Édition du 30 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Irak : le souffle révolutionnaire

Depuis 2003, la société irakienne est en mouvement, en dépit de la chape de plomb du conservatisme imposé par l’islamisme chiite au pouvoir ou le salafisme dans les régions sunnites. On voit des jeunes femmes, sans voile et en jean, se mêler aux protestations sans peur du harcèlement sexuel. Cela montre à la fois des évolutions souterraines sur la place de la femme, et qu’on vit un moment de bascule où les cadres sociaux habituels s’ébranlent.

photos et article tirsde NPA 29

La mobilisation actuelle en Irak est-elle inédite ?

Loulouwa al-Rachid : Oui et non. L’Irak connaît des cycles constants de manifestations de plus ou moins grande ampleur, plus ou moins durables, et se vit comme une terre de révoltes. Dans l’imaginaire collectif, c’est un pays constamment en ébullition, indomptable et ingouvernable.

L’Irak a connu des manifestations en 2011, d’autres flambées en 2015, en 2017 et à l’été 2018 à Bassora. La seule chose sur laquelle les Irakiens sont d’accord, c’est qu’ils vivent dans un pays d’Intifada depuis au moins 1920 et le soulèvement national contre le mandat britannique, dont la répression, avec les premiers bombardements aériens de l’histoire du pays, a fait des milliers de morts.

Depuis, chaque soulèvement s’inscrit dans une continuité révolutionnaire. La colère, sa vitesse de propagation, la virulence des manifestants, le courage d’en découdre au prix de sa vie, la dénonciation de la corruption : tout cela était déjà présent dans les mouvements précédents, mais sans doute pas avec l’intensité qu’on voit depuis début octobre.

Ce soulèvement est néanmoins inédit, d’abord parce qu’il a éclaté là où on l’attendait le moins. D’habitude, cela flambe dans le Sud, à Bassora, ville sinistrée d’un point de vue sanitaire et socio-économique.

Mais après les soulèvements de l’été 2018, le gouvernement a amélioré l’approvisionnement électrique de cette deuxième grande ville du pays pour « acheter » la paix sociale. Cette fois-ci, le soulèvement éclate à Bagdad, plus précisément à partir de la ceinture de pauvreté qui entoure la capitale, notamment Sadr City.

Cette banlieue, construite à la fin des années 1950 pour loger les ruraux arrivant en ville, rassemble aujourd’hui presque un quart des habitants de la capitale. C’est à partir de là que la révolte s’est répercutée dans les grandes villes du centre (Nadjaf, Kerbela, etc.) et du sud du pays (Nassiriyya et Bassora).

Ce soulèvement est aussi inédit car il oblige à laisser tomber les prismes confessionnels ou ethniques qui sont toujours convoqués dès qu’on parle de l’Irak. Le conflit aujourd’hui se construit sur des bases purement socio-économiques.

La dimension des sunnites qui rejetaient l’ordre politique post-2003 est absente. Là, on est face à des manifestants chiites qui affrontent un pouvoir aux mains de la majorité chiite. Les Kurdes et les sunnites restent en position de spectateurs, non sans quelque satisfaction de voir les chiites s’étriper entre eux, même s’ils ont aussi des griefs contre le pouvoir central.

Ensuite, c’est la première fois que les femmes ont autant de visibilité sur la place Tahrir.

Cela montre que, depuis 2003, la société irakienne est en mouvement, en dépit de la chape de plomb du conservatisme imposé par l’islamisme chiite au pouvoir ou le salafisme dans les régions sunnites. On voit des jeunes femmes, sans voile et en jean, se mêler aux protestations sans peur du harcèlement sexuel. Cela montre à la fois des évolutions souterraines sur la place de la femme, et qu’on vit un moment de bascule où les cadres sociaux habituels s’ébranlent.

Enfin, un autre élément est le retour sur scène des corps constitués, des syndicats, qui étaient dans le coma. Les médecins, les ouvriers du secteur pétrolier, les enseignants ont appelé à la grève générale, ce qui est nouveau. Les travailleurs du port de Bassora appellent à bloquer ce qui constitue le poumon économique du pays, décisif dans un pays où la plupart des produits de première nécessité sont importés. C’est comme si la société irakienne tout entière fusionnait enfin dans un souffle révolutionnaire.

Ce qui frappe, quand on regarde les manifestations en Irak, c’est l’extrême jeunesse des manifestants et le fait que, parmi les morts et les blessés, on ne voit quasiment que des visages d’adolescents…

Cette révolution est une révolution des jeunes et même des très jeunes, venus des marges déshéritées de la société. Les 15-25 ans, souvent des adolescents, sont en effet les acteurs principaux de la révolte. Bon nombre d’entre eux ont dû se transformer en chefs de famille, avec des pères morts, disparus ou partis du fait de la violence et des guerres successives. Ils travaillent dans l’économie informelle pour nourrir des familles entières. Selon la Banque mondiale, 60 % des Irakiens ont moins de 25 ans et leur taux de chômage dépasse les 40 %.

Mais cette mobilisation est frappante au-delà des conditions socio-économiques qui sont faites aux jeunes. Ainsi, les héros de ce soulèvement sont les conducteurs de « touk-touk » qui transportent au quotidien petites marchandises et travailleurs journaliers, dans la construction ou le commerce, venus des banlieues. Alors qu’ils incarnaient, aux yeux de beaucoup d’Irakiens, les bas-fonds et les classes dangereuses, accusés de harceler les jeunes filles, de se comporter en voyous et d’embouteiller les villes, ils ont structuré la mobilisation en ravitaillant les manifes-tants en eau et en servant d’ambulanciers.

Un autre aspect frappant est la façon dont ces jeunes envisagent leur entrée dans l’arène politique comme un jeu vidéo. On les surnomme la « génération PUBG », du nom d’un jeu vidéo en ligne qui a des millions d’adeptes en Irak, Players Unknown’s Battlegrounds. Le joueur y est parachuté sur un champ de bataille inconnu et doit se débrouiller pour trouver des vivres et des armes.

Dans la façon dont ils se déplacent, la manière dont ils érigent des barricades, les jeunes mani-festants s’inspirent de ce à quoi ils jouent quotidiennement. En avril 2019, le Parlement irakien, qui n’est pourtant pas fichu de légiférer sur quoi que ce soit, avait d’ailleurs voté une loi interdi-sant ces jeux vidéo incitant à la violence. Mais comme le gouvernement irakien n’a aucune capacité d’action, l’interdiction est restée lettre morte, même si elle avait été relayée par le clergé chiite.

Que peut-on alors dire du « champ de bataille » des jeunes révolutionnaires ?

Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a, à l’entrée du pont, un bâtiment appelé le « restaurant turc », dont l’histoire et la façon dont il est aujourd’hui approprié racontent beaucoup de choses sur ce qu’est l’Irak. Ce bâtiment de 14 étages, construit en 1983, devait héberger un grand centre commercial qui n’a jamais vu le jour, même si un restaurant panoramique turc s’est installé au dernier étage, avec vue plongeante sur le Tigre et la place Tahrir. Il a été lourdement bombardé en 1991, pendant la guerre du Golfe, puis reconstruit, avant d’être à nouveau bombardé par les Américains en 2003.

Cette fois-ci, le bâtiment a été totalement laissé à l’abandon, d’autant que circulait la rumeur qu’il avait été contaminé par des substances radioactives. Mais, au moment du printemps arabe de 2011, les forces de l’ordre du gouvernement de Maliki ont occupé le bâtiment et des snipers ont tiré depuis les étages vides sur les manifestants, contribuant à tuer dans l’œuf le soulèvement.

Pour éviter que l’histoire ne se répète, au début de ce mois d’octobre, le premier objectif des manifestants a été d’occuper cet édifice. Les jeunes s’y sont rués, ont escaladé les façades et en ont fait le QG de la révolution, déroulant banderoles et drapeaux irakiens. La manière dont les révolutionnaires se réfèrent aujourd’hui à ce bâtiment est extrêmement significative. Certains d’entre eux le désignent comme « les jardins suspendus de Babylone », en référence aux grappes humaines assises aux étages sans garde-corps, les jambes ballantes dans le vide. Cette référence permet de se raccrocher à l’histoire mésopotamienne, celle d’un Irak berceau des civilisations.

D’autres l’appellent « Jabal Uhud », nom emprunté à l’hagiographie islamique puisque le mont Uhud, situé au nord de Médine, a été un lieu où se sont retranchés les premiers musulmans livrant bataille aux mécréants et auxquels les jeunes en révolte s’identifient.

L’Irak a toujours oscillé entre ces deux pôles de l’identité nationale : insiste-t-on sur la Mésopotamie pour dépasser les clivages ethniques et confession-nels ou sur la religion, au risque d’attiser les tensions entre sunnites et chiites ?

À cela s’ajoute une minorité qui se manifeste à travers l’expression « intifadat oktober ». Le mot oktober n’existe pourtant pas dans l’arabe irakien, où le mois d’octobre n’est jamais appelé comme cela. La référence est donc directement faite à la révolution d’Octobre 1917, trace du fait que l’Irak est le pays ayant eu le Parti communiste le plus puissant du monde arabe.

En ce qui concerne les slogans, deux sont dominants : « Je descends prendre mes droits » et « Je veux une patrie ». Au-delà de la dénonciation de la corruption et des injustices sociales, on en revient à l’identité de l’Irak et de ses composantes : le passé mésopotamien, l’islam, l’islamis-me, le vieux fond révolutionnaire marxisant, les rapports avec l’environnement régional, à commencer par l’Iran…

mercredi 13 novembre 2019 CONFAVREUX Joseph

http://www.europe-solidaire.org/

Mots-clés : Asie/Proche-Orient Irak

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