Édition du 14 mai 2024

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Histoire

Flora Tristan (1803 – 1844)

Union ouvrière (1843)

Cinq ans avant Manifeste du parti communiste (1848) de Marx et d’Engels et un peu plus de cent ans avant Le deuxième sexe (1949) de Simonne de Beauvoir, Flora Tristan publie un livre-manifeste politique avant-gardiste dans lequel elle prône l’union des prolétaires et l’égalité entre les prolétaires et les femmes.

Elle fut incontestablement une initiatrice de l’internationalisme ouvrier et du féminisme français. Elle a consacré plusieurs années de sa vie à lutter en faveur du divorce et de l’amour libre. La femme et son œuvre méritent, en cette période où on nous annonce que demain ne sera plus identique à hier, d’être mieux connues. Pourquoi ? Parce qu’il y a dans un des ouvrages de cette femme très en avance sur son temps des pistes de réflexion fécondes en matière de restructuration de l’organisation du travail et de reconfiguration des résidences et des espaces de vie pour certains groupes de la population.

Deux ou trois choses au sujet de Flora Tristan[1]

Flora Tristan voit le jour à Saint-Mandé (une banlieue parisienne). Elle est la « fille naturelle » d’un père qui appartenait à la noblesse péruvienne et d’une mère française. Flora Tristan a été l’épouse du peintre Antoine Chazal et la grand-mère de nul autre que du célébrissime artiste-peintre Paul Gaugin. Elle a, entre autres, publié les ouvrages suivants : Pérégrinations d’une paria (1838) et Union ouvrière (1843). La mort prématurée de son père a pour effet de laisser la famille dans la misère. Pour gagner sa vie, Flora Tristan sera ouvrière coloriste. Son mariage avec Chazal sera une catastrophe. En 1825, dans sa jeune vingtaine, elle fuit le domicile conjugal avec ses deux enfants. L’année suivante, en 1826, on la retrouve en Angleterre où elle s’initie au saint-simonisme. En 1833, elle effectuera un voyage au Pérou dans le but de connaître sa famille paternelle. Ce périple est un échec. Elle publie, en 1835, De la nécessité de faire bon accueil aux femmes étrangères. Dans cette brochure, elle avance un certain nombre d’idées progressistes en faveur des femmes : d’abord, la nécessité de les instruire et aussi l’importance pour celles-ci de s’unir. À cette même époque, elle fait la rencontre de celui que Marx et Engels considéraient comme un socialiste utopiste : Charles Fourier. Elle obtient, en 1837, la séparation d’avec son mari et publie peu après un récit autobiographique (Les Pérégrinations d’une paria). Elle séjourne en Angleterre, en 1839, où elle rédige Les Promenades dans Londres. Cet ouvrage la classe parmi les « écrivains sociaux ». C’est finalement en 1843 que Flora Tristan publie Union ouvrière. Ouvrage dans lequel elle affirme l’impérieuse nécessité de «  l’union universelle des ouvriers et ouvrières » (p. 11) qui aurait pour but de constituer «  la classe ouvrière » (p. 14). Elle s’affirme, dès lors, en tant que personnalité du mouvement socialiste. Elle meurt à Bordeaux, en 1844, lors d’une tournée de conférences qu’elle mène à travers la France pour défendre les idées qu’elle mettait de l’avant dans sa brochure Union ouvrière.


Union ouvrière (1843)

Sur la page couverture de l’opuscule de Flora Tristan il est écrit en exergue :

« Aujourd’hui, le travailleur crée tout, fait tout, produit tout, et cependant il n’a aucun droit, ne possède rien, absolument rien. » Adolphe Boyer.

Partant de ce constat, elle remonte à la Révolution française de 1789 pour voir comment la bourgeoisie française est parvenue, grâce à la Révolution de 1830, à se substituer à la classe noble.

« Depuis 89, la classe bourgeoise est constituée. Remarquez quelle force peut avoir un corps uni par les mêmes intérêts. Dès l’instant où cette classe est constituée, elle devient si puissante qu’elle peut s’emparer exclusivement de tous les pouvoirs du pays. Enfin en 1830 sa puissance arrive à son apogée, et sans se mettre en peine des suites, elle prononce la déchéance du dernier roi de France ; elle se choisit un roi à elle, procède à son élection sans prendre conseil du reste de la nation, et enfin, étant de fait souveraine, elle se place à la tête des affaires et gouverne le pays à sa guise..

« Cette classe bourgeoise-propriétaire se représente elle-même à la Chambre et devant la nation, non pour y défendre ses intérêts, car personne ne la menace, mais pour imposer aux 25 millions de prolétaires ses subordonnés, ses conditions. En un mot, elle se fait juge et partie, absolument comme agissaient les seigneurs féodaux qu’elle a renversés. Etant propriétaire du sol, elle fait les lois en raison des denrées qu’elle a à vendre, et règle ainsi, selon son bon plaisir, le prix du vin, de la viande et même du pain que mange le peuple. »

« Vous le voyez, à la classe noble a succédé la classe bourgeoise, déjà beaucoup plus nombreuse et plus utile, reste maintenant à constituer la classe ouvrière. Il faut donc qu’à leur tour les ouvriers, la partie vivace de la nation, forment une vaste UNION et SE CONSTITUENT EN UNITÉ ! Oh ! Alors la classe ouvrière sera forte ; alors elle pourra réclamer auprès de MM. Les bourgeois et SON DROIT AU TRAVAIL et L’ORGANISATION DU TRTAVAIL ; et se faire écouter. » (pages 27-28).

Après Guizot et Thierry, mais surtout avant Marx et Engels[2], on trouve chez elle une première approche de la lutte des classes, intrinsèquement liée à la lutte des femmes pour leur émancipation. Pour l’auteure, la seule issue pour établir l’égalité entre les hommes et les femmes passe par la destruction de la société de classes. À ce sujet, elle avance :

« Jusqu’à présent, la femme n’a compté pour rien dans les sociétés humaines. Qu’en est-il résulté ? Que le prêtre, le législateur, le philosophe, l’ont traitée en vraie paria. La femme (c’est la moitié de l’humanité) a été mise hors de l’Église, hors la loi, hors la société. Pour elle, point de fonctions dans l’Église, point de représentation devant la loi, point de fonctions dans l’État. » (pages 44-45).

[…]

« De même, pendant six mille ans, les sages des sages ont porté un jugement non moins terrible sur une autre race de l’humanité : les prolétaires […] Or donc, tâchez de bien comprendre ceci : la loi qui asservit la femme et la prive d’instruction, vous opprime, vous, hommes prolétaires. » (page 47).

Le style un peu prophète religieux de l’ouvrage pourra en achaler quelques-unes et quelques-uns. Cet inconfort se dissipera quand la lectrice et le lecteur constateront que par « Église catholique  », Flora Tristan comprend «  Association universelle ». Autrement dit, son « Église catholique » correspond à un regroupement qui va au-delà des clivages religieux sectaires.

Les neuf grandes idées contenues dans son ouvrage

Les grandes idées contenues dans son livre Union ouvrière se déclinent en neuf points :

«  1. Constituer la classe ouvrière au moyen d’une Union compacte, solide et indissoluble.
2. Faire représenter la classe ouvrière devant la nation par un défenseur choisi par l’Union ouvrière et salarié par elle, afin qu’il soit bien constaté que cette classe a son droit d’être, et que les autres classes l’acceptent.
3. Réclamer, au nom du droit, contre les empiètements et les privilèges.
4. Faire reconnaître la légitimité de la propriété des bras. (en France, 25 millions de prolétaires n’ont pour toute propriété que leurs bras.)
5. Faire reconnaître la légitimité du droit au travail pour tous et pour toutes.
6. Examiner la possibilité d’organiser le travail dans l’état social actuel.
7. Elever dans chaque département des Palais de l’Union ouvrière où l’on instruira les enfants de la classe ouvrière intellectuellement et professionnellement, et où seront admis les ouvriers et ouvrières blessés en travaillant et ceux qui sont infirmes et vieux.
8. Reconnaître l’urgente nécessité de donner aux femmes du peuple une éducation morale, intellectuelle et professionnelle, afin qu’elles deviennent les agents moralisateurs des hommes du peuple.
9. Reconnaître, en principe, l’égalité en droit de l’homme et de la femme comme étant l’unique moyen de constituer l’Unité humaine. » (p. 108)

Les Palais de l’Union ouvrière

Le projet de Palais ouvriers de Flora Tristan n’a rien à voir avec une utopie. Ce n’est pas un phalanstère (tel que conçu par Charles Fourier) ou une Icarie (la Cité idéale d’Étienne Cabet). Le projet qui mobilise Flora Tristan n’a rien à voir avec une construction abstraite idéale qui serait établie dans une lointaine colonie. C’est plutôt dans chaque ville de France qu’aurait été érigé son projet de Palais des ouvriers. Dans cette nouvelle institution sociale on y aurait retrouvé une école (où les enfants auraient appris 2 à 3 métiers), une maison de retraite, une clinique médicale, etc.. Les services qui y auraient été offerts auraient eu pour but de pallier aux principaux maux des membres de la classe prolétarienne. Son coût, selon elle, environ 14 millions de francs qu’elle envisageait recueillir à partir d’une contribution annuelle de 2 francs par ouvriers.

« En venant démontrer aux ouvriers, par un calcul bien simple (leur nombre), qu’ils possédaient en eux une richesse immense, qu’ils pouvaient, s’ils veulent s’unir, faire, avec leurs liards, des millions, puis des millions ! qu’une fois en possession de ces richesses ils pourraient faire bâtir, pour eux, de vastes palais-ateliers-fermes, à l’aspect grandiose et riant, - et en leur montrant le trésor qu’ils possèdent, je les ai délivrés de l’humiliation de l’aumône, et leur ai fait entrevoir le paradis ! » (p. X-XI)

La France de 1830 comptait environ 7 millions d’ouvriers. Si chacun d’eux acceptait de verser une cotisation de 2 francs, c’est au total 14 millions francs par an qui auraient été, selon son calcul arithmétique, à la disposition de l’Union ouvrière pour la construction du Palais de l’Union ouvrière.

La dette de Marx et d’Engels à l’endroit de Flora Tristan et son effacement injustifié parmi les figures iconiques du socialisme

Karl Marx et Friedrich Engels, ne disent mot sur Flora Tristan. Pourquoi un tel silence ? Peut-être en raison du fait que le « socialisme humanitaire » de Flora Tristan est étranger à leur vision de la lutte des classes et aussi parce qu’il est marqué d’un esprit religieux incompatible avec leur matérialisme historique. Il faut préciser que Flora Tristan ne se pose pas en révolutionnaire : «  Par instinct, par religion, je proteste contre tout ce qui émane de la force brutale, et je ne veux pas que la société soit exposée à souffrir de la force brutale laissée entre les mains du peuple, pas plus que je ne veux qu’elle ait à souffrir de la force brutale laissée entre les mains du pouvoir. » (p. 116). Hélas, Marx et Engels oublient leur dette envers elle. Flora Tristan a bel et bien préconisé avant eux la constitution des ouvriers en classe distincte, en prônant leur union dans un parti prolétarien.

Un autre élément du socialisme de Flora Tristan a pu la rendre suspecte aux yeux des fondateurs du « socialisme scientifique » et de leurs successeurs : son attachement indéfectible au principe de liberté. Dans Union ouvrière, elle affiche clairement ses distances face aux saint-simoniens : « J’achève la lecture du livre que M. Enfantin vient de publier (Colonisation de l’Algérie) ; ma surprise, je l’avoue, a été grande, ma douleur profonde, en voyant comment, en 1843, douze ans après les réunions de la rue Monsigny, M. Enfantin comprend l’organisation du travail. Pourra-t-on le croire ? Aujourd’hui, pour M. Enfantin, l’organisation du travail consiste tout simplement à enrégimenter les ouvriers d’une manière régulière. Dans l’esprit de M. Enfantin, le mot organisation du travail a la même signification que : organisation de l’armée. Une telle manière de voir est vraiment inqualifiable ! Dieu vous garde, ouvriers, d’une semblable organisation ! Oh ! que la classe la plus nombreuse périsse de misère et de faim plutôt que de consentir à se laisser enrégimenter, c’est-à-dire à échanger sa liberté contre la sécurité de la ration  ! » (p. 37).

Flora Tristan refuse catégoriquement le principe d’autorité pour organiser le travail et la classe ouvrière. Selon elle, l’émancipation des travailleurs devant être le fait, au sens strict, des travailleuses elles-mêmes et des travailleurs eux-mêmes.

Conclusion

La lecture de l’ouvrage de cette icône du féminisme et du socialisme du XIXe siècle est, selon nous, toujours utile et actuelle. L’intérêt principal de l’ouvrage Union ouvrière est de prôner l’union des prolétaires et des femmes contre la société de classe et l’ordre patriarcal. Pour affronter la pandémie de la COVID-19 il est beaucoup question d’unité, mais après cette crise que restera-t-il de l’unité entre États nations qui pratiquent depuis des siècles tantôt la coopération (de façade ou non) et tantôt la concurrence malsaine et la compétition à outrance ? Une réflexion critique au sujet de l’ordre capitaliste patriarcal est toujours nécessaire et les pistes de solution mises de l’avant par Flora Tristan pour soulager la souffrance humaine et créer la solidarité et l’égalité entre les hommes et les femmes méritent toujours d’être étudiées ou (et) appliquées.

Yvan Perrier

20 mai 2020

yvan_perrier@hotmail.com

[1] Les notes biographiques au sujet de Flora Tristan proviennent des deux sources suivantes : Le petit Robert 2. 1981, p. 1840 et Paul CLAUDEL, « TRISTAN FLORA - (1803-1844) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 15 mai 2020. URL : https://universalis-vieuxmtl.proxy.collecto.ca/encyclopedie/flora-tristan/ . Voir également : https://www.oregand.ca/veille/2007/10/flora-tristan-u.html . Consulté le 18 mai 2020 ; http://lionel.mesnard.free.fr/Flora-Tristan.html . Consulté le 20 mai 2020 ; https://revuesocialisme.pagesperso-orange.fr/s8flora.html . Consulté le 20 mai 2020 ; https://npa2009.org/idees/essai-lunion-ouvriere-de-flora-tristan . Consulté le 20 mai 2020 ; https://www.persee.fr/doc/r1848_1155-8806_1934_num_31_151_1254 . Consulté le 20 mai 2020 et https://www.persee.fr/doc/r1848_1155-8806_1938_num_35_166_1321_t1_0183_0000_5. Consulté le 20 mai 2020.

[2] Sur Flora Tristan et Marx, on lira l’article de Maximilien Rubel :

http://www.critique-sociale.info/782/maximilien-rubel-flora-tristan-et-karl-marx/ . Consulté le 20 mai 2020.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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