Édition du 23 avril 2024

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Recomposition de la gauche européenne

Grande-Bretagne - De nouvelles possibilités de recomposition à gauche

Sous l’impact de l’austérité, la politique en Grande-Bretagne est entrée dans la tourmente. Les deux partis de la coalition gouvernementale de droite au pouvoir (les Conservateurs et les Libéraux-Démocrates) viennent de connaître une lourde défaite au cours des élections locales qui se sont tenues en Angleterre la semaine dernière, au profit de l’UKIP (Parti pour l’Indépendance du Royaume-Uni), un parti de droite populiste et anti-immigration qui a réussi ces derniers mois à pousser tous les autres partis vers la droite. Les résultats du Parti Travailliste sont en progrès, mais celui-ci est limité, tant numériquement que politiquement, puisque la réponse de ce parti à l’austérité est sa propre version de l’austérité et qu’il a flatté les sentiments anti-immigrés au cours de la campagne.

La gauche n’était nulle part dans ces élections - il n’y avait rien qui permette de regrouper la gauche de la manière dont l’UKIP a rallié la droite radicale - ce qui montre à nouveau le besoin crucial d’un parti large de gauche qui puisse commencer à faire ce que Syriza a fait en Grèce : présenter une plate-forme anti-austérité claire à laquelle la classe travailleuse puisse se référer.

Syriza a démontré qu’une coalition de forces organisées démocratiquement au sein d’un seul parti peut gagner un soutien de masse et briser l’emprise des principaux partis de l’establishment, y compris la social-démocratie. Des partis similaires ont été construits dans un certain nombre de pays européens.

Quinze années d’essais... et d’échecs

Il y a quelques mois à peine, les perspectives pour la formation d’un tel parti en Angleterre semblaient extrêmement sombres. Socialist Resistance [la section britannique de la Quatrième Internationale, à laquelle appartient l’auteur de cet article - NdT] a sans cesse plaidé en faveur d’un tel parti, auprès de tous ceux à gauche qui voulaient bien l’écouter parce que nous étions fermement convaincus de la nécessité d’un tel parti. Nous avons publié un livre, organisé des forums et des séminaires sur la question et discuté avec d’autres organisations de gauche. Cela a été dur, mais l’espace pour un tel parti était toujours là et, en fait, il a même augmenté au fil des années.

Cependant, cette triste situation [de dispersion et de concurrence - NdT], c’est la gauche elle-même qui se l’est entièrement infligée. Des occasions importantes de construire un tel parti ont été gaspillées par le sectarisme au cours des 15 dernières années. Cela a produit une série de scissions dommageables qui ont sérieusement miné la crédibilité d’un tel projet.

Le facteur clé dans chacun de ces cas a été la démocratie interne - ou plutôt l’absence ou les violations de celle-ci. Chaque fois, tout a tourné autour du fait de savoir si ces nouvelles formations pourraient s’assurer un processus de décision propre qui soit indépendant des principales organisations d’extrême-gauche participantes ou de la personnalité principale à la tête de l’initiative et si ces nouvelles formations pourraient avoir leur propre vie politique interne et leur propre développement politique.

Le Socialist Labour Party

(SLP) - qui a été lancé par Arthur Scargill [le dirigeant de la longue grève des mineurs en 1984-85, NdT] après que Tony Blair ait pris le contrôle du Parti travailliste en 1994 - s’est finalement déchiré à cause du fonctionnement hyper-personnalisé et strictement du haut vers le bas sur lequel Scargill a toujours insisté et du refus de celui-ci de permettre la moindre pluralité au sein du SLP.

La Socialist Alliance (SA), qui a été lancée en 2000, a réuni un moment la quasi-totalité de l’extrême-gauche, y compris le Socialist Workers Party (SWP) et le Socialist Party (SP), [les deux principales organisations de la gauche révolutionnaire britannique, représentant chacune une tendance du trotskisme britannique et international - NdT] à côté de forces significatives venant de la gauche du Parti Travailliste. La SA a éclaté lorsque le SP en est sorti parce qu’il s’opposait à l’application du principe "Un membre, une voix" lors des conférences de la Socialist Alliance.

Respect a été lancé en 2004 après que le député George Galloway ait été exclu du Parti Travailliste pour son opposition à la guerre en Irak et ce qui restait de la Socialist Alliance s’est dissous dans cette nouvelle coalition. Respect a eu un impact plus large, en particulier parmi les musulmans qui se sont politiquement radicalisés contre la guerre. Cette coalition a été en mesure de faire élire Galloway au Parlement (le premier député à gauche du Parti Travailliste à être élu depuis les années 1940 !) et des groupes importants de conseillers communaux, principalement dans l’Est de Londres et à Birmingham. Cependant, Respect s’est finalement divisé (entre le SWP et presque tous les autres) lorsque le SWP a refusé de relâcher son emprise sur le fonctionnement de l’organisation.

Respect Renewal (Respect - le Renouveau) a été formé après que le SWP ait fait scission. Il a également été finalement détruit quand Galloway a imposé son contrôle personnel de haut en bas de l’organisation et l’a transformé en un groupe de soutien à sa personne - même après avoir remporté de façon spectaculaire l’élection parlementaire partielle de Bradford West en mars l’an dernier, ce qui avait ouvert de nouvelles possibilités pour un parti large.

L’extrême-gauche, de l’ouverture au repli

Les perspectives pour une unité de l’extrême-gauche semblaient tout aussi sombres il y a quelques mois seulement. L’extrême-gauche avait été dominée pendant de nombreuses années par deux grandes organisations (à l’échelle de l’extrême-gauche), le SWP et le SP, auxquels s’ajoutaient de petits groupes largement marginalisés, y compris le nôtre (dans ses avatars antérieurs et actuel).

Le SP avait brisé le moule et s’était tourné vers l’extérieur quand il avait fait la promotion d’Alliances Socialistes au niveau local au début des années ’90. Le SWP (légèrement plus grand que son rival) s’était lui aussi tourné vers l’extérieur pour rejoindre la SA en 2000, rompant ainsi tout aussi brutalement avec son isolationnisme passé. Cela n’a cependant pas duré longtemps, dans les deux cas. Le SWP a de plus en plus agi dans son propre intérêt et après avoir divisé et quitté Respect, il est retourné à une position isolationniste.

Quand la lutte contre les coupes [dans les budgets des services publics, en particulier sociaux - NdT] a commencé en 2010, ces divisions historiques au sein de l’extrême-gauche se sont reproduites d’une manière destructrice dans le mouvement large. Au lieu d’un seule formation nationale, nous nous sommes retrouvés avec trois campagnes contre les coupes : le National Shop Stewards Network (NSSN - Réseau national des Délégués syndicaux) dirigé par le SP, Unite the Resistance (UtR - Unir la Résistance) dirigée par le SWP et la Coalition of Résistance, qui a été créé sur une base plus large et plus ouverte par le groupe Counterfire, une scission du SWP. (...)

Vers un nouveau parti large à gauche ?

Des développements récents ont toutefois considérablement ouvert la situation à gauche - tant au niveau de la construction d’un parti large à la gauche du Parti Travailliste qu’au niveau de l’unité de l’extrême-gauche.

Le fait le plus spectaculaire a été un appel en faveur d’un nouveau parti large de la gauche lancé par Ken Loach à l’occasion de la sortie de son nouveau film "The Spirit of 45" - qui est une défense brillante des idées socialistes et collectivistes, en particulier de la propriété publique et des services publics.

Le film a été lancé un soir à la mi-mars simultanément dans 50 salles de cinéma (dont beaucoup entièrement remplies) et la projection a été suivie par une séance de questions et réponses dans un cinéma, relayée dans la plupart des autres. Au cours de celle-ci, Ken Loach a lancé un appel pour un nouveau parti de gauche. Son appel a été ensuite repris par le site Left Unity , qui avait été créé peu avant pour plaider en faveur d’un nouveau parti et dans lequel nous sommes impliqués depuis le début.

En quelques jours, 6.000 personnes ont signé cet appel. Depuis lors, le projet a évolué à un rythme remarquable. Il y a maintenant plus de 90 groupes locaux qui en sont à des stades différents d’avancement. Un comité d’organisation a été mis en place lors d’une réunion qui s’est tenue à Londres pour administrer ces développements et soutenir les groupes locaux. La première rencontre nationale des représentants des groupes locaux va se dérouler le 11 mai afin de convenir des prochaines étapes à suivre. Les premières réflexions quant à la date pour une conférence de lancement d’un nouveau parti semblent se diriger vers février ou mars de l’an prochain.

La création d’un nouveau parti large ne sera pas chose facile, étant donné la propension de la gauche en Angleterre à gaspiller de telles occasions et l’héritage laissé par les précédents échecs - en particulier les actions des grandes organisations d’extrême-gauche. Mais le besoin pressant est toujours là et c’est la meilleure chance qui s’offre à nous depuis une longue période.

Il semble y avoir un consensus général sur l’idée que cette nouvelle formation devrait être un parti anti-austérité, à la gauche du Parti Travailliste, large, pluraliste et qui ne soit pas dominé de manière non démocratique par une organisation d’extrême-gauche. En outre, ce parti devrait être fondé sur des adhésions individuelles, et non pas être une fédération d’organisations.

La stratégie électorale n’a pas encore été discutée mais il est clair que l’approche de la Trade Union and Socialist Coalition - qui consiste à parachuter des candidats dans des circonscriptions sans avoir de travail militant de terrain au préalable et sans rien faire entre les élections - sera rejetée [la TUSC est la dernière tentative unitaire en date, lancée en 2011 par le SP et le RMT, une centrale syndicale des Transports publics, et rejointe ensuite par le SWP - NdT]

Ni le SWP ni le SP ne sont impliqués - à part quelques personnes au niveau local. Il n’y a pas non plus un grand leader charismatique. Ken Loach continuera très certainement à soutenir le projet, mais le rôle de « grand dirigeant » est un anathème pour lui. Il n’y a pas de personnalités du calibre de George Galloway ou de Tommy Sheridan [principale personnalité publique du Scottish Socialist Party , une initiative d’unité de gauche en Ecosse, qui a connu un succès important au milieu des années 2000 avant d’exploser suite aux difficultés créées par le comportement de Sheridan face à des révélations de la presse à scandales sur sa vie privée - NdT]. Cette absence de personnalités de premier plan peut être un inconvénient quand il s’agit des élections, mais cela a aussi un côté positif, étant donné les ravages que ces personnages ont provoqués dans un passé récent.

Cela signifie que le parti lui-même devra établir sa propre réputation par son travail et les résultats qu’il obtiendra.

Vers un regroupement à l’extrême gauche ?

La première évolution positive en ce qui concerne l’unité de l’extrême-gauche a commencé avec la naissance de l’ Anticapitalist Initiative (ACI) en avril de l’an dernier, à l’initiative de jeunes militants ayant rompu avec le petit groupe trotskiste Workers Power, d’une autre scission antérieure de ce même groupe et de gens issus de milieux autonomes et alternatifs. A la fin de l’an dernier, l’ACI a lancé un appel en faveur d’un type plus ouvert et plus démocratique d’organisation d’extrême-gauche. Deux des têtes pensantes de l’ACI, Luke Cooper et Simon Hardy, ont publié un livre intitulé "Au-delà du capitalisme ? L’avenir de la politique radicale" pour défendre cette approche.

Ce livre marquait une rupture claire avec un passé sectaire et nous nous sommes engagés aussi fortement que nous l’avons pu pour tenir des discussions et des réunions publiques avec l’ACI à Londres, à Manchester et dans d’autres endroits où nos deux groupes sont présents ensemble. Nous avons travaillé avec eux dès les premiers pas de Left Unity, avant même l’initiative de Ken Loach, et nous avons continué à travailler avec eux dans ce cadre depuis lors.

La seconde évolution s’est produite lorsque la crise dans le SWP (ou une nouvelle étape de celle-ci) a éclaté au grand jour en janvier de cette année lors du congrès annuel de ce parti. Une énorme controverse - dont les grandes lignes sont maintenant bien connues - s’est développée à propos de la manière dont ont été traitées (ou non traitées) les accusations de harcèlement sexuel envers un dirigeant de premier plan du parti.

Certains membres du SWP avaient déjà été expulsés avant ce congrès sous l’accusation d’avoir voulu former une fraction. Peu de temps après la conférence, un groupe d’environ 200 membres du SWP a démissionné de l’organisation en désaccord avec la manière dont la direction du parti a défendu son action sur cette question et avec les méthodes politiques qu’elle a utilisées pour le faire. Ils ont formé l’ International Socialist Network (ISN - Réseau Socialiste International) qui a tenu sa première réunion au niveau national le 13 Avril en invitant tant SR que l’ACI à assister à titre d’observateurs et à présenter leur point de vue.

Quelle que soit la manière dont on peut analyser le déclin du SWP, qui a longtemps été une force majeure à gauche, cette crise a considérablement bouleversé le paysage de l’extrême-gauche et a ouvert un nouvel espace de recomposition au sein de celle-ci. En fait, il était clair dès le départ que ce nouveau groupe avait une approche très différente - et même spectaculairement différente - de ceux qui ont quitté le SWP au cours des dernières années. Il régnait dans la réunion de constitution de l’ISN une atmosphère de recherche en commun remarquablement non-sectaire et ouverte vers l’extérieur.

L’approche privilégiée lors de cette réunion a été d’aller vers un modèle d’organisation d’extrême-gauche beaucoup plus ouvert et démocratique. Ils ont certes décidé de créer une nouvelle organisation/coordination, mais avec un objectif de regroupement de l’extrême-gauche, et les organisations qu’ils ont mentionnées à cet égard étaient SR et l’ACI. Plusieurs orateurs ont déclaré que si, dans un an, ce regroupement ne s’est pas réalisé, cela voudra dire qu’ils auront échoué dans leur projet.

Les participants à la réunion ont aussi manifesté un fort soutien à l’initiative de Ken Loach, qui a été considérée par la plupart des orateurs comme un développement distinct, mais tout aussi important.

Une réunion des femmes s’est tenue séparément pour discuter ; elles ont ensuite présenté un rapport de celles-ci devant l’assemblée et présenté des propositions statutaires relatives à la protection des femmes et à la manière de traiter cette question d’une façon très différente du SWP.

Un groupe de pilotage comprenant 50% de femmes a été élu. Une des tâches confiées à ce groupe de pilotage a été d’organiser dans l’année qui vient une "fête politique" [réunissant débats politiques, ateliers de formation, activités cultuelles,... dans le style de ce que le SWP organise chaque été sous le nom de "Marxism" - NdT] et d’approcher SR et l’ACI pour l’organiser ensemble.

Selon eux, la crise du SWP continue toujours et ils s’attendent à ce que de nouveaux groupes quittent ce parti dans des conditions similaires aux leurs. Et, de fait, il y a quelques jours, la plus grande section locale des étudiants du SWP [celle de Manchester] vient également de démissionner et elle appelle de ses voeux, elle aussi, un nouveau type de politique à l’extrême-gauche, sortant du moule de la tradition SWP.

Quand j’ai présenté les salutations de SR à cette réunion de constitution de l’ISN, j’ai accueilli très chaleureusement leur approche et j’ai déclaré qu’en ce qui nous concerne, nous ne voyions pas pourquoi les trois organisations - l’ISN, l’ACI et nous - devraient continuer comme des organisations distinctes et que nous étions en faveur de les réunir, à court ou moyen terme, en une seule organisation.

Heureuse coïncidence, notre propre congrès de Socialist Resistance a eu lieu le week-end suivant, les 20 et 21 Avril. Nous avons placé ces nouveaux développements - l’initiative de Ken Loach et les possibilités de regroupement à l’extrême-gauche - au centre du congrès et adopté des résolutions en faveur d’une pleine participation aux deux.

Les camarades ont évoqué la possibilité, si les choses se déroulent bien des deux côtés (le parti large et le regroupement d’extrême-gauche) qu’une nouvelle organisation recomposée d’extrême-gauche puisse travailler d’une manière organisée dans un nouveau parti large pour s’attaquer à la question de la représentation de la classe travailleuse.

Tant l’ACI que l’ISN ont assisté à notre Congrès et y ont adressé leurs salutations. Ils ont été très positifs vis-à-vis de la perspective d’un regroupement de nos trois forces. Par ailleurs, Kate Hudson, l’une des organisatrices de Left Unity, a apporté les salutations de cette initiative et s’est félicitée de la participation de SR à celle-ci.

En ce qui concerne l’unité à l’extrême-gauche, le sentiment du Congrès a été résumé par un camarade qui a dit que si nous existions encore au terme de l’année qui vient, cela voudra dire que nous aurons échoué.

Depuis notre Congrès, les choses ont continué à progresser avec la proposition de tenir une première réunion pour discuter du regroupement le 12 mai - c’est-à-dire au lendemain de la première réunion nationale de Left Unity.

Tout ceci reflète un changement profond au sein de l’extrême gauche en Angleterre, dont l’ampleur n’est pas encore claire. Ce qui est clair, par contre, c’est qu’à la même époque l’an prochain, les choses pourraient se présenter de manière très différente à l’extrême-gauche.

Rien de tout cela ne va être facile, en particulier la création d’un nouveau parti large après l’impact négatif laissé par les diverses tentatives au cours de l’histoire récente. Socialist Resistance est cependant pleinement engagée dans les deux projets et nous ferons tout notre possible pour les conduire à une conclusion réussie.

Publié le 4 mai 2013 sur www.internationalviewpoint.org/
Traduction française pour avanti4.be : Jean Peltier

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