Édition du 30 avril 2024

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France : Une génération en lutte contre la loi Travail et la précarité

Depuis le 9 mars, lycéens et étudiants sont à la pointe de la mobilisation contre la loi Travail. Alors que les intellectuels médiatiques - au premier rang desquels se trouve Olivier Galland - multiplient analyses et prises de parole, Antoine de Cabanes, étudiant et membre d’Espaces Marx revient sur ces mobilisations qui traversent la jeunesse et contribuent à transformer le paysage politique.

« El Khomri t’es foutue, la jeunesse est dans la rue ! Valls t’es foutu la jeunesse est dans la rue ! »

Depuis le 9 mars, lycéens et étudiants sont à la pointe de la mobilisation contre la loi Travail ; les principales organisations politiques et syndicales de jeunesse appellent les jeunes à se mobiliser contre la réforme du Code du Travail, contre cet avenir de précarité que leur promet ce projet de loi. Il faut remonter aux mobilisations de 2010 contre la réforme des retraites voire à celles contre le CPE pour retrouver une mobilisation aussi massive de la jeunesse. AG étudiantes, lycées bloqués, universités occupées, cortèges de jeunes dans les rues aux côtés des salariés : à première vue les slogans semblent se vérifier, la jeunesse a effectivement repris la rue, 10 ans après le CPE, et ce mouvement de jeunesse inquiète le gouvernement.

Cependant, de pair avec cette réapparition d’un mouvement de jeunesse s’opère le retour des polémiques sur la légitimité des jeunes à contester une réforme qui ne les concerne pas au premier chef. Les éditorialistes et les défenseurs de la loi Travail n’ont eu de cesse de remettre en cause la représentativité d’un mouvement qui met en avant sa capacité à porter les revendications de toute la jeunesse et d’évoquer une division, réelle ou fantasmée, entre deux jeunesses : l’une mobilisée et l’autre apathique voire partisane de la Loi Travail. Ce débat, grand classique des mouvements de jeunesse, met aux prises les acteurs de la mobilisation des jeunes (représentants de syndicats lycéens et étudiants, dirigeants d’organisations politiques de jeunesse, porte-parole de fac mobilisées) ainsi que plus largement les défenseurs du mouvement social, avec les responsables politiques hostiles à la mobilisation. S’y ajoutent des universitaires et des spécialistes de la jeunesse, consultés pour leur expertise.

Dans toute mobilisation de la jeunesse, ce débat a été un enjeu central de légitimation : le discours de dé-légitimation de la mobilisation de la jeunesse porte et ce d’autant plus lorsqu’il est adossé à une validation scientifique de la part d’intellectuels travaillant sur la jeunesse.

Olivier Galland est l’un des principaux défenseurs d’une division entre deux jeunesses qui conduirait une jeunesse diplômée à se mobiliser pour défendre ses futures conditions de travail tandis que la jeunesse la plus précarisée, cette jeunesse non diplômée, se tiendrait en retrait de la mobilisation et aurait même intérêt à voir la Loi Travail adoptée. « Le clivage entre les jeunes qui font des études professionnelles et ceux qui font des études générales est profond et […] les derniers nommés, parmi lesquels se recrutent les protestataires, ne s’en sortent pas si mal. [1] » Les thèses d’Olivier Galland constituent la principale légitimation scientifique des discours partisans qui s’attaquent aux mouvements de jeunesse. Olivier Galland, directeur de recherches au CNRS et directeur du GEMASS[2] est surtout sociologue et spécialiste des thématiques liées à la jeunesse ; universitaire assez médiatique il fait figure d’autorité en matière de mobilisations de jeunes.

L’appréhension de la mobilisation des jeunes contre la loi Travail d’Olivier Galland part d’un présupposé : les jeunes se mobilisent avant tout pour défendre leurs intérêts sectoriels, c’est-à-dire leurs conditions d’insertion sur le marché du travail. Ce présupposé découle des grandes mobilisations de la jeunesse (CPE, CIP, loi Devaquet) qui s’étaient faites contre des lois ciblant la jeunesse, avec des dispositifs visant spécifiquement la jeunesse. Les jeunes se seraient mobilisés contre ces lois parce qu’ils les percevaient, les comprenaient comme une attaque contre leurs droits, qui visait à dégrader leurs conditions de vie et d’accès au marché du travail. Olivier Galland présente donc la jeunesse mobilisée comme « un syndicat de classe d’âge »[3] qui ne défend que les intérêts attachés à cet âge de vie, de manière quasi corporatiste.

A cette appréhension des ressorts de mobilisation de la jeunesse, s’ajoute l’idée centrale chez Olivier Galland de mobilisations différenciées au sein de la jeunesse, selon son statut. Il identifie deux jeunesses aux intérêts divergents et fait de la possession ou non d’un diplôme le point de clivage. Il y aurait ainsi une jeunesse diplômée de l’Enseignement Supérieur qui serait dans une phase de précarité temporaire avant d’accéder à un emploi stable et une jeunesse non diplômée qui serait condamnée à une précarité beaucoup plus longue avant de réussir à s’insérer dans le marché du travail.

Olivier Galland se fonde sur l’idée que le chômage de masse des jeunes (qui explose à partir à partir des années 80-90) frappe de manière différenciée les jeunes selon leur niveau de diplôme, créant ainsi une course aux diplômes (le diplôme ne constituant pas une assurance contre le chômage mais une condition indispensable pour accéder à un emploi plus ou moins stable) ainsi qu’une marginalisation et une précarisation des jeunes non qualifiés. La division de la jeunesse théorisée par Olivier Galland expliquerait donc la divergence d’intérêts entre les deux jeunesses ; la jeunesse diplômée serait composée de futurs insiders qui seraient donc soucieux des acquis sociaux dont ils pourront bénéficier une fois employés en CDI, tandis que la jeunesse non diplômée rassemblerait des outsiders, en marge de l’emploi stable.

Or, la loi Travail, dans l’optique d’Olivier Galland, serait une réforme qui diminuerait les droits des insiders, des salariés déjà insérés dans le marché du travail avec un emploi stable (CDI), afin de favoriser l’accès au marché du travail des outsiders c’est-à-dire des personnes qui combinent un faible niveau de qualification et une situation précaire (ou sont au chômage). Les dispositions de la loi Travail « visent à déverrouiller un système totalement bloqué qui enferme les jeunes pendant de longues années dans la précarité. [4] ». Selon lui la loi Travail « concerne très modérément les étudiants et vise à améliorer l’accès à l’emploi de ceux, qui faute de diplômes, sont sinistrés sur le marché du travail. [5] » ; cette loi serait donc favorable à la jeunesse non diplômée. En effet, en réduisant les acquis et les droits des gens en emploi, elle permettrait aux outsiders d’accéder plus facilement à un emploi voire à un CDI. De plus, Olivier Galland souligne que pour les diplômés de l’Enseignement Supérieur, l’accès à ce statut est quasiment assuré pour 80% d’entre eux, il s’agit simplement d’une phase de précarité transitoire, qu’ils traversent en étant généralement aidé par leurs parents, repoussant la défamiliarisation. Seuls les étudiants (qui ne représentent que 40% des jeunes) auraient un intérêt à se mobiliser contre cette loi et parmi les étudiants, une large partie ne se mobilise pas en espérant bénéficier de la loi El Khomri pour réduire la phase de précarité transitoire.

A l’inverse, les jeunes non diplômés n’auraient aucun intérêt à combattre un texte qui ne leur enlève aucun droit, et qui, au contraire, leur assure, à moyen terme une perspective d’embauche plus rapide et plus facile. Pour Oliver Galland, les jeunes diplômés ont des intérêts différents des jeunes non diplômés ; il y aurait davantage de différences infra-générationnelles qu’inter-générationnelles. Les outsiders, cette jeunesse non diplômée, dont le taux de chômage atteint 50% et qui est la plus précarisée, ne se mobilise pas contre la loi El Khomri selon Olivier Galland et cette affirmation lui permet de délégitimer la mobilisation des étudiants en la présentant comme une mobilisation corporatiste de futurs nantis qui ne prennent pas en compte les vraies victimes du marché du travail actuel : « Il s’agit dans ces manifestation d’une jeunesse diplômée (ou futur diplômée) dont le destin en terme d’accès à l’emploi et d’intégration sociale est plutôt rassurant si l’on observe les données statistiques.[6] »

Par ailleurs, il dénonce le faible coût de l’opposition aux réformes pour ceux qui se destinent aux études supérieures car les étudiants s’en sortent plutôt bien pour trouver un emploi alors que les jeunes en emploi précaire ne peuvent se permettre de faire grève ou de ne pas travailler pour aller manifester. Les protestataires ne seraient pas les payeurs et ce serait essentiellement une fraction politisée des futurs insiders qui se mobilise contre la loi travail, sous la houlette des organisations étudiantes qui défendent les intérêts particuliers des étudiants selon leur prisme idéologique ce qui les amène à revendiquer le statu quo, mortifère pour les jeunes. « Les jeunes qui s’opposent aux réformes sont presque toujours des lycéens, le plus souvent issus des lycées généraux, et des étudiants. Mais cette jeunesse, dont les représentants syndicaux prétendent représenter l’ensemble des jeunes, ne constitue en fait qu’une partie de la jeunesse[7]. » Olivier Galland va même jusqu’à parler de « la lutte des classes au sein de la jeunesse »[8] en rappelant la part d’enfants d’ouvriers et la part d’enfants de CSP+ dans l’Enseignement Supérieur : « toutes formations confondues, 30% des étudiants ont des parents cadres supérieurs ou exerçant une profession libérale tandis que 11% sont enfants d’ouvriers. »[9]

Ces arguments interpellent et méritent d’être examinés avec précaution. En effet on ne peut ignorer la dimension performative d’un discours et encore moins l’impact politique que peut avoir ce discours de segmentation de la jeunesse en période de mouvement social. Par ailleurs, la légitimité symbolique de ce discours, produit par des universitaires, fournit un soubassement difficilement contestable aux pourfendeurs des mobilisations actuelles.

Tout d’abord la question des ressorts de mobilisations des jeunes mérite qu’on s’y attarde. La jeunesse mobilisée ne serait qu’un syndicat d’une classe d’âges voire pire une corporation de futurs insiders qui se mobilisent pour défendre leurs intérêts particuliers ? C’est passer un peu rapidement sur les mobilisations ne touchant pas spécifiquement la jeunesse dans lesquels des jeunes se sont massivement impliqués. Qu’il s’agisse des retraites en 2010 ou de l’accession de Le Pen au 2e tour de l’élection présidentielle en 2002, ces mobilisations en disent long sur une jeunesse qui n’est pas seulement mobilisée pour la défense de ses seuls intérêts mais bien contre un système de valeurs qu’elle rejette, contre une politique économique prise dans son ensemble. Quand les jeunes prennent la rue contre une réforme des retraites ou quand les étudiants se mobilisent contre une réforme du lycée, il est absurde de vouloir raisonner exclusivement en termes d’intérêts sectoriels. Les manifestations qui avaient eu lieu à l’occasion des expulsions des lycéens sans papiers Leonarda & Katchik montrent bien la faible pertinence du seul critère des intérêts individuels ou corporatistes.

Les mobilisations contre le système économique ou politique dans son ensemble, pour défendre les valeurs de solidarité et d’égalité trouvent un écho particulièrement fort dans la jeunesse. De surcroit, il convient de rappeler que les réformes touchant l’Enseignement Supérieur et l’Education Nationale n’impactent quasiment jamais les générations qui sont étudiantes ou lycéennes à ce moment-là mais sont conçues pour s’appliquer aux jeunes qui entreront dans le secondaire ou dans le système universitaire dans les années suivants le vote desdites réforme. Les mobilisations de la jeunesse, même contre des dispositions ciblant les jeunes, ne sont donc pas motivées par la défense d’intérêts individuels ou corporatistes mais reposent bien sur une solidarité et une conscience politique aigue.

D’autre part, il y a effectivement des intérêts communs à tous les jeunes et particulièrement celui de se battre pour ne pas devenir une génération sacrifiée. Les jeunes sont, selon les derniers sondages près de 74% à vouloir le retrait de la loi Travail ; la jeunesse rejette la précarité en bloc, qu’elle soit un lieu de passage vers le CDI ou une précarité à vie telle que conçue par la loi Travail. A l’élément de langage d’Olivier Galland « des jeunesses » répond celui d’une jeunesse qui est sacrifiée. C’est Louis Chauvel[10] qui théorise la précarisation de toute une génération, laquelle serait donc sacrifiée par les politiques publiques sur l’autel du néolibéralisme. En effet, les nouveaux entrants sur le marché du travail ont un niveau de rémunération bien inférieur à celui de la génération de leurs parents ; depuis 1984 le niveau de vie relatif des trentenaires d’aujourd’hui a perdu 17% par rapport à celui des sexagénaires[11]. Ces jeunes, plus diplômés que leurs parents, sont moins bien rémunérés qu’eux et ils subiront tout au long de leur carrière professionnelle les conséquences (faibles retraites, bas salaires à vie, carrières qui stagnent) de cette entrée sur le marché du travail en période de crise ; c’est l’effet cicatrice.

Quel que soit le niveau de diplôme des jeunes, la précarité les frappe et cette précarité en fait un élément commun, tant matériellement que dans les perceptions. Au-delà de l’idée, largement ancrée dans les consciences de jeunes français, d’être une génération sacrifiée[12], se trouve une autre perception largement partagée, elle aussi forgée sur une réalité économique : le déclassement. Ce concept, notamment élaboré par le sociologue Camille Peugny[13], repose sur une double évolution : déclassement social (mobilité sociale descendante par rapport à la position sociale des parents) et scolaire (niveau de diplôme supérieur à celui requis pour l’emploi exercé). L’inadéquation entre l’évolution de la structure des diplômes (massification de l’Enseignement Supérieur, augmentation générale du niveau de diplômes au fil des classes d’âge) et l’évolution de la structure des emplois et des niveaux de rémunération, conduirait à une situation de précarité structurelle, grandissante, pour les jeunes.

Cette inadéquation génère une position relativement plus favorable pour les jeunes diplômés par rapport aux non diplômés mais cette différence relative ne cache pas une dégradation continue et structurelle du niveau de vie des jeunes diplômés. Le report continu de l’âge moyen d’accès à un CDI (passé de 22 ans en 1992 à 28 ans en 2012[14]), la diminution constante au fil des décennies du pouvoir d’achat à niveau de diplôme similaire conduit à une précarisation des diplômés, certes atténuée par rapport aux non diplômés mais à nuancer au vu du niveau de diplôme. Ce déclassement génère également des représentations, partagées par toute la jeunesse. De manière similaire, l’accès difficile à un logement, le chômage spécifique des jeunes (24,3% de chômeurs chez les 15-24 ans au troisième trimestre 2015) sont des stigmates qui touchent la jeunesse dans son ensemble.

Alors que la convergence des luttes s’impose comme une étape clé du mouvement contre la loi Travail et à Nuit Debout, il est nécessaire de réfléchir à faire converger les différentes mobilisations de la jeunesse, dans toute leur diversité, afin d’unifier la contestation de l’ordre économique néolibéral qui donne la précarité comme unique horizon à notre génération, quel que soit son niveau de diplôme. Cette convergence des diverses formes de lutte implique que les organisations politiques et syndicales des jeunes questionnent leurs pratiques militantes et leur perception des dynamiques de mobilisation afin de construire un mouvement de jeunesse qui unifie enfin les futurs intellectuels précaires avec les futurs ouvriers. C’est par la constitution de ce mouvement de jeunesse large que pourra se construire une perspective de victoire et un bloc politique pour la faire émerger, face à un gouvernement qui opprime la jeunesse dans toutes ses dimensions.

Notes

[1] Olivier Galland, « Pourquoi les jeunes ont-ils une préférence pour le statu quo ? » Telos, 17 mars 2016

[2] Groupe d’Etude des Méthodes de l’Analyse Sociologique de la Sorbonne

[3] Olivier Galland, "La comparaison avec le CPE ne me semble pas très valable", l’Etudiant, 17 mars 2016

[4] Olivier Galland, « Pourquoi les jeunes ont-ils une préférence pour le statu quo ? » Telos, 17 mars 2016

[5] Olivier Galland & Monique Dagnaud, « Jeunesse : l’art de marquer contre son camp », Telos, 7 mars 2016

[6] « Pourquoi les médias aiment les manifs de jeunes », Slate, 9 mars 2016

[7] Olivier Galland, Pourquoi les jeunes ont-ils une préférence pour le statu quo ? Telos, 17 mars 2016

[8] Olivier Galland &Monique Dagnaud, Jeunesse : l’art de marquer contre son camp, Telos, 7 mars 2016

[9] Ibid

[10] Louis Chauvel, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France du XXe siècle aux années 2010, Paris, PUF, collection Quadrige, 2010

[11] Louis Chauvel & Martin Schröder Generational Inequalities and Welfare Regimes, Social Forces 2014

[12] Les jeunes et l’élection présidentielle de 2017 à un an du scrutin, Ifop pour l’ANACEJ, mai 2016 

[13]Camille Peugny Le Déclassement Éditions Grasset, 2010

[14] Droits formels/ droits réels : améliorer le recours aux droits sociaux des jeunes, Avis du Conseil économique, social et environnemental, juin 2012

Antoine de Cabanes

Auteur pour le site Espace Marx (France).

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