Édition du 30 avril 2024

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Débats

Génocide, vraiment ?... De Srebrenica à la Palestine, des juifs aux tutsis, de l’Ukraine au Xinjiang, il est important de qualifier précisément les crimes (impardonnables) commis

Mona Cholet l’a rappelé récemment dans Mediapart : la Cour Internationale de Justice a qualifié de « génocide » le massacre de 8000 civils musulmans, hommes et garçons, par l’armée serbe à Srebrenica, en 1995. Depuis lors, cette qualification inopportune sert de fondement à l’effacement des différences entre diverses sortes de crimes, qu’il est pourtant important de distinguer : crime de guerre, crime contre l’humanité, génocide.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
31 octobre 2023

Par Daniel Tanuro

Le génocide est une tentative d’éliminer physiquement tout un groupe humain à partir de critères ethniques, nationaux ou religieux. Le 20e siècle a connu trois cas indiscutables : les génocides arménien, juif et tutsi. Il faut considérer également comme génocide l’élimination des membres de l’ethnie Herrero par le colonisateur allemand en Afrique australe, au tout début du siècle.

Sebrenica était un crime de guerre, pas un génocide. Le massacre ne visait que les membres masculins de la communauté musulmane d’une localité de Bosnie. Il visait à la terroriser pour la chasser du territoire, pas à l’éliminer physiquement. Ce n’est pas la même chose. Admettre cette différence n’implique pas de relativiser ou d’amoindrir le crime commis : il est abominable et impardonnable. Il indique en outre que le nationalisme grand-serbe était porteur d’une haine suprémaciste qui aurait pu prendre une dimension génocidaire. Mais ce pas n’a pas été franchi.

Celleux qui ont critiqué le jugement de la CIJ sur cette base ont eu raison. Ce jugement, en effet, a eu pour résultat de favoriser un usage inconsidéré du terme « génocide ». Ce n’est pas qu’une question éthique, mais aussi une question juridique. Ce point est important. Une accusation doit être fondée sur des bases solides. Accuser de génocide un criminel qui peut prouver qu’il n’a pas cherché à éliminer tout un groupe humain, c’est courir le risque de le voir échapper à la justice. En fin de compte, cela dessert la cause de la défense des droits humains, de la dignité humaine. Karadzic n’a pas échappé à la justice, dira-t-on. C’est exact. Mais aujourd’hui encore, des cambistes proserbes s’appuient sur l’inadéquation de la qualification de génocide pour nier la gravité du crime commis à Srebrenica, semer le doute, etc.

Autre exemple. Le régime chinois mène une politique de répression terrible contre le peuple ouïghour et les autres peuples turciques du Xinjiang. Cette politique est sans aucun doute criminelle. Mais je persiste à penser qu’il ne s’agit pas de génocide. Il ne s’agit pas non plus d’épuration ethnique, mais au contraire de sinisation forcée, d’intégration par la violence a la société han. L’objectif de Pékin est la destruction de la culture ouïghoure en tant que facteur de différenciation, donc foyer de revendications démocratiques menaçant la dictature du régime. Parler de « génocide culturel » serait exact dans ce cas. Malheureusement, ce crime n’est pas reconnu par la justice internationale. Il faudrait exiger qu’il le soit. Mais parler simplement de génocide sans plus, donc de destruction physique, est erroné, et dessert la solidarité. Comme dans le cas de Srebrenica des « amis » de Pékin s’en servent pour nier les faits.

Il me semble nécessaire et utile de faire la différence aussi entre « génocide » et « tendance (possiblement) génocidaire ». On cite souvent l’enlèvement et la russification de dizaines de milliers d’enfants comme la preuve du génocide commis par le régime de Poutine en Ukraine. Ce crime d’enlèvement est en effet un des éléments constitutifs du génocide, mais suffit-il à dire que le nationalisme grand-russe cherche l’élimination physique du peuple ukrainien ? Je ne pense pas que ce soit le cas. On a plutôt ici un mélange d’épuration ethnique par la terreur de masse contre les civils (les millions de gens forcés à quitter leur terre par l’agression et la répression) et de volonté de destruction culturelle (russification forcée). Le potentiel génocidaire de cette politique criminelle apparait clairement dans les discours et les écrits des nationalistes grand-russes. Il est à prendre d’autant plus au sérieux qu’il y a le précédent de la famine que Staline a imposée au peuple ukrainien dans les années 30, qui a fait au moins 3 millions de morts et dont les « tendances génocidaires » sont nettes. Mais, pas plus que dans le cas serbe, le pas de la destruction physique n’a été franchi par Poutine....

Il faut selon moi faire preuve de la même prudence aujourd’hui face aux crimes terribles commis en Palestine, en particulier à Gaza. Comme le disait récemment Michael Warschawski, le gouvernement d’extrême droite sioniste de Netanyahou est « au-delà du crime de guerre » : le blocus et l’aplatissement sous les bombes de cette prison à ciel ouvert où survivent 2,3 millions de personnes constituent un crime contre l’humanité. C’est sur cette base, et pas simplement pour « crimes de guerre » que Netanyahou et ses sbires devraient être poursuivis par la CIJ.

On me dira que les propos des responsables israéliens parlant des Palestinien.nes comme « d’animaux humains » et justifiant la « punition collective » sont dignes des nazis. Je suis d’accord, je l’ai écrit, et ils ont clairement des accents génocidaires, un potentiel génocidaire inquiétant. Mais ces propos et ces crimes s’inscrivent dans un projet d’épuration ethnique (la Nakba), de négation et de dispersion, pas dans un plan d’élimination physique des Palestinien.nes. Parler de « génocide », en ce moment, est inapproprié et dessert la solidarité avec les droits légitimes du peuple palestinien.

La propagande de l’Occident sur « le droit d’Israël a se défendre » est immonde et met la réalité sur sa tête : c’est le peuple palestinien qui est occupé, déporté, violenté, humilié et dépossédé depuis 1948. Impunément. Avec la complicité des puissances, qui se débarrassent ainsi de leur culpabilité historique dans l’antisémitisme. Tout cela est révoltant. Mais je pense que la surenchère sur le « genocide » n’est pas la bonne réponse. D’autant que les actes de terreur contre des civils, perpétrés par le Hamas le 7 octobre, hélas, servent de prétexte à Netanyahou en réveillant le souvenir du fait que 6 millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont été assassinés au siècle passé au seul motif qu’iels étaient juifs...

Dans tous les cas, une même question se pose. Comment serait-il possible de sortir de la spirale des horreurs si toutes les horreurs n’étaient pas qualifiées avec précision, dans leur contexte, et si tous les coupables ainsi que tous les complices n’étaient pas pris en compte ?

Daniel Tanuro

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