, le pouvoir de décision et le pouvoir de manœuvre dont chacun dispose. Le milieu rural et le secteur européen de l’agriculture et de l’élevage ne sont pas des multinationales, mais ils ont des distances et des inégalités de pouvoir similaires. C’est pourquoi, dans certains pays, comme la France et l’Allemagne, les organisations paysannes se sont attachées à faire comprendre que dans ces mobilisations, tout n’est pas pareil, qu’il y a les intérêts des grandes entreprises, les employeurs agricoles, qui se battent pour ne pas perdre et pour maintenir les macro-projets, alors qu’ils cherchent à survivre avec des vies dignes.

Ils insistent sur le fait que malgré les dates de mobilisation communes et leur rôle à tous dans ce qui se passe dans les champs, ils ne font pas la paire. Ainsi, alors qu’ils réclament une sécurité sociale agricole, des revenus décents et une alimentation qui assure la subsistance des personnes et le refroidissement de la planète, d’autres cherchent à maintenir un modèle qui ne nourrit que les intérêts extractivistes , eux-mêmes soutenus par l’argent public. En outre, à cheval entre les grandes entreprises et les petits agriculteurs, il existe d’autres productions de taille moyenne qui, sans être des géants, ne s’identifient plus comme des petites entreprises ou des agriculteurs. Elles ont adopté le discours du grand comme objectif, mais cette échelle n’est qu’une illusion et leur capacité de manœuvre n’est pas celle des grands capitaux. Ce sont des productions avec un chiffre d’affaires de plusieurs euros, mais elles sont esclaves du modèle, très endettées et avec peu de marge de décision.

Au milieu de toute cette agitation, la droite et l’extrême droite cherchent à attirer le chaland et les grands syndicats agricoles, le moindre mal. Dans ce pays, il n’a pas fallu longtemps pour que les journaux titrent sur la responsabilité de l’écologie dans tout ça, comme si le changement climatique n’existait pas et que les politiques de l’UE étaient écologiques. Cette même UE qui, à la fin de l’année 2023, a approuvé la poursuite de l’utilisation du glyphosate. En réalité, les problèmes du secteur trouvent leur origine dans un modèle agricole et des politiques qui l’ont poussé à son paroxysme. Un modèle qui ignore les besoins et les capacités de la terre et des écosystèmes, générant des illusions avec des intrants. Un modèle orienté vers le marché mondial et totalement dépendant des subventions qui n’est plus viable. L’énergie n’est plus bon marché, ni pour la production, ni pour le transport des produits à des milliers de kilomètres, et même les chiffres de la PAC ont des limites.

Le traité du Mercosur, si souvent évoqué ces jours-ci, n’est qu’une goutte d’eau de plus dans un verre très troublé. Le changement climatique brise les illusions et fixe des limites à l’artificialisation de l’environnement. Les sécheresses, les pluies torrentielles et/ou les températures anormales ne peuvent être gérées par le drone. Alors que le changement climatique gifle et génère de l’instabilité dans le secteur, l’UE tente de se parer de vert et d’appliquer des mesures qui justifient de parler de durabilité, mais sans véritable plan qui accompagne une transition et assure la pérennité dans l’intervalle. Tout cela génère de la colère, de la colère dans l’agro-industrie qui produit les intrants, de la colère parmi ceux qui savent qu’ils en dépendent, et de la colère parmi ceux qui n’en dépendent pas tant que ça, mais qui savent que le coût du changement finit toujours par être payé par les plus vulnérables.

Pour toutes ces raisons, il est réaliste de penser que les droites plus ou moins extrêmes peuvent trouver leur compte dans ces mécontentements. Les différences de modèles et de tailles existent, mais la réalité est que tous, surtout les plus petits et les zones rurales en général, ont été ignorés pendant des années par toutes les sphères politiques. Dans les positions de gauche, il n’y a pas eu de propositions énergiques pour soutenir la défense des petites entreprises et la transition vers d’autres modèles. Dans les discours progressistes plus traditionnels qui parlent de la lutte des travailleur.euses et/ou des classes, on parle toujours de l’urbain, de celleux qui vivent et travaillent sur l’asphalte, et rarement du milieu rural, qu’on sait périphérique. La paysannerie n’est pas identifiée comme essentielle à la lutte des travailleur.euses, alors que sans elle, ils ne peuvent littéralement pas se nourrir. Cela laisse la porte ouverte à ceux qui se tournent soudainement vers le milieu rural, le perçoivent comme un lieu propice à leur profit et tiennent des discours qui, bien que plus bruyants que contenus, semblent s’adresser à celleux qui n’ont jamais été servis.

À ce stade, il est également important de rappeler qu’au-delà des zones rurales qui se rebellent, il y a des gens dans les campagnes qui n’en ont pas l’occasion et ne sont ni nommés ni rendus visibles dans ces révoltes. La ruralité se mobilise, à quelques exceptions près, au masculin singulier ou au pluriel intéressé. Les revendications portent principalement sur le marché. Dans les mobilisations, on voit beaucoup de machines et peu de mains, encore moins de mains de journaliers, on voit surtout des barbes blanches et des crânes chauves et peu de femmes qui mettent des visages, des voix et des besoins sur des propositions et des revendications. Si, sous le regard hétéropatriarcal urbain, la lutte des travailleur.euses ignore celleux qui la nourrissent, il en va de même pour le secteur primaire, qui semble ignorer toute l’aide familiale gratuite qui permet d’équilibrer les comptes, ainsi que les travailleur.euses journalier.es qui, dans des conditions de semi-esclavage dans de nombreux cas, sont essentiels pour que la chaîne puisse continuer à fonctionner. Le discours semble toujours se concentrer sur la manière de soutenir le marché et non sur la manière de soutenir la vie. Les plus négligéEs continuent d’être négligéEs.

La question de savoir qui va nous nourrir, alors que c’est la grande question, n’est pas posée à ce jour. Bien qu’il y ait des différences dans les domaines, dans le secteur primaire, il y a un surplus d’entreprises, mais pas un surplus de personnes. Dans un secteur marqué par l’abandon et le vieillissement, le défi est de générer des transitions qui peuvent soutenir des voies vers des modèles plus durables, équitables et passionnants qui peuvent soutenir et nourrir les gens et la planète d’une manière équitable. Des modèles qui ferment les cycles et qui n’ignorent pas que se nourrir fait partie des soins, des formules basées sur la coopération et non sur des modèles compétitifs qui se contentent de blâmer celleux qui sont au bas de l’échelle au lieu de lutter contre ceux qui les étouffent d’en haut. Nous avons besoin de modèles qui demandent qui décide de notre alimentation, qui parlent de droits, qui proposent la souveraineté alimentaire, le droit de décider de notre alimentation avec des critères de justice sociale et environnementale, comme un parapluie sous lequel s’abriter. Les solutions au changement climatique ne viendront pas de technologies énergétiques non durables, mais d’un regard vers la Terre et de la construction d’une coexistence entre ses besoins et les nôtres. Il est temps de concevoir des politiques qui accompagnent cette transition, qui soient réellement durables. Nous vivons une période compliquée, mais aussi une période d’opportunités. Une occasion de voir que d’autres modèles sont non seulement possibles, mais qu’ils existent déjà. De prendre conscience de l’interdépendance du territoire et d’abandonner le fantasme urbain de l’autosuffisance. Il est urgent de valoriser et de souligner le caractère essentiel de ceux qui nourrissent le monde et d’accompagner les transitions qui soutiennent la vie.

Le 3 février 2024, traduit de Viento Sur

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