Édition du 30 avril 2024

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Europe

Grande-Bretagne. Une critique de la raison travailliste en 2023 : réaction et espoir

La situation britannique reste marquée par six traits notables. Rappelons ou signalons les cinq premiers : une inflation galopante qui se poursuit et aggrave des baisses de salaires déjà sans précédent, ainsi qu’une situation sociale qui se dégrade notoirement pour des millions de personnes ; l’entrée en récession de l’économie britannique depuis décembre dernier et l’annonce d’une nouvelle phase d’austérité (budget présenté à la mi-novembre 2022) ; une mobilisation syndicale intense et inédite depuis des décennies ; quatrièmement, une succession de profits records, notamment dans le secteur de l’énergie ; et cinquièmement, l’impopularité du gouvernement conservateur, qui ne semble pas à ce jour en mesure de se remettre des dégâts causés par le bref passage de Liz Truss au poste de Premier ministre pendant quelques semaines seulement à l’automne dernier.

1 juin 2023 | tiré de vientosur.info, no 187
https://vientosur.info/gran-bretana-critica-de-la-razon-laborista-en-2023-reaccion-y-esperanza/

La reprise collective de la confiance d’une grande partie du monde syndical et l’intensification de la lutte des classes sont l’élément clé et décisif de cette conjoncture et des bifurcations qu’elle pourrait provoquer. En résumé, en mars 2023, le mouvement social et syndical qui a débuté en juin 2022, dix mois plus tôt, est toujours intact en termes de force, d’ampleur et de diversité. Les adhérents du Communications Workers’ Union (CWU), colonne vertébrale de la mobilisation depuis des mois, ont à nouveau voté en faveur de la grève à 96 %, avec un taux de participation de 77 % ; le Transport Workers’ Union (RMT), autre acteur clé, a rejeté l’offre salariale de Network Rail et des compagnies ferroviaires et a continué à appeler à des journées de grève les 16, 17, 18, 30 mars et 1er avril 1. Au sein du FBU (pompiers), la grève a été votée à 88% avec un taux de participation de 73%. L’affiliation Unite à la centrale électrique de Drax a appelé à neuf jours de grève en février, mars et avril.

Mais en janvier et février, de nouveaux secteurs se sont également mobilisés. La grève du syndicat des infirmières (RCN), la première de son histoire, a eu une certaine résonance, compréhensible vu la taille de l’organisation et son caractère symbolique, surtout vu l’état [dégradé] du service de santé britannique et après deux ans de pandémie. Mais nous pensons aussi à la Society of Chartered Physiotherapists, au personnel de l’Environment Agency, aux enseignants en Écosse, aux travailleurs d’Amazon affiliés au GMB à Coventry et aux nettoyeurs de la centrale nucléaire de Sellafield (dans le nord-ouest de l’Angleterre), employés par la société de sous-traitance Mitie. Et le 15 mars, grand jour, les 133 000 travailleurs des services gouvernementaux affiliés au PCS, les enseignants du NEU et les intérimaires des hôpitaux se sont rassemblés.

Sur ce front, la situation reste exceptionnelle, avec un niveau de militantisme jamais atteint depuis les années 1980. Par ailleurs, point d’orgue de ce mouvement salarial général, Shell a annoncé ses bénéfices les plus élevés (en 2022) en 115 ans d’histoire : 32 milliards de livres (36,5 milliards d’euros), soit le double des résultats de 2021, et une distribution de dividendes de 5 milliards de livres. Il en va de même pour BP, avec 23 milliards de livres (26 milliards d’euros) pour l’année (record) 2022 : sans doute une manière involontaire pour BP, l’ancienne Anglo-Persian Oil Company, de célébrer le 70e anniversaire du coup d’État anglo-américain de 1953 contre Mohamed Mossadegh, le premier Premier ministre iranien démocratiquement élu, qui avait décidé de nationaliser les ressources pétrolières iraniennes détenues par les Britanniques. Il n’est pas surprenant que, dans ce climat d’euphorie, BP ait choisi de revoir à la baisse ses objectifs de réduction des émissions de CO2 et envisage d’augmenter ses investissements dans l’extraction du pétrole et du gaz,2 . Shell et BP, dont l’activité se situe dans le secteur du pétrole et du gaz, ne sont pas les seuls à s’inquiéter.

Mais Shell et BP, pour qui la guerre russe en Ukraine est très productive, ne sont que les aérosols les plus proéminents dans le grand feu d’artifice des superprofits des deux dernières années de catastrophe sanitaire 3.

Reste donc le sixième élément de cette conjoncture de polarisation sociale et politique, autrement dit de lutte des classes ouverte : le parti travailliste dirigé par Keir Starmer. Presque insignifiante politiquement après deux années sans capacité à présenter un projet politique, la situation du Labour est devenue très favorable, pour au moins quatre raisons. Tout d’abord, les conservateurs au pouvoir se remettent à peine du bref passage du gouvernement Truss (septembre-octobre 2022). De plus, cet épisode n’a fait que compléter le désastre gouvernemental marqué par l’incompétence de Boris Johnson. Comme le montrent clairement les sondages Yougov 4, la popularité de Keir Starmer, qui était faible voire très faible depuis le début de son mandat de chef de parti, malgré la grande bienveillance des médias mainstream, doit sa soudaine amélioration début octobre (+16%) aux quelques semaines de mandat de Liz Truss. Mais aucun des deux partis ne semble devoir son amélioration dans les sondages à autre chose qu’à l’intervention miraculeuse de Sainte-Elisabeth. En l’état actuel des choses, pour beaucoup de gens, une victoire électorale des travaillistes aux prochaines élections législatives semble assurée. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Le deuxième facteur est que l’opinion publique britannique est de plus en plus favorable au principe de la nationalisation de toute une série de secteurs de l’économie : transports, eau, énergie, santé.... C’est le cas depuis longtemps. Mais les effets cumulés de la pandémie, de l’accélération de l’effondrement du National Health Service et de l’explosion de l’inflation, surtout lorsqu’ils sont combinés à l’énormité des profits du secteur de l’énergie, ont largement contribué à ancrer cette option au sein même d’une grande partie de l’électorat conservateur.

Troisièmement, il y a l’actualité sans précédent, déjà évoquée ici, des luttes des syndicats et du monde du travail, avec un soutien public relatif mais bien réel qu’il convient également de noter : les grèves des infirmières pour des salaires plus élevés et une meilleure qualité des soins ont reçu un soutien immédiat de plus de 70 % de la population 6. D’autre part, les grèves des transports, beaucoup plus soumises à la rhétorique politique et médiatique anti-grève, ont également obtenu un soutien public sans précédent : soutien majoritaire en juin-juillet 2022 et soutien très significatif début 2023 7.

Face aux difficultés majeures du gouvernement conservateur, dans un contexte de crise sociale violente et de consolidation du consensus sur les questions de propriété publique, et avec le soutien potentiel d’un mouvement syndical et social nouvellement combatif à travers le pays, le Labour dispose désormais de leviers importants pour développer et populariser un ensemble d’options et d’orientations qui devraient lui permettre de répondre à la trajectoire politique littéralement mortifère [du pays] 8 de ces dernières années, que la pandémie n’a fait qu’exacerber : extrémisme oligarchique, profits massifs tous azimuts (méga-pollueurs en tête), pauvreté et précarité sociale, professionnelle, alimentaire, énergétique omniprésentes, naufrage des services de santé. ..

Mais les priorités des dirigeants travaillistes sont ailleurs. La première est de continuer à éliminer ou neutraliser toutes les composantes de gauche au sein du parti et d’en finir ainsi, au moins temporairement, avec le Labour comme grande église qui englobe toute une diversité de composantes actives sur sa gauche et qui garantit des liens avec le mouvement social à différents moments de son histoire. Les expulsions de Jeremy Corbyn ou de Ken Loach ne sont que les exemples les plus notoires de ce qui apparaît désormais comme une véritable purge politique : exclusion d’organisations entières et suspensions arbitraires de candidats indésirables aux élections ou à l’adhésion aux instances du parti.... 9 La liste serait trop longue ici, d’autant qu’il faudrait y ajouter les 200 000 (deux cent mille !) personnes (militants et membres) qui ont quitté le parti entre le seul mois d’avril 2020 (élection de K. Starmer à la tête du parti) et le mois de janvier 2022. Cependant, pour la ministre fantôme des Finances Rachel Reeves, ce découragement généralisé après l’abandon de tous les engagements programmatiques du mandat de Corbyn - sur la base desquels K. Starmer a été élu - est "une bonne chose". Starmer - est "une bonne chose".

La deuxième priorité, étroitement liée à la première et toujours très bien incarnée par Reeves, est de positionner le Labour comme un parti pro-business et fiscalement responsable. L’instabilité et les forts soupçons d’incompétence provoqués par les erreurs du gouvernement conservateur ont ouvert la voie à un parti travailliste soucieux de gagner la confiance des milieux d’affaires. Après avoir renoncé à tout compromis sur la fiscalité des entreprises, à tout projet de renationalisation, après s’être clairement distancié du mouvement de grève en n’exprimant aucun soutien aux revendications salariales et en allant jusqu’à bannir les membres du cabinet [fantôme] des piquets de grève, la mission semble accomplie. Les signes ne manquent pas. Le plus officiel, si l’on peut dire, vient de l’ancien président de la Confédération de l’industrie britannique (CBI) et président de la Chambre de commerce internationale, Paul Drechsler, qui affirme que "Sir Keir Starmer" a ramené le Parti travailliste "à la raison" après Corbyn et le virage à gauche ; "le sentiment d’un changement profond envahit les bureaux de la direction et les couloirs du pouvoir. Les grandes entreprises commencent à parler du Labour avec chaleur et même optimisme. Pour Drechsler, comme pour "beaucoup de gens qui comptent dans le monde des affaires", c’est principalement Reeves qui est responsable de cette renaissance. Mais, dit-il, "Keir me semble être une personne tout à fait capable d’insuffler un sentiment de confiance aux chefs d’entreprise. Nous avons besoin de stabilité. Et nous avons besoin de quelque chose de nouveau." 10. 200 000 cotisations perdues ? Le parti travailliste collecte actuellement des centaines de milliers de livres auprès de riches donateurs du monde des affaires : 100 000 livres de Clives Lewis, patronne de River Island, en août 2022 ; 100 000 livres de Fred Story, patron d’une société immobilière, en septembre ; 100 000 livres de Gareth Quarry, milliardaire et désormais ex-conservateur, en octobre.....

La troisième option privilégiée est celle d’une forte réorientation patriotique et nationaliste. Certes, cette position a déjà une histoire au sein du Labour. Elle remonte au tournant nationaliste et anti-immigration de la seconde moitié des années 2000, qui a mis fin à la séquence multiculturaliste du début du blairisme et à son soutien volontaire à l’élargissement de l’UE à l’Europe de l’Est. Les questions de la britannicité et de l’identité nationale, des emplois britanniques pour les travailleurs britanniques et du lien entre la criminalité et l’immigration figuraient en bonne place dans le manifeste électoral du parti travailliste en 2010. Cependant, pour les dirigeants travaillistes actuels, il est urgent de corriger les expressions de solidarité de la période 2015-2020. L’esprit de surenchère [dans le paysage politique britannique] est donc clair et accepté : une position dure contre l’immigration et les réfugiés pour faire face à la perte des circonscriptions traditionnellement travaillistes dans les anciennes régions industrielles lors des élections générales de décembre 2019. Starmer aurait pu choisir de contester la brutalisation que l’austérité et la paupérisation sans fin ont infligée à des régions déjà durement touchées depuis les années 1980. Cette orientation avait réussi à attirer une grande partie du public travailliste lors des élections de 2017 et, de plus, depuis juin 2022 [avec les mobilisations en cours], le parti dispose à l’évidence d’une immense réserve d’énergie mobilisatrice qui devrait lui permettre de réaffirmer ce type de projet et de le faire entendre à grande échelle. Mais il a préféré reprendre le virage pris dix ans plus tôt, qui a donné son feu vert à la politique raciste d’environnement hostile mise en œuvre par Theresa May (alors ministre de l’Intérieur de David Cameron) à partir de 2013 et à la teinte xénophobe du débat public autour du Brexit.

Ainsi, l’opposition travailliste ne pose aucun défi politique ou éthique à une action gouvernementale qui a largement bénéficié du consensus offert par les travaillistes depuis les années Brown et Miliband. Aux antipodes de la solidarité de classe, pour Starmer ou Reeves, le problème de la politique d’immigration du gouvernement Sunak n’est pas sa batterie de mesures racistes de plus en plus fanatiques, bien au contraire : c’est qu’il n’expulse pas assez, ou pas assez vite. En octobre 2022, alors que les conservateurs annonçaient un nouveau durcissement des lois anti-immigration, Rachel Reeves expliquait déjà qu’il était temps pour les conservateurs au pouvoir de se ressaisir et d’accélérer le rythme des expulsions de ressortissants étrangers.11 Dans le discours travailliste, la classe n’est redécouverte que dans la mesure où elle cherche à protéger une classe ouvrière blanche de la concurrence étrangère déloyale - qui n’est nulle part documentée - que lui imposeraient les différents registres du cosmopolitisme.

Aux antipodes de cette normalisation raciste du travail, vingt et une organisations syndicales ont exprimé, dans une déclaration commune, leur solidarité de classe internationaliste et antiraciste contre un autre projet de loi anti-réfugiés 12 : l’engagement de rester solidaire de tous les travailleurs étrangers, de lutter contre le racisme gouvernemental, notamment par la syndicalisation, la défense des droits des travailleurs sans papiers, contre les visas temporaires et les contrôles policiers sur les lieux de travail. Ainsi, les luttes de ces derniers mois portent aussi cette réaffirmation de la conscience de classe, dans un antagonisme entre parti et syndicats qui rend de moins en moins pertinent leur lien historique, si souvent malmené il est vrai.

Pour la droite travailliste, donc, l’avantage acquis dans les sondages peut servir à confirmer la ligne suivie depuis près de trois ans, en attendant les effets de l’érosion des conservateurs au pouvoir depuis 2010. "De ce point de vue, les luttes des travailleurs sont bien plus une nuisance qu’autre chose et, comme pour éliminer toute ambiguïté possible, dans un nouveau geste pour marquer la distance, Wes Streeting, responsable de la santé dans le cabinet fantôme du parti, est allé jusqu’à défendre l’utilité et l’efficacité du secteur privé dans les soins de santé. Dans un contexte de grève historique des personnels de santé, largement soutenue par l’opinion publique, et de crise généralisée des services soumis à une privatisation rampante (notamment le piège des omniprésents partenariats public-privé) et presque universellement décriée, les propos de Streeting étaient soit incohérents... soit provocateurs, tout simplement.

Mais combien de temps encore pourrons-nous compter sur les effets du miracle de Sainte Elisabeth ?

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Comme nous venons de le rappeler, la priorité politique initiale de la direction du Labour n’était pas de s’opposer au gouvernement - l’unité nationale était de mise pendant la crise sanitaire - la priorité était, et est toujours, l’élimination de la gauche au sein du parti, en utilisant tous les leviers disponibles, quitte à piétiner ses règles internes. Il n’aura probablement échappé à personne que l’étendard et l’arme de prédilection de cette entreprise était la lutte contre l’antisémitisme. Starmer et son entourage n’ont pas hésité à faire de cette question la condition sine qua non de la viabilité et de la crédibilité futures du parti. La violence entre factions qui s’en est suivie est probablement sans équivalent dans l’histoire du Labour et, en tant que telle, trahit l’urgence réactionnaire post-Corbyn qui s’est emparée de la nouvelle direction : la possibilité d’un parti conquis par sa gauche (jusqu’ici plutôt utilement périphérique) ne doit jamais se répéter. D’où les éliminations et les assassinats symboliques, plutôt que la domestication, à partir de maintenant.

Dans la campagne contre la gauche antiraciste et internationaliste, l’utilisation incessante de l’accusation infamante/disqualifiante d’antisémitisme a donc été d’une importance tactique cruciale dans la reconfiguration idéologique du travaillisme. À la lumière de ce qui précède, proposons simplement ce qui suit : cette campagne était destinée, entre autres, à mettre en évidence la crédibilité antiraciste et anti-exclusion issue du noble héritage de la longue tradition antifasciste qui a contribué à définir la gauche au cours de son histoire. Cette immunité auto-administrée a permis de se livrer à toutes les formes habituelles de démagogie raciste et islamophobe, tout en rejetant la responsabilité du racisme sur les antiracistes.

Essayons de résumer les principaux gestes de ce tour de passe-passe : (1) contre la panique islamophobe, les antiracistes sont solidaires des musulmans soupçonnés d’être irréductiblement antisémites, donc les antiracistes sont antisémites par association et complicité ; d’où (2) l’assurance avec laquelle il est désormais possible de prétendre que la gauche antiraciste - y compris de nombreux militants juifs - qui condamne l’apartheid israélien ne fait que cacher son antisémitisme derrière sa critique de l’Etat d’Israël. En outre, (3) la gauche antiraciste et internationaliste (antisémite), qui nie l’évidence du problème de l’immigration, est oublieuse des préoccupations de la classe ouvrière, dont l’appauvrissement continu serait la conséquence d’une pression migratoire insupportable sur les services de santé, l’éducation, le logement et les salaires. La gauche antiraciste (politiquement correcte, muette, multiculturaliste et maintenant réveillée) est donc anti-ouvrière, trahissant un élitisme social de jeunes urbains diplômés, déconnectés des réalités dures et profondes d’un monde ouvrier qui ne s’est jamais remis de la désindustrialisation. De même (4), en refusant de voir dans l’immigration un problème prétendument responsable de l’insécurité sociale croissante des milieux blancs les plus modestes et les plus vulnérables, la gauche antiraciste est ainsi responsable du racisme de reflux qu’elle alimente. Enfin (5), ce refus de voir le problème relève de l’aveuglement volontaire et du déni de réalité : cette incapacité à reconnaître l’immigration comme un problème, c’est-à-dire les faits, est sans doute le signe d’une attitude irrationnelle. D’où l’intolérance extrémiste (et abolitionniste) de la gauche antiraciste : penser que réduire l’immigration à un problème pourrait, en soi, à la fois trahir et valider un ensemble de présupposés xénophobes et racistes, doit être le signe indubitable d’un dogmatisme abolitionniste.

Nous approchons donc d’une sorte de petite grammaire de la panique anti-éveil et de toute l’euphorie politico-éditoriale en réaction à l’intolérance de la culture de l’abolition qui est censée en résulter (une intolérance qui est généralement comprise comme un symptôme tardif de la mentalité intrinsèquement totalitaire de la gauche non-droitière). Nous nous trouvons ici dans un monde à l’envers où les antiracistes sont à l’origine du racisme et sont complices de l’antisémitisme, alors qu’ils ne sont pas - tant les non-Juifs que, dans un grand nombre de cas, les Juifs - purement et simplement des antisémites déguisés. En revanche, accepter le problème de l’immigration serait la position toujours raisonnable, et pleinement compassionnelle, vis-à-vis d’une classe ouvrière enfin retrouvée, mais sous la forme d’une minorité ethnique blanche, ou d’une classe de race, au nom de laquelle nous pourrions continuer à défendre nos valeurs : un socialisme d’Etat national-social, la défense des services publics et des salaires fatalement dégradés par la présence, en nombre incontrôlé, d’étrangers qui imposent une concurrence déloyale. Conclusion : voulons-nous lutter pour la redistribution sociale et contre le racisme ? Très bien : fermons nos frontières et renvoyons les étrangers chez eux ; cela mettra fin à la fois à la pression insupportable sur nos services publics et au racisme, qui deviendra alors sans objet, étant entendu que c’est la présence même des immigrés et des étrangers qui est responsable du racisme : sans étrangers, il n’y a pas de racisme. On voit ainsi les discours et les politiques racistes mis au service de la cause antiraciste, contre le racisme des antiracistes... Réenchantement du monde selon les leaders travaillistes et toutes les paniques anti-woke du moment.

Le contorsionnisme hypocrite des dirigeants travaillistes représente une contribution notoire à la conversion au sens commun de tout l’univers mental de la droite et de l’extrême droite. En ce sens : la négation de tout principe de solidarité de classe internationaliste ; le refus subséquent de remettre en question toute logique de racialisation des travailleurs étrangers ; l’hypothèse d’un marché du travail figé dans des paramètres immuables et d’une pénurie permanente de ressources sociales à préserver au profit des nationaux, entre autres. Aussi, et peut-être surtout, le rejet préalable de toutes les recherches, études et enquêtes académiques, associatives et syndicales, qui établissent que la main d’œuvre étrangère n’est pas responsable de la dégradation des salaires, ne pèse pas sur les charges sociales, voire que sa contribution est excédentaire, et que cette main d’œuvre est indispensable à l’activité de larges secteurs de la vie britannique, qu’il s’agisse des services de santé, de l’université ou de l’horticulture. A ce titre, le Labour est aujourd’hui une puissante machine à produire de l’ignorance et de l’oubli au service d’un conformisme réactionnaire dépourvu de la moindre imagination, quand le blairisme originel a pu se targuer, au moins pour un temps, d’une certaine audience intellectuelle dans les années 1990.

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Dans le cas du Labour, le terme polémique d’extrême centre peut être bien choisi si l’on entend par extrême centre une forme d’adhésion stricte à un ensemble de normes, de paramètres et d’attentes dominantes ou, en d’autres termes, un conformisme aussi rigide que sénile. Ce conformisme (qui mériterait la plume de Patrick Hamilton de Impromptu in Moribundia) répond et défend au moins quatre mandats interdépendants et impérieux : celui issu d’un champ médiatique très nettement concentré au niveau capitaliste et qui produit un consensus réactionnaire et raciste, rigide et durable ; celui d’une rationalité économique et fiscale dont la dimension responsable se mesure au degré de dévotion au capital ; celui d’un système électoral (" first past the post ") qui comprime la vie politique dans un bipartisme hostile à toute diversité et qui génère de plus en plus d’abstention ; et celui d’une sainte communion néo-nostalgico-impérialiste transparente et globalement intacte.

Le corbynisme, tout en étant lui-même l’expression d’attentes nouvelles et anciennes largement partagées dans la société britannique, a été perçu comme une menace imminente et sans précédent pour cette configuration historique particulière du pouvoir capitaliste au Royaume-Uni. Il s’agissait bien sûr d’une surestimation de ses propres forces et intentions. Cependant, l’idée même d’une gauche au pouvoir qui reconnaîtrait les crimes impérialistes commis de l’Irlande à l’Irak, pour commencer, et qui n’envisagerait que cette possibilité, impliquait une rupture fatale avec l’État national historique et l’édifice idéologique. Si l’on ajoute à cela le projet de nouvelles formes d’appropriation sociale, la possibilité d’une sortie de la barbarie capitaliste commence à prendre de la consistance et de la crédibilité. Une véritable catastrophe.

La conjoncture façonnée par les luttes en cours fait naître un espoir certes fragile, mais pensable et en tout cas nécessaire. Le Labourisme actuel, non seulement de droite, mais surtout strictement réactionnaire - en réaction au danger d’une réorientation à gauche du parti - par toute sa mécanique autoritaire et bureaucratique de manipulation, de marginalisation et d’exclusion, d’une ampleur sans précédent, et aussi par son mépris ouvert et durable pour toutes les revendications syndicales et populaires exprimées dans ce moment prolongé de crise et de lutte, crée les conditions matérielles et morales nouvelles pour une émancipation syndicale et politique des courants et des forces qui ont jusqu’à présent, année après année, acquiescé à son hégémonie depuis plus d’un siècle. Il est indéniable que les tentatives précédentes dans ce sens ont échoué et que le cadre institutionnel-électoral britannique exerce une coercition puissante et permanente. Mais il est également vrai que le Labour lui-même a été l’expression de cette émancipation au début du 20ème siècle de la tutelle et de l’étouffement du Parti libéral. Et il reste le précédent de l’élection intempestive de Corbyn lui-même, ce Mossadegh anglais ; et il reste maintenant, sous nos yeux, le caractère jusqu’alors inimaginable du mouvement de grève prolongée en cours alors que tout le cadre législatif anti-syndical de quarante ans semblait condamner à l’avance une telle éventualité. Reste la bifurcation imprévue, reste la politique et, comme le dit si bien Daniel Bensaïd, son ordre profane.

Thierry Labica est professeur d’études britanniques à l’université de Nanterre et membre du Nouveau parti anticapitaliste français.

Translated with DeepL

Notes

1. Qu’ils ont finalement été suspendus en attendant la reprise des négociations sur une nouvelle offre.
2.  "BP Slows Transition to Renewable Energy as Oil Bonanza Continues", Wall Street Journal, 7/2/2023, https://www.wsj.com/articles/bp-q4-earnings-report-20221167575543.
3. https://www.unitetheunion.org/media/4757/unite-investigates-corporate-profiteering-and-the-col-crisis.pdf
4. https://yougov.co.uk/topics/politics/trackers/keir-starmer-approval-rating
5. https://yougov.co.uk/topics/politics/articles-reports/2023/02/28/voting-intention-con-23-labour-46
6.https://www.thelondoneconomic.com/news/public-overwhelmingly-back-nurses-striking-over-pay-and-patient-care-poll-339077/
7. https://yougov.co.uk/topics/politics/articles-reports/2023/01/31/what-affects-support-strikes
8. Selon une recherche récente menée par l’Université de Glasgow et le Glasgow Centre for Population Health (une étude qui confirme et étend les travaux antérieurs), les politiques d’austérité mises en œuvre depuis 2010 ont contribué à 335 000 décès supplémentaires entre 2012 et 2019. https://medicalxpress.com/news/2022-10-excess-deaths-great-britain-attributed.html
9.  A ce sujet, les récents épisodes du documentaire d’investigation d’al-Jazeera "The Labour Files" sont indispensables.
10.  https://www.independent.co.uk/business/labour-is-winning-the-argument-on-business-former-cbi-chief-says-b2281615.html
11. Reeves s’était déjà distingué en 2013 en affirmant que le Labour (alors dirigé dans l’opposition par Ed Miliband) serait plus dur que les conservateurs sur les dépenses sociales et que "nous ne sommes pas le parti qui représente ceux qui ne travaillent pas".
12. Ce "Illegal Immigration Bill" a été introduit au Parlement le mardi 7 mars et, selon les Nations unies, contrevient au droit international, notamment à la Convention de 1951 sur l’accueil et l’asile des réfugiés.

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