Édition du 30 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Israël-Palestine : La spirale génocidaire, la recherche d’un horizon progressiste et la solidarité internationale – Réflexions et débats – Partie II Catastrophe humanitaire, occupation, internationalisme et solidarité judéo-arabe

La seconde partie de ce texte devait être écrite dans la foulée de la première [1]. Ce ne fut pas possible. Trois semaines plus tard, il n’est plus temps de reprendre le fil de l’exposé là où il s’était assez arbitrairement interrompu. Il faut repartir du présent, mais l’approche reste identique. La parole est longuement donnée aux actrices et acteurs les plus concernés (en Palestine, en Israël, à l’international). Le rapport entre internationalisme et solidarités judéo-arabes est exploré plus avant en vue de dessiner un possible horizon progressiste à une crise qui prend des dimensions apocalyptiques.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
28 novembre 2023

Par Pierre Rousset

Pour la première partie, cliquez ce lien :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article685

Introduction à la partie II, 26 novembre 2023

Pour mémoire, j’avais été invité à présenter, le 21 octobre dernier, une contribution à un échange qui s’est tenu aux Philippines sous l’intitulé « Israel-Hamas conflict : an Online Forum » (« Conflit Israël-Hamas : un forum en ligne »), avec pour modératrices Yennah Torres, de Tripod/Mihands, et Cora Fabros, du International Peace Bureau (Bureau international de la Paix) [2]. Une autre invitée internationale, palestinienne, avait introduit, en début de session, la situation à Gaza et son arrière-plan historique, mais n’a pas pu rester au-delà. Les autres participant.es représentaient généralement des organisations actives à Mindanao.

Je devais présenter la situation en France vis-à-vis du conflit israélo-palestinien et les enjeux de la solidarité internationale. La version écrite de mon intervention au forum a été considérablement développée et elle n’a déjà été mise en ligne que pour moitié, traitant la question française, faisant le point de la situation à Gaza, en Israël, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Elle a été précédée d’une introduction abordant une série de questions de fond (dont la notion de crimes de guerre, la distinction entre civils et combattants, ou l’éthique militante).

Il est évidemment préférable d’avoir lu la première partie avant de s’attaquer à la seconde. Cependant, même dans ce cas, je ne peux pas présumer que la lectrice ou le lecteur va se rappeler tout ce qui y a déjà été écrit. Je me répéterais donc, parfois, à dessin. Quant à la situation, elle ne finit pas de s’aggraver et l’on va commencer par tenter de mesurer à quel point.

Je rappelle d’emblée que je n’ai pas de qualification particulière pour traiter du Moyen-Orient, même si cette question a nécessairement fait partie de mon histoire militante, vu la génération à laquelle j’appartiens. Un bref passage à Beyrouth durant la guerre civile ou la participation à un camp international de solidarité organisé par le Fatah en Jordanie ne font pas expertise.

Les principaux éléments d’analyse (et de ressentis) sont présentés par des Israélien.nes, des Palestinien.nes et des Arabes, des Juifs et Juives, des membres des mouvements de solidarité, des journalistes et chercheur.es… Elles et ils sont à nouveau longuement cité.es. Ce sont elles et ils qui donnent sa véritable substance à cette contribution, ce qui explique l’ordonnance un peu inhabituelle du texte, les citations étant usuellement bien plus brèves.

Le 7 octobre et Gaza – une onde de choc profonde et durable

Quel jour retiendra-t-on dorénavant pour dater les débuts de la crise en cours si ce n’est le 7 octobre 2023 ? La page du 7 octobre ne peut pas être tournée comme si elle n’avait qu’une importance éphémère. Un mois après, ce qui était une évidence se voit confirmer dans un texte assez remarquable écrit le 8 novembre 2023 par Haggai Matar.

Haggar Matar est israélien et l’on comprend qu’il ressente si profondément le choc du 7 octobre, cependant, le Hamas a aussi placé le mouvement palestinien et la région arabe à une brutale croisée des chemins dont les implications internationales sont encore difficiles à percevoir. De plus, Haggar Matar est le directeur exécutif du magazine +972, qui mène depuis 13 ans un combat pour la reconnaissance des droits de Palestiniens. Cette publication, considère-t-il, reste aujourd’hui encore « la principale voix médiatique » du mouvement où des « Palestiniens et [d]es Israéliens sont déjà en train de s’organiser et d’élaborer des stratégies pour mener le combat de leur vie. Cette terrible période mettra à l’épreuve l’humanité de tous ceux qui œuvrent pour un avenir meilleur sur cette terre  ». Il constitue une « plateforme désespérément nécessaire où les journalistes et les militants palestiniens et israéliens peuvent rendre compte et analyser ce qui se passe, guidés par l’humanisme, l’égalité et la justice ».

A lire Haggar Matar, le 7 octobre apparaît comme un « événement global » de par son impact propre et parce qu’il a mis en lumière. Passons en revue, pour introduire une réflexion d’ensemble, les thématiques que relève Matar, quitte à y revenir ultérieurement plus en détail.

Un moment historique

« La vie de millions d’Israélien·nes et de Palestinien·nes a été bouleversée par les massacres commis par le Hamas en Israël ce jour-là, et par les massacres qu’Israël commet par la suite avec son assaut à grande échelle sur la bande de Gaza. Il est parfois difficile de reconnaître un moment historique lorsqu’on le vit, mais cette fois-ci, c’est clair : l’équilibre des forces a changé entre Israélien·nes et Palestinien·nes, et il changera le cours des événements à partir de maintenant. Un mois après le début de la guerre, il est temps de faire le point sur ce que nous savons qu’il est arrivé aux Israélien·nes, aux Palestinien·nes et à la gauche dans ce pays – et de faire quelques évaluations prudentes sur ce qui va suivre. »

Le 7 octobre

«  Les atrocités commises par le Hamas dans le sud d’Israël en ce terrible samedi ont fait couler tellement d’encre, et tant de théories du complot et de fausses nouvelles ont proliféré, qu’il n’est pas inutile de nous rappeler quelques faits élémentaires. Ces faits ont été corroborés par de multiples sources indépendantes et journalistes, y compris des membres de l’équipe de +972 et de Local Call. Au cours d’une opération minutieuse et sans précédent, les militants du Hamas se sont échappés de la bande de Gaza assiégée, déjouant les plans de ce qui était considéré comme l’une des armées les plus puissantes et les plus sophistiquées de la région. (…) Ils ont tué environ 1 300 personnes, dont une majorité de civil·es. Le carnage a été brutal. (…) Environ 240 soldats et civil·es de tous âges, de 9 mois à plus de 80 ans, ont été enlevé·es à Gaza, et la plupart d’entre elles et eux y sont toujours détenu·es en tant qu’otages, sans lien avec le monde extérieur et sans que leurs familles aient la moindre idée de leur état. »

L’ébranlement

«  Ces crimes de guerre, même s’ils ne sont pas sans contexte, sont totalement injustifiables. Ils ont ébranlé nombre d’entre nous, y compris moi-même, jusqu’au plus profond de nous-mêmes. La fausse idée que les Israélien·nes peuvent vivre en sécurité alors que les Palestinien·nes sont régulièrement tué·es dans le cadre d’un système brutal d’occupation, de siège et d’apartheid – une idée que le Premier ministre Benjamin Netanyahu a défendue et instillée en nous pendant ses longues années au pouvoir – s’est effondrée. »

Instabilité régionale

« Ce sentiment a été exacerbé par les vents de la guerre régionale et les attaques du Hezbollah contre les soldats et les civil·es israélien·nes dans le nord d’Israël, auxquelles Israël a répondu par ses propres frappes d’artillerie et de drones au Liban, tuant des combattants et des civil·es. Ce front supplémentaire a aggravé notre peur existentielle et le sentiment que nous, Israélien·nes et Palestinien·nes, ne sommes que des pions dans des luttes régionales et mondiales plus vastes (et ce n’est pas la première fois). »

L’État israélien, un hologramme

« L’effondrement de notre sentiment de sécurité est allé de pair avec la prise de conscience que l’État israélien tout entier n’est, en fait, rien de plus qu’un hologramme. L’armée, les services de secours, les services sociaux, etc. ont tous été dysfonctionnels. Les survivant·es israélien·nes, les personnes déplacées à l’intérieur du pays et les familles des otages se sont retrouvés sans personne vers qui se tourner, ce qui a poussé la société civile à intervenir pour combler le vide là où le gouvernement aurait dû se trouver. Des années de corruption politique nous ont laissés avec une coquille vide d’un État, sans aucun leadership à proprement parler. Pour les Israéliens, quelle que soit la manière dont nous sortons vainqueurs de la guerre, nous voulons nous assurer que rien de tel que le 7 octobre ne puisse se reproduire. »

Gaza

« Après avoir échoué sur tous les autres fronts, et avant même d’avoir repris le contrôle de toutes les zones occupées par le Hamas dans le sud du pays le 7 octobre, l’armée israélienne s’est immédiatement attelée à ce qu’elle sait faire de mieux : pilonner la bande de Gaza. Le chagrin, la douleur, le choc et la colère justifiés se sont traduits par un nouvel assaut militaire injustifiable et une campagne de punition collective contre les 2,3 millions de résident·es sans défense de la plus grande prison à ciel ouvert du monde – la pire que nous n’avons jamais vue. (…) Israël a coupé toute la population palestinienne de Gaza de l’électricité, de l’eau et du carburant, transformant une crise humanitaire déjà existante en une véritable catastrophe. [Elle] a ordonné l’évacuation de la moitié de la population – environ 1 million de personnes – du nord de la bande vers le sud, ainsi qu’une seconde évacuation de l’est vers l’ouest. (…) Les bombardements aériens incessants (…) ont jusqu’à présent tué plus de 10 000 Palestinien·nes en un mois seulement, ce qui constitue de loin le taux de mortalité le plus élevé que ce conflit ait jamais connu. La plupart de ces victimes sont des civil·es, dont plus de 4 000 enfants.(…) C’est sans compter les centaines, voire les milliers de corps, morts ou vivants, enterrés sous les décombres, que personne ne peut même commencer à fouiller. Les habitant·es palestinien·nes décrivent la puanteur de la mort qui s’empare de ce qui reste de certains quartiers détruits. Alors que nous, Israélien·nes, disposons de sirènes de roquettes, d’intercepteurs Iron Dome et d’abris, les habitant·es de Gaza n’ont rien de tout cela et n’ont aucun moyen de se protéger contre la pluie de bombes déversées sur toutes les parties de l’enclave assiégée.  »

Gaza encagé. Crédit Photo. Wikimedia Commons

Cisjordanie, Israël «  La guerre menée contre les Palestinien·nes ne se limite pas à Gaza. En Cisjordanie occupée, les colons, les soldats et un nombre croissant de milices mixtes – à tel point qu’il est impossible de les distinguer – ont considérablement intensifié leur campagne de nettoyage ethnique dans la zone C, les 60% du territoire occupé où se trouvent les colonies israéliennes et où l’armée exerce un contrôle total.(…) Les colons et les représentants du gouvernement s’efforcent d’étendre le territoire directement contrôlé par les colonies, ce qui reviendrait à expulser encore plus de Palestinien·nes vivant dans ces zones.(…) L’armée israélienne a arrêté plus d’un millier de Palestinien·nes accusés d’avoir des liens avec le Hamas, et des milliers de travailleurs/ travailleuses palestinien·nes de Gaza, qui avaient des permis de travail en Israël ou en Cisjordanie, ont été placé·es dans des camps d’internement dans des conditions très difficiles avant d’être expulsé·es vers Gaza à la fin de la semaine dernière. À l’intérieur d’Israël et de Jérusalem-Est occupée, les Palestinien·nes sont persécutés·e à la fois par les autorités et par l’opinion publique juive. Des centaines de citoyen·es palestinien·nes et quelques juifs /juives de gauche ont été arrêté·es ou détenu·es pendant de longues périodes, suspendu·es ou licencié·es, exclu·es des universités qu’elles et ils fréquentent en tant qu’étudiant·es ou professeur·es, et menacé·es de voir leur citoyenneté révoquée.(…) Tout cela a créé un sentiment de peur sans précédent parmi les citoyen·es palestinien·nes d’Israël, dont beaucoup parlent maintenant de cette période comme du « nouveau régime militaire », en référence au système draconien qui leur a été imposé de 1948 à 1966. »

Carte blanche «  Les gouvernements occidentaux ont jusqu’à présent donné carte blanche à Israël pour commettre ces atrocités, faisant preuve d’un double standard entre la valeur des vies israéliennes et celle des vies palestiniennes – ce qui est en partie ce qui nous a amenés à cette situation en premier lieu. Nous ne voyons aucun remords pour le rôle que ces acteurs ont joué en réduisant au silence et en mettant à l’écart les Palestinien·nes et leurs allié·es au fil des ans, et en fermant toutes les voies diplomatiques et non violentes pour leur libération – des boycotts, désinvestissements et sanctions (BDS) à l’appel au Conseil de sécurité de l’ONU pour qu’il intervienne. »

Rayon de lumière

« Il existe des initiatives vraiment inspirantes de citoyen·es juifs/juives et palestinien·nes qui travaillent ensemble, se protègent mutuellement, signent des pétitions communes ou se portent volontaires pour aider les victimes, mais il s’agit malheureusement de petits rayons de lumière dans une tempête par ailleurs bien sombre. »

Une gauche brisée « Comme si tout ce qui se passe autour de nous n’était pas assez grave, nous assistons également à un moment douloureux pour la gauche en Israël-Palestine, ce qui conduit de nombreuses personnes autour de nous à se sentir encore plus désespérées et sans espoir. [N]ous voyons les deux communautés nationales qui nous entourent se replier sur elles-mêmes, avec des récits des événements du mois dernier qui s’éloignent rapidement et une confiance mutuelle en déclin. Cela laisse très seul·es celles et ceux d’entre nous qui s’engagent en faveur d’espaces partagés, d’une résistance partagée et d’un avenir commun fondé sur l’égalité. Il s’agit, à bien des égards, d’un microcosme condensé des dissensions qui ont émergé au sein de la gauche au niveau mondial au cours du mois dernier.(…) Ces tendances se développent au sein de deux communautés en proie à un chagrin, une peur et une anxiété bien réels, qui s’appuient toutes deux sur des traumatismes collectifs passés – l’Holocauste et la Nakba – dont les souvenirs sont ravivés par la rhétorique génocidaire des dirigeants du Hamas et du gouvernement israélien et, dans le cas palestinien, par les expulsions effectives et les discussions sur les plans visant à accroître encore les déplacements de population. Il va sans dire qu’en se réfugiant dans la chaleur et la protection de son groupe national ou ethnique, chaque partie réaffirme involontairement les craintes et les déceptions de l’autre, créant ainsi une dynamique destructrice d’escalade de la méfiance et du désespoir.  »

La doctrine Nétanyahou «  Netanyahou est fini. [Cependant, c’est] une raison supplémentaire pour laquelle [il] est si dangereux en ce moment, car il croit – à juste titre, dans l’état actuel des choses – que tant que la guerre se poursuit, personne ne se préoccupera de la politique de remplacement d’un Premier ministre.(…) Mais ce qui est bien plus important que Netanyahou lui-même, c’est la doctrine Netanyahou, qui est devenue le quasi-consensus de la politique israélo-juive. Selon cette doctrine, Israël a battu les Palestinien·nes, elles et ils ne sont plus un problème à affronter, nous pouvons « gérer » le conflit à feu doux et nous devrions concentrer notre attention sur d’autres questions. Tout au long de son règne quasi continu depuis 2009, cette perception a gagné les cœurs et les esprits des Israélien·nes, et la question de “quoi faire avec les Palestinien·nes“ – qui était la principale ligne de faille de la politique israélienne – a été presque entièrement retirée de l’ordre du jour, contribuant à l’orgueil démesuré qui a conduit l’armée à baisser sa garde autour de Gaza. Le mois dernier, le Hamas a décimé cette notion pour les années, voire les décennies à venir. »

Vers l’inconnu « La période actuelle est sombre et éprouvante pour celles et ceux d’entre nous qui se sont engagé·es à s’opposer à l’apartheid et à promouvoir une solution fondée sur la justice et l’égalité pour toutes et tous. D’une part, les acquis durement gagnés au cours de décennies de lutte commune ont été effacés par les massacres du Hamas, et il sera difficile de les récupérer. Notre mouvement est en plein désarroi et le désespoir est omniprésent. Des milliers de vies ont été perdues, des milliers d’autres risquent encore de périr, et les traumatismes collectifs que nous portons s’intensifient de jour en jour. D’un autre côté, une fois la guerre terminée, la société israélienne devra faire ses comptes, ce qui pourrait nous ouvrir de nouvelles opportunités à saisir. Une grande partie de ce pour quoi nous nous sommes battu·es deviendra de plus en plus pertinente, avec davantage de personnes localement et globalement désireuses de reconnaître que le système dans lequel nous vivons est injuste, insoutenable et n’offre à aucun·e d’entre nous une véritable sécurité. Nous devons redoubler d’efforts pour promouvoir un processus politique pacifique, avec pour objectif déclaré de mettre fin au siège et à l’occupation, de reconnaître le droit au retour des réfugié·es palestinien·nes et de trouver des solutions créatives pour concrétiser ce droit.

Mais la nouvelle réalité exigera quelques réalignements. Parallèlement à notre engagement en faveur de la pleine réalisation des droits de toutes et tous les Palestinien·nes, notre mouvement progressiste et antiapartheid devra être explicite quant aux droits collectifs des Juifs et Juives sur cette terre et veiller à ce que leur sécurité soit garantie, quelle que soit la solution trouvée. Nous devrons nous attaquer au Hamas et à sa place dans cette nouvelle réalité, en veillant à ce qu’il ne puisse plus commettre de telles attaques contre les Israélien·nes, tout comme nous insistons sur la sécurité des Palestinien·nes et leur protection contre l’agression de l’armée israélienne et des colons. Sans cela, il sera impossible d’aller de l’avant.

D’ici là, il y a deux appels extrêmement urgents sur lesquels nous devons concentrer nos efforts : la libération des otages civil·es et l’instauration d’un cessez-le-feu immédiat. Maintenant.  » [3]

Un temps d’arrêt sur quelques questions politiques

Arrivé au bout de ce sombre tour d’horizon, il est bon de prendre pleinement en compte sa conclusion. Le Hamas (acronyme de Mouvement de la résistance islamique) est une organisation qui a connu d’importantes discontinuités au cours de son histoire. Parmi les grandes questions posées, la conception de son rôle et, aujourd’hui, les rapports (changeant ?) entre les représentations établies à l’étranger, la direction opérant à Gaza, son aile politique et sa branche militaire. Les massacres du 7 octobre n’ont pas de précédent réel. Les journalistes du Monde, Gilles Paris et Hélène Sallon, qui se sont attachés à documenter cette histoire [4], en concluent que «  [l]es massacres perpétrés le 7 octobre constituent l’aboutissement d’un long processus scandé par trois inflexions majeures. D’abord tourné vers la prédication, le mouvement islamiste s’est imposé sur l’échiquier politique palestinien. Depuis le 7 octobre, son aile militaire est aux commandes.0 »

Le Hamas est aujourd’hui la principale organisation de la résistance palestinienne, mais ce n’est pas lui qui offrira un horizon émancipateur, les conditions d’une paix durable et d’un avenir solidaire à la crise actuelle. Nous y reviendrons plus en détail. Pour l’heure, je voudrais souligner les points suivants :

• Placer la question de la solidarité judéo-arabe au cœur de nos engagements internationalistes en défense du peuple palestinien ne se réduit pas à une position de principe. Elle s’incarne dans un soutien à celles et ceux, aux nombreuses organisations qui poursuivent ce combat en Palestine et en Israël, envers et à l’encontre des difficultés que l’on sait.

• Sur le plan international, d’importants mouvements assument positivement cet engagement, comme en France le Collectif national pour une Paix Juste et Durable entre Palestiniens et Israéliens (CNPJDPI) ou aux Etats-Unis (et au-delà) Jewish Voice for Peace. De fait, les initiatives affichant une volonté de solidarité intercommunautaire ou interconfessionnelle se sont multipliées depuis le 7 octobre et l’assaut contre Gaza.

• Ces mobilisations sont efficaces. Je me réfère ici à un texte du Palestinien Omar Barghouti, l’un des fondateurs du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement and Sanctions), à savoir le plus important mouvement international pour imposer des sanctions à l’encontre du régime israélien et pour mettre un terme aux complicités dont il bénéficie en Occident (et pas seulement) : « En période de carnage, d’agitation grégaire et de polarisation tribale, beaucoup peuvent considérer les principes éthiques comme une nuisance ou un luxe intellectuel. Je ne peux pas et je ne le ferai pas. Je ne désire rien de plus que voir la fin de toute violence en Palestine et partout ailleurs, et c’est précisément pourquoi je m’engage à lutter contre les causes profondes de la violence : l’oppression et l’injustice.

J’ai de cher.e.s ami.e.s et collègues dans le “camp de prisonnier.es“ de Gaza, comme l’appelait un jour l’ancien Premier ministre britannique David Cameron, un ghetto des temps modernes dont les 2,3 millions d’habitant.e.s sont pour la plupart des réfugié.e.s descendant.e.s de communautés qui ont été confrontées à des massacres et à un nettoyage ethnique planifié au cours des années de la Nakba à partir de 1948. Le blocus illégal imposé par Israël depuis 16 ans, aidé par les États-Unis, l’Europe et le régime égyptien, a transformé Gaza en une zone “invivable“, selon les Nations Unies (…).

«  Une ligne importante, mais souvent manquée, de l’appel BDS [5], est celle qui appelait les personnes de conscience du monde entier “à faire pression sur vos États respectifs pour qu’ils imposent des embargos et des sanctions contre Israël“ et invitait “les Israélien.ne.s consciencieux.ses à soutenir cet appel, dans l’intérêt de la justice et d’une paix véritable“ (ndlr : à les rejoindre dans cette lutte). En effet, un nombre restreint, mais significatif, de juifs israéliens a rejoint le mouvement et joué un rôle important dans nos campagnes qui ont abouti à ce que des fonds d’investissement importants, des églises, des entreprises, des associations universitaires, des équipes sportives, des artistes, entre autres, cessent d’être complices des violations des droits de l’homme commises par Israël ou refusent d’être impliqués dans ces violations. » (…)

« Actuellement cependant, de nombreux gouvernements et médias occidentaux répètent une désinformation pernicieuse en affirmant que la dernière crise a commencé le 7 octobre par une attaque “non provoquée“ contre Israël. Qualifier l’incursion des groupes palestiniens de non provoquée n’est pas seulement contraire à l’éthique, c’est aussi un cliché raciste anti-palestinien typique qui nous considère comme des êtres humains relatifs qui ne méritent pas tous les droits de l’homme. Sinon, pourquoi la mort lente et implacable et la violence structurelle résultant du régime d’injustice d’Israël à notre encontre depuis 75 ans seraient-elles considérées comme invisibles ou indignes de condamnation et de responsabilité ? (…)

«  Essayant de justifier sa décision d’imposer un « siège complet » à des millions de Palestinien.ne.s, le ministre israélien de la Guerre Yoav Gallant a déclaré : “Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.“ Déplorant la perte de vies civiles des deux côtés, sans prendre parti pour les deux camps ni ignorer l’oppression vieille de plusieurs décennies, Jewish Voice for Peace aux États-Unis a condamné le racisme de Gallant en disant : “En tant que Juifs.ves, nous savons ce qui se passe lorsque les gens sont traités d’animaux. Nous pouvons et devons arrêter cela. « Plus jamais signifie plus jamais – pour personne“ (…)« Dans une telle situation de violence terrifiante, la cohérence morale est indispensable. Ceux.celles qui n’ont pas réussi à condamner la violence originelle et actuelle de l’oppression n’ont aucune position morale pour condamner les actes de violence illégaux ou immoraux commis par les opprimé.e.s. Plus important encore, l’obligation éthique la plus profonde à notre époque est d’agir pour mettre fin à la complicité. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons véritablement espérer mettre fin à l’oppression et à la violence. Comme beaucoup d’autres, les Palestinien.ne.s aiment et nous nous en soucions. Nous avons peur et nous osons. Nous espérons, et nous désespérons parfois. Mais par-dessus tout, nous aspirons à vivre dans un monde plus juste, sans hiérarchie des souffrances, sans hiérarchie des valeurs humaines, et où les droits et la dignité humaine de chacun.e sont chéris et respectés.  » [6]

La démarche humaniste du mouvement BDS et d’Omar Barghouti constitue le fondement d’un combat internationaliste, c’est-à-dire tissant des liens de solidarité et de luttes entre les mouvements populaires et progressistes par-delà les frontières étatiques ou « tribales », pour reprendre son terme. Se contenter aujourd’hui de soutenir la Palestine sans dire un mot de la solidarité judéo-arabe, c’est afficher un internationalisme abstrait (ou un « campisme » de mauvais aloi).

Les résidents palestiniens d’Ein al-Rashrash emballent leurs biens et leurs matériaux de construction alors qu’ils fuient leurs maisons à la suite d’un pic de violence des colons israéliens pendant la guerre de Gaza, en Cisjordanie, le 18 octobre 2023. (Oren Ziv).

La spirale génocidaire

L’armée israélienne prétend toujours cibler des combattants du Hamas et ne recourir qu’à une violence proportionnée alors qu’elle détruit des quartiers entiers, d’incontestables crimes de guerre ! Selon les analystes (indépendants) du Guardian, l’étude « d’images satellites du nord de la bande de Gaza après d’intenses bombardements a permis d’identifier plus de 1 000 cratères visibles depuis l’espace dans un rayon d’environ 10 kilomètres carrés. » Par ailleurs, « Israël a annoncé qu’elle avait tiré plus de 8 000 munitions sur Gaza, touchant plus de 12 000 cibles. C’est plus que ce que les États-Unis ont utilisé en un an lors de leurs opérations en Afghanistan. » [7]

Avant que la libération d’otages ne prenne le devant, l’attention internationale a été largement focalisée sur l’hôpital Al-Shifa, le plus important de Gaza. Il n’y a aucune raison de croire à priori le Hamas ou l’armée israélienne qui font tous deux de la communication de guerre. Les « preuves » se fabriquent (où sont détruites) aisément, les « aveux » de prisonniers ne sauraient être pris en compte, les images (même si réelles) demandent à être interprétées… il est plutôt rassurant de voir qu’un otage blessé est hospitalisé en urgence !

Il n’y aurait rien de surprenant à ce que le Hamas ait utilisé des tunnels préexistants (servant à transporter des patients d’un service à l’autre) et en ait construit d’autres à des fins militaires, ni que l’armée israélienne ait échangées des tirs sans soucis des civils ou des soignants. J’ai simplement trouvé fort étrange la justification que les autorités israéliennes ont avancée pour exiger que l’hôpital soit évacué quel qu’en est le coût : la présence d’un poste de commandement majeur du Hamas dans les sous-bassement (à 50 m ?). Si cela avait été le cas, l’armée aurait tenté de le détruire et se serait justifiée après, ou sinon, se sachant découverte, il ne serait pas resté sur place, attendant d’être bombardé ! Dans tous les cas de figure, le maintien d’Al-Shifa sous pression est devenu un trompe-l’œil : l’arbre qui cache la forêt.

L’occupant israélien a effectivement détruit le système de santé à Gaza, la majorité des hôpitaux étant hors service et manquant de tout, les communications étant régulièrement coupées (ce qui interdit la coordination des secours), la population n’ayant plus accès à l’eau potable ou à une alimentation régulière… Je laisse longuement la parole à Catherine Russell, directrice générale de l’UNICEF, qui a témoigné le 22 novembre devant le Conseil de sécurité de l’ONU, témoignage publié sous le titre « La bande de Gaza est aujourd’hui l’endroit le plus dangereux au monde pour un enfant » :

«  L’UNICEF salue […] l’accord restreint de cessez-le-feu. Nous sommes en mesure d’intensifier rapidement l’acheminement de l’aide humanitaire dont la population de Gaza a désespérément besoin, mais il faut bien sûr davantage de ressources pour répondre à des besoins qui ne cessent de croître. (…) [L]a guerre doit prendre fin et les meurtres et mutilations d’enfants doivent cesser immédiatement. [8] (…)

[J]e reviens tout juste d’un déplacement dans le sud du territoire où j’ai pu rencontrer des enfants, leurs familles et le personnel de l’UNICEF (…). Je suis hantée par ce que j’ai vu et entendu. [L’hôpital Nasser à Khan Yunis grouillait de monde. [Il] abrite des milliers de personnes déplacées à l’intérieur du pays. Elles dorment sur des couvertures, le long des couloirs et dans les parties communes (…). Dans le service de néonatalogie (…), j’ai vu de minuscules bébés s’accrocher à la vie dans des couveuses, tandis que les médecins s’inquiétaient de savoir comment ils pourraient faire fonctionner les machines sans carburant. [J]e me suis également entretenue avec une employée de l’UNICEF qui, bien qu’elle ait perdu 17 membres de sa propre famille élargie, travaille héroïquement pour permettre aux enfants et aux familles d’avoir accès à de l’eau potable et à des installations sanitaires. (…)

Le bilan pour les enfants de Gaza est sans précédent [Il]es représente[raient] 40 % des morts. Cette situation est sans précédent. Autrement dit, la bande de Gaza est aujourd’hui l’endroit le plus dangereux au monde pour un enfant. Nous recevons également des informations selon lesquelles plus de 1 200 enfants se trouvent encore sous les décombres des bâtiments bombardés ou sont portés disparus. (…) Il convient de noter que le nombre de morts dans la crise actuelle a largement dépassé le nombre total de morts au cours des escalades précédentes.

Les enfants en grande détresse psychologique Les enfants qui parviennent à survivre à la guerre risquent de voir leur vie irrémédiablement altérée par une exposition répétée à des événements traumatisants [qui] peuvent induire un stress toxique qui interfère avec leur développement physique et cognitif. Avant même cette dernière escalade, plus de 540 000 enfants de Gaza, soit la moitié de la population infantile, avaient été identifiés comme ayant besoin d’un soutien psychosocial et en santé mentale. Aujourd’hui, plus de 1,7 million de personnes, dont la moitié sont des enfants, sont déplacées. Nous sommes particulièrement préoccupés par [le nombre] d’enfants déplacés qui ont été séparés de leur famille le long des couloirs d’évacuation vers le sud, ou qui arrivent non accompagnés dans les hôpitaux pour des soins médicaux. [Particulièrement vulnérables], il est urgent de les identifier, de leur fournir des soins temporaires et de leur donner accès à des services de recherche et de réunification familiale.

La menace d’une crise nutritionnelle pèse sur Gaza. Outre les bombes, les roquettes et les tirs, les enfants de Gaza sont particulièrement menacés par des conditions de vie catastrophiques. Un million d’enfants – en fait, tous les enfants du territoire – souffrent aujourd’hui d’insécurité alimentaire et sont confrontés à ce qui pourrait bientôt devenir une crise nutritionnelle catastrophique. Nous prévoyons qu’au cours des prochains mois, l’émaciation, la forme de malnutrition la plus dangereuse pour la vie des enfants, pourrait augmenter de près de 30 % à Gaza.

Une tragédie sanitaire en passe de s’aggraver Parallèlement, la capacité de production d’eau a chuté à seulement 5 % de sa production normale, les familles et les enfants comptant sur trois litres ou moins d’eau par personne et par jour pour la consommation, la cuisine et l’hygiène. [L]e pompage de l’eau, le dessalement et le traitement des eaux usées ont tous cessé de fonctionner en raison du manque de carburant. Les services d’assainissement se sont effondrés. Ces conditions entraînent des épidémies qui peuvent mettre en danger la vie des plus vulnérables, comme les nouveau-nés, les enfants et les femmes, en particulier ceux qui souffrent de malnutrition. Nous constatons des cas d’infections diarrhéiques et respiratoires chez les enfants de moins de cinq ans. Nous craignons que la situation ne s’aggrave avec l’arrivée des températures hivernales plus froides.

Les risques pour la santé publique à Gaza sont aggravés par la cessation quasi totale des activités du système de soins de santé. Plus des deux tiers des hôpitaux ne fonctionnent plus en raison du manque de carburant et d’eau, ou parce qu’ils ont subi des dommages considérables lors des attaques. (…) Les patients des hôpitaux sont blessés, tués ou meurent à cause du manque de médicaments et de soins.

Les hôpitaux et les écoles doivent être épargnés. Les hôpitaux ne doivent jamais être attaqués ou réquisitionnés par les belligérants. Et comme des milliers de personnes déplacées ont trouvé refuge dans les établissements de santé de Gaza, je ne saurais trop insister sur ce point. (…) Toutefois, même ces espaces, où les enfants et les familles ont cherché refuge après avoir fui leurs maisons, ont été attaqués. (…)

Les reliques de cette guerre constitueront un danger pour de longues années Dans tout l’État de Palestine et en Israël, les parties au conflit commettent de manière flagrante de graves violations à l’encontre des enfants – notamment des meurtres, des mutilations, des enlèvements, des attaques contre des écoles et des hôpitaux, et le refus de l’accès à l’aide humanitaire. Mais à Gaza, les conséquences de la violence perpétrée contre les enfants ont été catastrophiques, aveugles et disproportionnées. Et lorsque la guerre prendra fin, la contamination des sols par des résidus explosifs sera sans précédent (…) – une menace mortelle pour les enfants qui pourrait durer des décennies.

Les civils et le personnel humanitaire doivent être protégés en toutes circonstances À l’intérieur de Gaza, la guerre a également causé le plus grand nombre de pertes humaines parmi le personnel onusien, avec plus de 100 membres du personnel de l’UNRWA tués. Ces derniers jours, une collègue de l’OMS, son bébé de 6 mois, son mari et ses deux frères ont été tués.

Excellences, pour que les enfants puissent survivre, pour que les travailleurs humanitaires puissent rester et agir efficacement, les pauses humanitaires ne sont tout simplement pas suffisantes. L’UNICEF demande un cessez-le-feu humanitaire urgent pour mettre fin immédiatement à ce massacre. (…)

L’appel de l’UNICEF

Nous réitérons également notre appel aux parties prenantes pour qu’elles respectent immédiatement et pleinement le droit international humanitaire et les droits de l’homme, y compris les principes de nécessité, de distinction, de précaution et de proportionnalité.

Nous leur demandons d’aller au-delà de ce que le droit exigede protéger les enfants et les infrastructures civiles dont ils dépendent, et de libérer immédiatement et sans condition tous les otages civils détenus dans la bande de Gaza, en particulier les enfants.

Nous appelons les parties à respecter la résolution 2712 et à fournir un accès humanitaire sûr et sans restriction à la bande de Gaza et à l’intérieur de celle-ci, y compris dans le nord. Les belligérants doivent permettre l’entrée immédiate des fournitures vitales, y compris le carburant, nécessaire au transport par camion, au dessalement et au pompage de l’eau, ainsi qu’à la production de farine. Nous devons être autorisés à acheminer des fournitures essentielles WASH, des bâches, des tentes et des poteaux. (…)

La destruction de Gaza et le meurtre de civils n’apporteront ni la paix ni la sécurité dans la région. Les habitants de cette région méritent la paix. Seule une solution politique négociée – qui donne la priorité aux droits et au bien-être des générations actuelles et futures d’enfants israéliens et palestiniens – peut la garantir.

J’exhorte les parties à répondre à cet appel, en commençant par un cessez-le-feu humanitaire, première étape sur la voie d’une paix durable. Et je vous demande instamment, en tant que membres du Conseil de sécurité, de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour mettre fin à cette catastrophe pour les enfants.
Merci.
 » [9]

© UNICEF/Eyad El Baba Des bébés de l’hôpital Al-Shifa sont préparés à être évacués.

Tous les témoignages convergent : jamais la situation à Gaza n’a été aussi dramatique, jamais une offensive de l’armée israélienne n’a été aussi destructive. Jamais la « Doctrine Dahiya » n’a été mise en œuvre de façon aussi implacable.

Cette doctrine, explique notamment René Backman, de Mediapart, a été formulée en 2006 par le général Gadi Eizenkot, actuel membre du gouvernement Netanyahou au titre de ministre sans portefeuille. Elle tient son nom d’un quartier chiite de Beyrout, Dahiya, bastion du Hezbollah, qui a été rasé par l’aviation israélienne. Elle promeut «  une stratégie de guerre totale qui ne distingue pas les cibles civiles des cibles militaires et ignore délibérément le principe de proportionnalité de la force, fondements du droit de la guerre.  ». Ainsi, « [s]pécialiste du “ combat asymétrique en milieu urbain“  », Eizenkot donnait la priorité à la puissance de destruction sur la précision des frappes. «  Ce qui est arrivé à Dahiya  », expliquait-il en 2008, « arrivera à toutes les localités qui serviront de bases à des tirs contre Israël. Nous ferons un usage de la force disproportionné contre ces zones et y causerons de grands dommages et destructions. Ce n’est pas une recommandation, c’est un plan, et il a déjà été approuvé. »

«  Face à un déclenchement d’hostilités, l’armée doit agir immédiatement, de manière décisive, avec une force disproportionnée, par rapport aux actions de l’ennemi et à la menace qu’il constitue », a précisé l’un de ses subordonnés, le colonel Gabriel Siboni, exposant la doctrine au nom de l’Institut national israélien des études de sécurité (INSS). « Une telle réplique, ajoutait-il, « a pour but d’infliger des dégâts et des pertes considérables, de porter la punition à un niveau tel qu’il exigera un processus de reconstruction long et coûteux.  » [10]

Comme le note Haggai Matar, «  Selon les Nations unies, plus de 45% des maisons de la bande de Gaza ont été détruites ou gravement endommagées par les attaques israéliennes. (…) Alors que les nouvelles et les images de la destruction et de la mort sont là pour le monde entier, le public israélien n’en voit et n’en pense pas grand-chose. Les médias israéliens dominants se concentrent exclusivement sur les massacres du 7 octobre, et pas du tout sur celles et ceux qui se déroulent actuellement en notre nom. Au lieu de cela, nous continuons à entendre des concours sans fin de rhétorique génocidaire, avec des commentateurs et des politiciens israéliens qui parlent d’“aplatir“ Gaza, de bombarder Gaza, de nettoyer ethniquement Gaza, de combattre des “animaux humains“, et ainsi de suite.  » [11]

Colonialisme de peuplement, suprémacisme juif et apartheid

Le gouvernement Netanyahou veut franchir un pas de plus dans l’affirmation du suprémacisme juif en Palestine qu’a décrit et dénonce B’Tselem :

«  Le régime israélien, qui contrôle tout le territoire entre le Jourdain et la Méditerranée, cherche à faire avancer et à cimenter la suprématie juive dans toute la région. À cette fin, il a divisé la région en plusieurs unités, chacune dotée d’un ensemble différent de droits pour les Palestiniens — toujours inférieurs aux droits des Juifs. Dans le cadre de cette politique, les Palestiniens se voient refuser de nombreux droits, dont le droit à l’autodétermination. Cette politique est mise en œuvre de plusieurs façons. Israël moule la démographie et l’espace par des lois et des ordonnances qui permettent à tout Juif dans le monde ou à sa famille d’obtenir la citoyenneté israélienne, mais dénie presque complètement cette possibilité aux Palestiniens. Il a physiquement reconstruit la région entière en s’emparant de millions de dunams de terre et en établissant des communautés réservées aux Juifs, tout en repoussant les Palestiniens vers des petites enclaves. Le déplacement est contraint par des restrictions sur les sujets palestiniens, et le régime politique exclut des millions de Palestiniens de la participation aux processus qui déterminent leur vie et leur avenir, tout en les maintenant sous occupation militaire. Un régime qui utilise lois, pratiques et violence organisée pour cimenter la suprématie d’un groupe sur un autre est un régime d’apartheid. L’apartheid israélien qui promeut la suprématie des Juifs sur les Palestiniens n’est pas né en un seul jour, ni d’un seul discours. C’est un processus qui est graduellement devenu plus institutionnalisé et plus explicite, avec des mécanismes introduits au cours du temps dans la loi et dans la pratique pour promouvoir la suprématie juive. Ces mesures accumulées, leur omniprésence dans la législation et la pratique politique, et le soutien public et judiciaire qu’elles reçoivent — tout cela forme la base de notre conclusion : la barre pour qualifier le régime israélien d’apartheid a été atteinte. » [12]

Ces cartes, déjà publiées dans la première partie de cette contribution, montrent que nous atteignons aujourd’hui le point d’aboutissement de ce processus.

Un cran de plus dans ce processus et Gaza comme la Cisjordanie disparaissent de la carte. Le rêve de Netanyahou. Il n’est pas certain qu’il se réalise sous cette forme « chimiquement pur » : l’Etat des Juifs, souverain de la rive méditerranéenne au fleuve Jourdain. Une partie de l’establishment israélien et de la classe politique états-unienne s’oppose à ce jusqu’auboutisme militaire dont les conséquences peuvent être profondes en Israël même et dans la région arabe, bloquant la reprise de la normalisation diplomatique que l’attaque du Hamas a retardée. Mais, comme l’a noté Julien Salingue en mai dernier (avant le 7 octobre donc) :

« En refusant de concéder le moindre droit aux PalestinienEs tout en poursuivant son expansion coloniale, l’État d’Israël a petit à petit, paradoxalement et dans une certaine mesure, inversé la tendance à la fragmentation qui était à l’œuvre depuis plusieurs décennies. De fait, il existe aujourd’hui un seul État entre la Méditerranée et le Jourdain, avec entre autres un seul système économique (déséquilibré, mais unifié), une seule monnaie, des infrastructures communes (routes, eau, électricité…), deux langues, l’arabe et l’hébreu, qui sont déjà celles de l’État d’Israël, etc. Un seul État, mais, en son sein, une population privée de ses droits nationaux et démocratiques sur des bases ethnonationales, soit une situation qui peut être qualifiée de régime d’apartheid  ». [13]

Depuis le 7 octobre, le nombre de voix qui dénoncent la menace génocidaire se multiplie. Le terme de génocide est utilisé dans des acceptations plus ou moins restreintes, plus ou moins juridiques. L’augmentation brutale des décès à Gaza sous les bombardements et les décombres, ainsi que la mort lente de milliers d’autres personnes qu’annonce la situation sanitaire catastrophique provoquée par le blocus, ou encore l’appel sans fard à poursuivre jusqu’à son terme la politique d’épuration ethnique lancé par des dirigeants de l’extrême droite religieuse israélienne, justifient ces alertes. La question s’inscrit dans l’histoire longue de la colonisation.

Ainsi, pour l’historien israélo-britannique Avi Shlaim, « Les dirigeants israéliens diabolisent le peuple palestinien, ce qui constitue un préalable à l’épuration ethnique et au génocide (…). Il qualifie l’opposition des dirigeants occidentaux à un cessez-le-feu de “mandat de génocide“ et les accuse de “complicité dans les crimes de guerre d’Israël“. Avec la déclaration Balfour de 1917 et son mandat ultérieur sur la Palestine, la Grande-Bretagne a commis ce que Shlaim appelle “le péché originel“ en “volant la Palestine aux Palestiniens et en la donnant aux sionistes“.

Après la création d’Israël en 1947, les États-Unis en sont devenus les “auxiliaires“, explique M. Shlaim. “Le problème du soutien américain à Israël est qu’il est inconditionnel. Il n’est pas conditionné au respect des droits de l’homme des Palestiniens ou au respect du droit international. Pour Israël, le prix de ses violations est nul. C’est pourquoi Israël s’en tire, littéralement, par le meurtre, et aujourd’hui littéralement par le meurtre de masse, parce que l’Amérique ne lui demande pas de comptes“. [14]

Pour Gilbert Achcar, «  Le scénario du Grand Israël est celui qui séduit le plus Benjamin Netanyahu et ses acolytes de l’extrême droite israélienne. Le parti Likoud est l’héritier de l’extrême droite sioniste, connue sous le nom de sionisme révisionniste, dont les branches armées ont perpétré le massacre de Deir Yassin, le meurtre de masse de Palestiniens le plus infâme perpétré en 1948, au milieu de ce que les Arabes appellent la Nakba (catastrophe). (…)

Lors de son récent discours à l’Assemblée générale des Nations Unies à New York, deux semaines seulement avant le 7 octobre, Netanyahu a brandi une carte du Moyen-Orient montrant un Grand Israël incluant Gaza et la Cisjordanie. Ce qui est encore plus pertinent dans le cadre de la nouvelle guerre de Gaza est le fait – à peine mentionné dans les médias internationaux – que Netanyahu avait démissionné du cabinet israélien dirigé par Sharon en 2005 pour protester contre la décision de ce dernier d’évacuer Gaza. (Sharon avait succédé à Netanyahu à la tête du Likoud en 1999, après la défaite électorale de ce dernier face au Parti travailliste alors dirigé par Ehud Barak. Il avait ensuite réussi à remporter les élections suivantes, en 2003, et avait offert le ministère des finances à Netanyahu).(…)

Le Grand Israël n’est cependant pas une ambition unanime des dirigeants israéliens – même après le 7 octobre. Il bénéficie de quelque soutien aux États-Unis, dans l’extrême droite du Parti républicain et parmi les sionistes chrétiens. Mais cette idée n’est certainement pas soutenue par la majeure partie de l’establishment américain de la politique étrangère, et en particulier par les Démocrates. L’administration Biden – connue pour avoir peu de sympathie pour Netanyahu, qui en 2012 a ouvertement soutenu le Républicain Mitt Romney à la présidence contre Barack Obama (et Biden, son vice-président) – s’en tient à la perspective, créée par les accords d’Oslo, d’un État palestinien croupion, pouvant fournir un alibi pour marginaliser la cause palestinienne et ouvrir la voie au développement des liens et de la collaboration entre Israël et les États arabes.(…)
L’indication la plus claire à ce jour qu’une partie de l’establishment militaro-politique israélien est d’accord avec l’administration Biden a été fournie par Ehud Barak, ancien chef d’état-major général des forces armées israéliennes et ancien premier ministre [qui] a peaufiné le scénario d’Oslo dans une interview accordée à The Economist.(…)

En fin de compte, les deux scénarios – le Grand Israël et Oslo – reposent sur la capacité d’Israël à détruire le Hamas à un degré suffisant pour l’empêcher de contrôler Gaza.  » (15)

Les résidents palestiniens de Khirbet Zanuta emballent leurs biens et les matériaux de leur maison alors qu’ils fuient leur domicile à la suite d’un pic de violence des colons israéliens pendant la guerre de Gaza, en Cisjordanie, le 1er novembre 2023. (Oren Ziv).

Craig Mokhiber était le directeur du bureau de New York du Haut-Commissariat aux Droits Humains (HCDH) de l’ONU. Il a annoncé sa démission le 28 octobre dans une lettre adressée au Haut Commissaire : « Je vous écris à un moment de grande angoisse pour le monde, y compris pour beaucoup de nos collègues. Une fois de plus, nous assistons à un génocide qui se déroule sous nos yeux, et l’organisation que nous servons semble impuissante à l’arrêter. J’ai enquêté sur les droits humains en Palestine depuis les années 1980, j’ai vécu à Gaza en tant que conseiller de l’ONU pour les droits humains dans les années 1990, j’ai effectué plusieurs missions de défense des droits humains dans le pays avant et depuis et cette situation m’est profondément personnelle. J’ai également travaillé dans ces salles lors des génocides contre les tutsis, contre les musulmans bosniaques, contre les yézidis et contre les rohingyas. Dans chaque cas, lorsque la poussière est retombée sur les horreurs perpétrées contre des populations civiles sans défense, il est devenu douloureusement clair que nous avions manqué à notre devoir de répondre aux impératifs de prévention des atrocités de masse, de protection des personnes vulnérables et d’obligation de rendre des comptes aux auteurs de ces actes. Il en a été de même avec les vagues successives de meurtres et de persécutions contre les palestiniens tout au long de l’existence de l’ONU.

Nous échouons à nouveau. En tant qu’avocat spécialisé dans les droits humains, avec plus de trente ans d’expérience dans ce domaine, je sais bien que le concept de génocide a souvent fait l’objet d’abus politiques. Mais le massacre actuel du peuple palestinien, ancré dans une idéologie coloniale ethnique et nationaliste, dans la continuité de décennies de persécution et d’épuration systématique, entièrement fondée sur leur statut d’arabes, et associé à des déclarations d’intention explicites de la part des leaders du gouvernement et de l’armée israélienne, ne laisse aucune place au doute ou au débat.(…)
[Malgré ces], circonstances, [l]e pouvoir de protection du conseil de sécurité a de nouveau été bloqué par l’intransigeance des États-Unis, le secrétaire général est attaqué pour les protestations les plus légères et nos mécanismes de défense des droits humains font l’objet d’attaques calomnieuses soutenues de la part d’un réseau organisé d’impunité en ligne. (…) [N]ous n’avons pas relevé le défi. Le pouvoir de protection du conseil de sécurité a de nouveau été bloqué par l’intransigeance des États-Unis, le secrétaire général est attaqué pour les protestations les plus légères et nos mécanismes de défense des droits humains font l’objet d’attaques calomnieuses soutenues de la part d’un réseau organisé d’impunité en ligne.

La voie de l’expiation est claire. Nous avons beaucoup à apprendre de la position de principe adoptée ces derniers jours dans des villes du monde entier, où des masses de personnes s’élèvent contre le génocide, même au risque d’être battues et arrêtées. Les palestiniens et leurs alliés, les défenseurs des droits humains de tous bords, les organisations chrétiennes et musulmanes et les voix juives progressistes qui disent « pas en notre nom », montrent tous la voie. Il ne nous reste plus qu’à les suivre.

Vendredi 27 Octobre 2023, à quelques rues d’ici, la gare Grand Central de New York a été complètement envahie par des milliers de défenseurs juifs des droits humains solidaires du peuple palestinien et exigeant la fin de la tyrannie israélienne, beaucoup d’entre eux risquant d’être arrêtés. Ce faisant, ils ont éliminé en un instant l’argument de propagande de la hasbara israélienne et le vieux tropisme antisémite selon lequel Israël représente en quelque sorte le peuple juif. Ce n’est pas le cas et, en tant que tel, Israël est seul responsable de ses crimes. Sur ce point, il convient de répéter (… ») que la critique des violations des droits humains par Israël n’est pas antisémite, pas plus que la critique des violations saoudiennes n’est islamophobe, que la critique des violations du Myanmar n’est antibouddhiste et que la critique des violations indiennes n’est contre les hindous.(…)

Je trouve également de l’espoir dans les parties de l’ONU qui ont refusé de compromettre les principes de l’organisation en matière de droits humains, en dépit des énormes pressions exercées en ce sens. Nos rapporteurs spéciaux indépendants, nos commissions d’enquête et nos experts des organes de traités, ainsi que la majorité des membres de notre personnel, ont continué à défendre les droits humains du peuple palestinien, alors même que d’autres parties de l’ONU, même au plus haut niveau, ont honteusement courbé l’échine devant le pouvoir. En tant que gardien des normes et des standards en matière de droits humains, le HCDH a le devoir particulier de défendre ces normes. Notre tâche, je crois, est de faire entendre notre voix, du secrétaire général à la dernière recrue de l’ONU, et horizontalement dans l’ensemble du système de l’ONU, en insistant sur le fait que les droits humains du peuple palestinien ne font l’objet d’aucun débat, d’aucune négociation ni d’aucun compromis, où que ce soit sous le drapeau bleu. » [16]

Le 7 octobre, civils, militaires et crimes de guerre

Si le Hamas s’était contenté d’attaquer casernes, commissariats, milices armées et de se retirer avec des prisonniers de guerre (à savoir des soldats), il est probable que le gouvernement Netanyahou aurait « riposté » de la même façon dévastatrice qu’il l’a fait, saisissant l’occasion de mettre en œuvre une nouvelle étape de sa politique d’épuration ethnique. Le Hamas aurait, pour sa part, réalisé ce qui devait bien faire partie de ses principaux objectifs : remettre la question palestinienne durablement sur le devant de la scène, bloquer la finalisation du processus de normalisation diplomatique des régimes arabes avec Israël (l’Arabie saoudite s’y engageant) et s’imposer comme un interlocuteur incontournable dans le jeu diplomatique, susciter une vague de solidarité dans la région, reprendre la main face à la concurrence d’autres mouvements à Gaza où son impopularité croissait, renforcer son implantation en Cisjordanie... Pour tout cela, il n’était nul besoin de massacrer des civils.

L’ONU elle-même a reconnu le droit des Palestiniens à se défendre, y compris sous forme armée. Le Hamas ne possède pas des missiles de précision lui permettant, s’il le voulait, de limiter au minimum le nombre de victimes civiles de ses bombardements (à la différence d’Israël). Il mène une guerre du faible au fort dans un environnement géographique qui lui interdit de déployer des guérillas dans des régions montagnardes peu peuplées. Il ne va pas aligner ses unités combattantes sur la plage ! Alors, il s’est enterré. Difficile de lui reprocher. Mais le 7 octobre, il avait le choix : s’en tenir aux cibles militaires ou pas.

Deux poids deux mesures ? La définition des crimes de guerre est précise. Cibler intentionnellement des personnes non armées en fait partie.

Nous dénonçons, à juste raison, les « deux poids deux mesures ». Les puissances occidentales dénoncent le « terrorisme » du Hamas, mais se gardent de dénoncer le « terrorisme d’Etat » d’Israël à Gaza. Toutes les grandes puissances ont d’ailleurs elles-mêmes commis ou couvert, dans un conflit ou un autre, de tels crimes visant à terroriser des populations en vue, notamment, d’imposer un « changement de régime ».

Cependant, pour que cette critique soit valide, nous ne devons pas reproduire nous-mêmes une posture « deux poids deux mesures », en nous taisant sur les crimes que des Etats ou des mouvements opposés aux Etats-Unis commettent. Le Hamas a bel et bien commis un crime de guerre d’envergure le 7 octobre dernier en s’attaquant à des civils de toutes générations et en les prenant en otages (de bébés à des personnes fort âgées) – elles et ils constituent la majorité des quelque 1200 personnes qui ont trouvé la mort. Les attaquants ont aussi assassiné de façon indiscriminée des Arabes, des migrant.es étrangers et des militant.es de la solidarité propalestinienne dont il connaissait parfaitement la présence sur place, comme Vivian Silver, 74 ans, particulièrement active dans la défense des Bédouins vivant dans le désert du Néguev. [17]

Vivian Silver a fondé et travaillé sur plusieurs initiatives visant à rassembler les Israéliens juifs et les Palestiniens (médias sociaux).

Les combattants du Hamas ont aussi commis des viols sur lesquels trop d’organisations progressistes se taisent. Certes, l’armée israélienne et ses services secrets ont fait du viol de Palestiniennes une politique de terreur, mais les crimes sexuels de l’un n’excusent pas ceux de l’autre.

Voici une déclaration publiée à ce sujet en France par des féministes internationalistes, antiracistes et anticolonialistes qui me paraît importante tant par son contenu que par le poids représentatif des signataires :

Nous sommes choquées et émues face à la violence qui se déploie en Palestine/Israël depuis le 7 octobre.

Nous refusons la déshumanisation des Palestiniens et Palestiniennes. Les bombardements meurtriers et les déplacements forcés que subissent les habitant·es de la bande de Gaza depuis plus d’un mois ont des conséquences tragiques : aujourd’hui, plus de 11 000 personnes ont été tuées par l’armée israélienne.

Parmi elles, les femmes et les enfants constituent la majorité des victimes selon l’ONU. Plus d’1,5 million de Gazaoui·es ont été jetées sur la route d’un exil sans issue alors que la bande de Gaza est fermée à double tour. Plus d’eau, plus de carburant, plus de nourriture, plus de médicaments. Et les bombes qui continuent de pleuvoir.

Le 7 octobre aussi la violence s’est exercée de manière déshumanisante et genrée : les habitantes des kibboutz comme les participantes à la rave ont subi viols, humiliations et mises à mort...

Comme dans toutes les guerres, les femmes sont des victimes singulières. A Gaza, aujourd’hui, 50 000 femmes sont enceintes selon l’ONU Femmes. Plus de 10% d’entre elles sont à moins d’un mois de leur accouchement. Lorsque l’on opère encore Gaza, on le fait à vif : les hôpitaux sont ciblés par les bombardements de l’armée israélienne et les stocks d’antidouleurs ou d’anesthésiants sont épuisés depuis longtemps. Les couveuses des prématurés s’arrêtent par manque d’énergie, provoquant la mort de nouveaux-nés.

Privées d’eau et des produits d’hygiène les plus simples, les femmes gazaouies qui le peuvent avalent des cachets de Norethisterone pour stopper leur saignements menstruels, au risque d’en subir les graves effets secondaires. Des femmes identifient leurs enfants morts suite aux bombardements à partir de restes épars, reconnaissant un vêtement ou la forme d’un orteil.

Nous opposons notre solidarité féministe et internationaliste à cette violence coloniale qui, les experts internationaux le disent depuis la mi-octobre, risque de se révéler génocidaire et refusons dans le cadre de cette solidarité toute forme d’instrumentalisation : nous combattons pied à pied l’antisémitisme et l’islamophobie et toutes les formes de racisme.

Nous dénonçons la politique du deux-poids deux mesures à l’encontre d’un peuple occupé – le peuple palestinien – et d’un État occupant, un deux poids deux mesures qui se traduit aussi sur le terrain féministe : comme si la vie et les souffrances des femmes palestiniennes n’avaient aucune valeur, aucune densité, aucune complexité.

Nous dénonçons tous les crimes de guerre, les viols de guerre quels que soient les bourreaux : ceux du 7 octobre comme ceux des geôles israéliennes qui depuis de longues années réservent des traitements spécifiques aux prisonnières politiques palestiniennes sur lesquelles le viol a été pratiqué par l’armée et les services de renseignement israéliens.

L’urgence aujourd’hui c’est d’exiger un cessez-le-feu immédiat. Il faut également libérer l’ensemble des otages. C’est aussi de réaffirmer que notre féminisme se conjugue avec nos engagements anticolonialistes et antiracistes. C’est pourquoi, le 25 novembre, nous manifesterons contre les violences de genre à Gaza, comme partout.

Aucune de nous n’est libre tant que nous ne sommes pas toutes libres. La Palestine ne fait pas exception.

Il faut mettre fin au siège de Gaza. Il faut mettre fin à l’occupation coloniale de la Palestine.
Signataires :
Verveine Angeli (syndicaliste) ;
Annick Coupé (syndicaliste et altermondialiste) ;
Annie Ernaux (écrivaine) ;
Jules Falquet (philosophe) ;
Fanny Gallot (historienne) ;
Murielle Guilbert (co-déléguée générale Solidaires) ;
Aurore Koechlin (sociologue) ;
Mathilde Larrère (historienne) ;
Myriame Lebkiri, secrétaire confédérale de la CGT en charge des questions féministes ;
Sarah Legrain (Députée La France Insoumise) ;
Arya Meroni (militante féministe et anticapitaliste) ;
Alice Pelletier (NPA) ;
Aurélie Trouvé (Députée La France Insoumise) ;
Suzy Rojtman (militante féministe) ;
Youlie Yamamoto (Porte-Parole d’ATTAC) ;
Sophie Zafari (syndicaliste FSU).
[18]

***

En suivant les débats autour de ces questions sur des listes mail (certes propices aux propos à l’emporte-pièce), je suis tombé sur un argument dont, j’espère, l’auteur n’a pas mesuré la portée. Les jeunes dansant lors d’une rave-party qui ont été pris en nasse, torturés et massacrés seraient des « réservistes », donc des cibles légitimes bien que non armées. Ce serait donc le cas de toute personne ayant fait son service militaire ? Soit, en Israël toute la population à l’exception des jeunes n’ayant pas encore fait leur service et des personnes trop âgées pour être appelées ?

Il n’y aurait alors plus de distinction entre civiles et militaires et l’on en reviendrait au temps où les lois de la guerre n’avaient pas encore été promulguées. Voilà qui ne serait pas vraiment un progrès, il me semble.

Le 7 octobre, point de bascule

Juifs et Arabes de Palestine n’ont pas été « de tout temps » en conflit identitaire. Ainsi, dans son récent livre Three Worlds, Memoirs of an Arab-Jew, note Lara Marlow, l’historien israélo-britannique Avi «  raconte comment sa famille juive irakienne aisée a été arrachée à sa vie heureuse à Bagdad alors qu’il était encore enfant.  ». Il explique que « Le nationalisme arabe était un des motifs, mais le facteur principal, le plus important, a été le sionisme ».

«  Bien qu’il se soit longtemps senti comme un citoyen de seconde zone en Israël, Shlaim en est venu à considérer sa double identité comme un avantage. “Pour ma famille et moi, la coexistence judéo-musulmane n’était pas une idée abstraite, c’était une réalité qui me permet de penser en dehors des cadres imposés, d’envisager pour notre région un avenir meilleur que la triste réalité actuelle“.

M. Shlaim imagine “un État démocratique allant du Jourdain à la Méditerranée, avec des droits égaux pour tous, indépendamment de la religion et de l’appartenance ethnique“. [19]

Bernard Dreano, membre de l’Assemblée européenne des citoyens, évoque un souvenir personnel dans un texte du 14 octobre sur Gaza : « il y a une petite vingtaine d’années, le “processus de paix“ » était déjà grièvement blessé (par les gouvernants israéliens, par les américains, par la passivité européenne et arabe), mais des initiatives « par en bas » tentaient de le relancer. Lors d’une rencontre israélo-palestinienne en présence de quelques militants européens - dont j’étais – qui se déroulait dans ce cadre, des Palestiniens avaient présenté aux israéliens “leurs excuses pour les victimes civiles“ des attentats suicides à l’époque perpétrés par le Hamas, excuses immédiatement refusées par l’amiral israélien Amy Ayalon, participant à la réunion, au motif : “vous n’avez pas à vous excuser, la résistance palestinienne utilise les moyens qu’elle a, nous nous avons des missiles et des bombardiers qui ont des effets comparables avec plus de victimes civiles“ Ce que nous devons faire, avait-il ajouté, c’est relancer le processus de paix, et précisait-il, “si nous n’y parvenons dans les quelques années qui viennent, alors le rêve qui avait été celui de mon père et le mien, établir un Etat juif et démocratique en Palestine va échouer. Il y aura bien un Etat juif, il sera fasciste  ». [20]

A la veille du 7 octobre, malgré un affaiblissement historique, une gauche judéo-arabe restait très active en Israël et faisait entendre sa voix propre au sein de l’importante mobilisation contre la volonté du gouvernement de mettre au pas la Cour suprême. Le matin du 8 octobre, le renversement de situation était radical, comme en témoigne Nira Yuval-Davis, britannique, membre de la Jewish Voice for Labour (JLV-Voix juive du travail) : « J’étais en visite en Israël pour trois semaines lorsque le monde s’est écroulé. Je suis partie hier, deux semaines plus tôt que prévue, le cœur très lourd. » Elle prévoyait « d’écrire un blog pour Feminist Dissent (…) en examinant les effets combinés de la religion et de la néolibéralisation d’Israël sur la situation des femmes. Depuis les dernières élections et la montée en puissance du gouvernement de coalition fondamentaliste religieux d’extrême droite, les discriminations fondées sur le genre ont continué à s’intensifier rapidement, depuis l’adoption préliminaire d’un projet de loi à la Knesset israélienne visant à démanteler l’autorité gouvernementale chargée de l’égalité des sexes, jusqu’aux chauffeurs de bus de la société civile qui ordonnent aux femmes et aux filles de s’asseoir à l’arrière du bus pour maintenir le principe de la ségrégation sexuelle.

Une semaine avant mon arrivée, un groupe missionnaire fondamentaliste, l’un de ceux qui se sont établis dans tous les principaux centres urbains juifs et mixtes d’Israël, a tenté de séparer – à l’aide d’une corde – les hommes des femmes sur le Kikar Dizengoff, l’un des principaux espaces publics de la ville laïque de Tel-Aviv, afin d’y imposer et d’y diriger un service religieux de ségrégation sexuelle. Les gens dans la rue se sont opposés et ont réussi à démanteler les structures ad hoc qu’ils avaient mises en place – bien que dans d’autres espaces publics, il n’y ait pas eu d’opposition aussi efficace. Samedi dernier, une autre confrontation était prévue autour des Hakafot qui ont lieu à Sim’hat Torah, le dernier jour des Grandes Fêtes juives, et qui impliquent la danse d’hommes portant des rouleaux de la Torah.

Je tenais à m’y rendre également, pour rencontrer des amis du « Bloc contre l’occupation », dont la position, contrairement à celle de la majorité des manifestants, n’est pas seulement contre l’assaut du gouvernement contre le système judiciaire, mais aussi contre l’occupation israélienne et le régime d’apartheid. Je voulais également vérifier dans quelle mesure la majorité des manifestants avait progressé dans la compréhension du fait que la démocratie ne peut être atteinte sans remettre en question les questions plus larges concernant l’occupation de la Palestine. Y avait-il en fait une fragmentation supplémentaire entre ceux d’entre nous qui comprennent qu’il ne peut y avoir de démocratie pour les seuls Juifs et la majorité du mouvement de protestation qui veut revenir au statu quo, vivre dans la bulle d’une société libérale qui à la fois existe au sein du régime de colonialisme de peuplement et en bénéficie ?

Mais je n’ai pu assister à aucune de ces rencontres sociales et politiques, car elles n’ont pas eu lieu. (…) C’était le début d’une nouvelle guerre d’octobre au cours de laquelle Israël avait été pris par surprise. Les images et les histoires d’horreur décrites par les survivants ne quitteront jamais mon esprit et reviendront me hanter chaque fois que je fermerai les yeux. [Bien sûr] le nombre cumulé de morts et de tortures, ainsi que la dépossession et l’occupation des Palestiniens depuis avant la Nakba, racontent une histoire bien différente. Et, bien sûr, le nombre de Palestiniens tués à Gaza, même au cours de cette “opération“, devient lui aussi stratosphérique. Cependant, comme je l’ai écrit plus d’une fois, il est extrêmement dangereux et trompeur d’identifier des politiques basées sur des “Olympiades de l’oppression“ compétitives. Ce qui arrive depuis des années aux Palestiniens de Gaza, “la plus grande prison à ciel ouvert du monde“, peut nous aider à expliquer ce qui s’est passé samedi, mais en aucun cas cela ne le justifie ou n’en réduit l’impact choquant.

Sans surprise, le mouvement de protestation s’est arrêté – du moins pour l’instant. Tous les pilotes et autres soldats qui avaient menacé de refuser de servir dans l’armée servent maintenant dans la guerre. De plus, pendant le chaos des deux premiers jours, alors qu’aucune arme ou nourriture n’était fournie aux colonies du Sud, ce sont ceux qui avaient organisé si efficacement le mouvement de protestation général qui, en utilisant les mêmes capacités d’organisation que celles qu’ils avaient acquises lorsqu’ils étaient dans l’armée, ont pris en charge l’approvisionnement en nourriture et en boissons de la population abandonnée du Sud.

Je pense [à] un tract que j’ai vu sur les médias sociaux israéliens, qui appelle les Juifs à saisir l’occasion de s’armer et d’éliminer tous les Arabes, en Israël comme en Cisjordanie. La nécropolitique israélienne se développe à pas de géant. Je me sens tellement impuissante et hantée.  » [21]

Le Hamas en question(s)

Pourquoi le Hamas a-t-il choisi de s’attaquer ainsi aux civils (massacres et otages de tous âges) ? La première réponse apparaît évidente : pour terroriser – et il a pleinement réussi. Pourquoi, l’a-t-il fait malgré ce qu’il allait en coûter aux Gazaouis, ainsi qu’aux Palestiniens en Israël et en Cisjordanie ? C’est pour moi beaucoup moins évident et interroge aussi des spécialistes de la région, semble-t-il.

Ce mouvement en effet a (avait ?) pour horizon la Palestine et pour principale base territoriale Gaza. Ce n’est pas une organisation djihadiste similaire à l’Etat islamique, Daesh, dont le déploiement est international, la territorialité variable. Idéologiquement, le Hamas, courant islamiste radical, est susceptible, au nom du combat contre l’Occupant, de déshumaniser juifs et colons, même s’il s’en est défendu, mais il a aussi ciblé des musulmans, des Bédouins, emportés par l’acte de terreur.

Qui a décidé de ce que serait le 7 octobre, qui était au courant ? L’attaque aurait été longuement préparée à Gaza même, dans le plus grand secret, par deux personnes. En cherchant à répondre à ces questions, deux journalistes du Monde, Gilles Paris et Hélène Sallon, ont mené une enquête et interrogé nombre de spécialistes [22], relavant trois points d’inflexion majeurs dans l’histoire de ce mouvement :

«  A l’origine centrée sur la réislamisation de la société palestinienne, l’organisation a d’abord pris, en 1987, un virage nationaliste et militaire. Son entrée en politique, en 2006, dans le cadre d’institutions héritées des accords de paix d’Oslo – qu’il a toujours rejetés –, l’a ensuite placé en opposition violente avec le courant nationaliste historique. La troisième inflexion, engagée en 2017, voit le Hamas tenter de s’imposer à la tête du mouvement national palestinien. (…) Reclus à Gaza, pendant que ses forces vives sont pourchassées en Cisjordanie, le Hamas évolue au rythme d’une partition dirigée par les Brigades Ezzedine Al-Qassam [la branche militaire] »

Les dirigeants clés qui s’imposent à Gaza sont issus de cette branche militaire. C’est le cas de Yahya Sinouar qui a (« passé vingt-deux années dans les geôles israéliennes avant d’être libéré, en 2011, dans le cadre d’un échange de prisonniers »). Il « accède, en 2017, aux plus hautes responsabilités à Gaza ».. C’est aussi le cas de Mohammed Deif, commandant suprême des Brigades Ezzedine Al-Qassam. « Traqué par l’armée israélienne, qui essaie de l’éliminer à huit reprises, resté handicapé à la suite de ces tentatives, cet homme de l’ombre est celui dont la voix surgit sur les ondes pour annoncer une nouvelle guerre – comme le 7 octobre [qui] porte la marque [de ces] deux chefs de guerre, mais la barbarie de l’assaut a déconcerté les spécialistes. (...) Il faudra sans doute attendre longtemps avant de connaître l’ensemble du processus de décision qui a mené à cette déflagration. Le Hamas s’est convaincu qu’il pouvait attirer à lui une opinion palestinienne chauffée à blanc par la spirale mortifère dans laquelle s’enfonce une Cisjordanie livrée aux colons et aux raids de l’armée israélienne. Pour supplanter définitivement l’OLP, il a misé sur la violence à outrance, indifférent au sort de Gaza et de ses habitants. »

Bien que soutenu par l’Iran, chiite, le Hamas, en tant que parti fondamentaliste sunnite lié aux Frères musulmans égyptiens et dont la Palestine est l’horizon, diffère du Hezbollah libanais chiite, étroitement dépendant de Téhéran et de sa politique régionale ou internationale [23]. Une question se pose néanmoins. Le 7 octobre visait notamment à éviter la finalisation de la normalisation des rapports entre les régimes arabes et Israël, dont l’Egypte est un acteur clé (rappelons que l’Iran, qui n’est pas intégrée à ce cycle de normalisation, est un pays persan, pas arabe). Pour éviter que la question palestinienne ne disparaisse de l’agenda politique international le Hamas resserre-t-il maintenant ses liens avec Téhéran ?

Le Hamas ne tire actuellement sa légitimité que de son action militaire. Il ne lie pas libération nationale et révolution sociale (ou au moins des réformes d’ampleurs). En fait, il a laissé aux agences de l’ONU la responsabilité de la gestion de Gaza cet égard. Mouvement religieux autoritaire, il n’est pas plus porteur d’un projet démocratique à l’égard de la population. Il n’a pas mis fin à la corruption ni pris des mesures (lesquelles ???) pour assurer la protection de cette dernière face à la riposte que le 7 octobre allait provoquer de la part du gouvernement israélien, avide de radicaliser encore sa campagne d’épuration ethnique.

La résistance du peuple palestinien mérite un soutien sans « mais », ainsi que l’opposition à la guerre au sein de la société israélienne, mais on ne peut identifier « le peuple » à la politique d’une organisation (et il y en a toujours plus d’une). Il ne suffit pas de choisir les causes qui méritent engagement (lutter pour les droits bafoués des Palestiniens, contre leur martyr sans cesse renouvelé). Des explosions de colères populaires peuvent conduire à des exactions violentes ; il faut alors comprendre pourquoi, leurs racines, ce qu’elles expriment. En revanche, une organisation est responsable de ses actes. Elle a une stratégie, une vision du monde, un projet, ses contradictions et complexités, son histoire et ses évolutions. Le Hamas a mené des luttes politiques, électorales, militaires. Il a conduit une opération terroriste (au sens précis du terme, « de terreur ») le 7 octobre. Cependant, je me garde d’utiliser ce terme pour le qualifier en tant que tel. Pour ne pas le réduire à une étiquette et parce ce terme est aujourd’hui piégé : il y a les listes officielles d’organisations terroristes dressées par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union européenne, la Chine, la Russie, et ce ne sont en général pas les mêmes. Chacun protège « ses » terroristes (mouvements ou Etats) qu’il maintient « hors liste » (il en va ainsi des Etats-Unis envers le régime israélien).

La question du Hamas divise la gauche radicale internationale. Certains font véritablement son apologie, ou font silence. D’autre, dont je suis, pensent qu’il est très dangereux pour l’avenir de la solidarité, et pour notre intégrité politique comme éthique, de se comporter ainsi. En fait, la question « qui soutenons-nous » est assez simple, concrète. Comment pouvons-nous soutenir le Hamas et, en même temps, les multiples solidarités judéo-arabes sans lesquels il n’y a pas d’horizon progressiste à la crise présente, sans lesquels il n’y a pas de combat conjoint contre tous les racismes (dont l’islamophobie et l’antisémitisme). La realpolitik s’est payée très cher par le passé. Il en va de même aujourd’hui. Il faut faire front contre la banalisation d’une idéologie envahissante : la déshumanisation de l’autre, que cet autre soit un peuple, les pauvres (« classe dangereuse »), les migrants, une communauté religieuse…

Soyons encore plus concrets. A qui destiner les campagnes de soutien financier ? Au Hamas, directement ou indirectement, comme, hier, au Front national de libération au Vietnam ? Non. Destinons-les aux nombreuses associations palestiniennes et israéliennes qui agissent de concert contre l’occupation et pour la défense des droits au nom d’une humanité commune. Elles font face avec beaucoup de courage à une situation extrêmement difficile et ont bien besoin de notre solidarité multiforme.

Un point de vue occidental ?

Est-ce le point de vue confortable d’un « Occidental » que je défends ici ? Ce serait profondément mépriser le Sud que de le penser. Et ignorer volontairement l’engagement « pour une humanité commune » d’Omar Bargouti, d’Orly Noy, des journalistes de +972 et bien d’autres qui ont été abondamment cités dans cette contribution.

L’exemple offert par le réseau MiHands à Mindanao, au sud de l’archipel philippin, me semble particulièrement parlant. Ce réseau d’une cinquantaine d’associations mutualise les compétences de ses membres pour porter secours à des populations en situation de crise humanitaire due à des catastrophes naturelles ou pas (conflits militaires…). Il n’a pas le temps de chômer tant la situation dans cette île est précaire !

Une partie notable de ses activités concerne la région Centre où cohabitent les « trois peuples de Mindanao » : des « colons » chrétiens venus du nord et du centre de l’archipel, les musulmans (Moros) et les peuples indigènes (aux identités religieuses variées). Pendant plusieurs décennies l’armée philippine a combattu les mouvements moros tels que le Front de libération national Moro (MNLF) ou le Front islamique de libération Moro (MILF). Le droit des populations musulmanes a, tout récemment, été reconnu avec la création de la région autonome BAARM. Elle revanche, le droit des peuples indigènes ne l’a toujours pas été. Les violences n’ont pas cessé à leur encontre, y compris de la part de milices moros.

Les conflits de pouvoir ou économiques entre mouvements, clans et hommes d’affaire moros ont par ailleurs été sanglants. Dans ce contexte historique, le racisme, le sectarisme religieux, la déshumanisation de l’autre ont fait des ravages. MiHands a toujours eu pour politique la défense des « trois peuples ». Ce qui implique évidemment la reconnaissance de l’humanité et de l’égalité de l’autre, mais aussi leur collaboration active pour faire face, ensemble, aux crises et pour défendre, ensemble, les intérêts de communautés populaires contre les pouvoirs établis. Pour un avenir émancipateur.

A force d’être répétée, l’opposition Occident / Sud global finit par perdre toute pertinence et cache la diversité du « Sud », y compris vis-à-vis de la crise palestinienne. Je n’évoquerai ici que l’Asie (« ma » région). Pour chaque Etat, en fait, l’équation que pose la crise israélo-palestinienne est compliquée au vu de leurs multiples intérêts économiques et diplomatiques. Le Japon et la Corée du Sud, par exemple, ne se sont pas d’emblée alignés sur la position de Washington, comme on aurait pu le croire, contrairement à Ferdinand Marcos à Manille et à Singapour. Des pays musulmans ont soutenu les Palestiniens, sans pour autant s’identifier au Hamas. Israël est devenu pour les Indiens l’un de leurs principaux partenaires en matière militaire, mais le pays reste tributaire des pays arabes pour le pétrole. La normalisation des relations diplomatiques avec Israël envisagée à terme au Pakistan est contrariée. La Thaïlande a évité de s’engager, coopérant en matière agricole avec les Israéliens pour qui ce pays constitue la première destination touristique en Asie du Sud-Est, mais elle renforce aussi ses liens avec l’Arabie saoudite.

Le pilonnage de Gaza et l’extrémisme du gouvernement Netanyahou, vécus comme une politique coloniale, tendent à isoler Israël sur le plan diplomatique. Cela n’empêche pas les régimes asiatiques de continuer à préserver leurs intérêts au Moyen-Orient, rarement univoques. C’est en particulier le cas de la Chine. Elle s’engage pour une solution à deux Etats (qui sanctionnerait un rapport de force inégalitaire) tout en renforçant ses liens avec Israël. Promise Li note que «  Israël s’est mise à exporter des technologies militaires vers la Chine à partir des années 1980, ouvrant la voie à l’établissement de liens diplomatiques officiels entre les deux pays en 1992, et ce alors même que la Chine reconnaissait l’État palestinien en 1988.

Au cours des années 1990, ces importations israéliennes sont devenues indispensables au développement militaire de la Chine, alors que les sanctions occidentales qui lui furent imposées après le mouvement démocratique et le massacre de Tiananmen en 1989 menaçaient de limiter [s]a croissance militaire (…) Israël a été en mesure de contourner ces sanctions, devenant ainsi une porte dérobée essentielle à l’accès de la Chine aux technologies militaires occidentales. La percée de la Chine en tant que puissance mondiale dans les années 2000 a étendu le commerce entre les deux pays au-delà des armements et a renforcé leur interdépendance économique. Dans les années qui ont suivi l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la RPC s’est mise à investir massivement en Israël, notamment dans les domaines de l’agriculture, de la technologie, de la construction et du capital-risque. [24].

L’augmentation de ces liens militaires et économiques a conduit la Chine à adopter une position de plus en plus modérée vis-à-vis de l’occupation israélienne de la Palestine : elle est passée du soutien à la “guerre populaire“ des Palestiniens contre Israël au parrainage et à la défense de l’État d’Israël. Le “plan de paix israélo-palestinien en quatre points“ de Xi Jinping insistait sur l’adhésion de la Chine à la solution des deux États, offrant une “sécurité durable“ à Israël, tout en appelant à la paix et au développement entre Israël et la Palestine.

La déclaration de la RPC en faveur d’un “ État palestinien indépendant“ la semaine dernière en réponse aux attaques israéliennes contre Gaza, et son appel vague aux “ parties concernées“ pour qu’elles “mettent immédiatement fin aux hostilités“, doivent être appréciés à la lumière de son engagement en faveur d’une solution à deux États. Les commentateurs des médias dominants voient dans cette ambivalence une hésitation de la part de la Chine à soutenir fermement Israël. Mais une solution à deux États garantit la poursuite de l’oppression israélienne des Palestiniens sous une forme différente. (…)

Israël et la Chine ont également trouvé une cause commune dans le développement de dispositifs de surveillance et de maintien de l’ordre, en s’inspirant des technologies et des méthodes occidentales. La “guerre populaire contre la terreur“ menée par la RPC contre les Ouïghours et d’autres groupes ethniques au Xinjiang ne s’est pas bornée à invoquer rhétoriquement la “guerre contre la terreur“ menée par les États-Unis : elle s’est activement inspirée de ses ressources humaines et de ses tactiques.  » [25]

En ce qui concerne les mouvements militants de gauche, on retrouve en Asie les mêmes clivages que dans d’autres régions, de nombreux d’entre eux condamnant les massacres du Hamas, d’autres pas, mais (presque ?) tous rappelant le contexte historique (processus de colonisation), l’ampleur des crimes commis par le régime israélien et affirmant leur soutien à la résistance palestinienne.

La position de la gauche iranienne mérite d’être relevée : elle lutte sous le régime de la dictature théocratique qui arme et soutient le Hamas ! Pour Frieda Afary, « La majorité du public iranien qui s’oppose à son propre gouvernement sait que, depuis quatre décennies, la République islamique instrumentalise le sort des Palestiniens à ses propres fins autoritaires. Néanmoins, elles et éprouvent une profonde sympathie pour le peuple palestinien dans sa lutte pour l’autodétermination nationale contre l’occupation israélienne.

Les progressistes iranien·es condamnent fermement les bombardements israéliens sur la population de Gaza. Tout en soulignant le caractère génocidaire du siège israélien de Gaza, ils condamnent aussi fermement l’assaut du Hamas du 7 octobre contre les civil·es israélien·es, planifié avec l’entraînement et le soutien intensifs du gouvernement iranien.(…)

La plupart des progressistes iranien·es ont tiré les leçons de la révolution iranienne de 1979, lorsqu’une organisation religieuse fondamentaliste, autoritaire et misogyne a été autorisée à représenter les aspirations des masses. Iels ne souhaitent pas que cela arrive aux masses palestiniennes.(…)

De nombreux militants et militantes iranien·es sont également très préoccupé·es par l’instrumentalisation de la cause palestinienne par la République islamique et par l’utilisation d’une rhétorique pro-palestinienne pour dissimuler l’intensification de la répression à l’intérieur du pays. Alors que le gouvernement iranien parle des souffrances du peuple palestinien sous le colonialisme israélien, il continue de sévir contre les minorités nationales iraniennes telles que les Kurdes, dont beaucoup ont été exécuté·es simplement pour avoir cru au droit des Kurdes à l’autodétermination.(…)

Les progressistes iranien·es soutiennent les Palestinien·es dans leur lutte contre le génocide. Cependant, iels veulent également s’assurer que le gouvernement iranien ne profite pas de cette guerre pour éteindre le mouvement « Femme, Vie, Liberté » qui a émergé en Iran l’année dernière en tant que lutte pour les droits des femmes, les droits des minorités opprimées et les droits du travail. Iels ne veulent pas que le monde oublie que Narges Mohammadi, une militante féministe iranienne des droits des êtres humains qui est incarcérée, a reçu le prix Nobel de la paix pour sa lutte courageuse en faveur des droits des femmes et contre la peine de mort.

Les progressistes iranien·es veulent exprimer leur solidarité avec la lutte palestinienne sur la base d’une vision qui affirme la vie et qui défie le fondamentalisme religieux, l’autoritarisme, le colonialisme, l’impérialisme, le racisme, la misogynie, l’homophobie et l’exploitation de classe. (Déclaration des revendications minimales, 2023) » [26]

La solidarité internationale, la solidarité judéo-arabe, question nodale

L’unité la plus large peut se faire aujourd’hui entre toutes les composantes de la solidarité internationale pour exiger un cessez-le-feu immédiat, l’acheminement d’une aide humanitaire multiforme et massive, la libération des otages israéliens, ainsi que des prisonniers politiques palestiniens.

Ibrahim Wadi (à droite) et Ahmed Wadi (à gauche), tous deux tués par des colons israéliens à Qusra, en Cisjordanie occupée.)

Suivant les pays et les circonstances, nous sommes amenés à soutenir des mouvements forts différents les uns des autres, mais pas au prix d’une incohérence totale. Peut-on défendre bec et ongles « Femmes, vie, libertés » en Iran et se ranger derrière le Hamas en Palestine ? Peut-on radicalement déconnecter notre alignement politique dans un cas de nos engagements programmatiques ? A risque d’alimenter nous-mêmes l’adhésion aux logiques d’une realpolitik qui est la marque du « camp d’en face ».

L’internationalisme est un engagement. C’est tisser des liens de solidarité par en bas, au-delà des frontières étatiques, administratives, communautaires, religieuses, ethniques. Dans le cas présent, quitte à me répéter, on ne saurait donner à notre solidarité un horizon émancipateur (je souligne) sans valoriser les solidarités judéo-palestiniennes. C’est ce qui fait l’une des spécificités de cette question, dans le contexte d’un long processus de colonisation de peuplement que l’extrême droite israélienne aimerait achever aujourd’hui – et c’est possible.

• Il y a un extraordinaire mouvement international de juifs progressistes dont la principale organisation est Jewish Voice for Peace (JVP). Ils ont occupé par centaines, avec leurs soutiens, le Capitol aux Etats-Unis pour exiger le cessez-le-feu et l’arrêt de l’aide militaire au gouvernement israélien. Ils multiplient les actions de désobéissance civile.

• Comme nous l’avons documenté, il existe un grand nombre de mouvements et des médias progressistes en Israël, qui comptent souvent dans leurs rangs des juifs et des arabes, et qui poursuivent leur combat, dans une situation très difficile, à contre-courant, dont B’Tselem, +972, Local Call, ainsi que des journalistes du journal Haaretz.

• Il existe de même des organisations palestiniennes en Israël sur lesquelles la solidarité peut s’appuyer, comme le centre des droits légaux des Arabes en Israël Adalah, le Centre palestinien des droits de l’homme Al Mezan, Al-Haq, le Centre Palestinien pour les Droits Humains (PCHR), le Centre d’études des droits humains de Ramallah (RCHRS), le Théâtre de la Liberté de Jenine…

Il nous faut évidemment prendre la mesure des obstacles présents à la mise en œuvre en Israël et en Palestine de ces solidarités. Joseph Confavreux (Mediapart) a interrogé à ce sujet Gadi Algazi, Israélien, historien et activiste, qui avait été l’un des fondateurs de Taayoush, mouvement judéo-arabe qui signifie « vivre ensemble » en arabe, créé en 2000 pour tenter de lutter contre l’escalade en Israël et en Palestine au moment de la deuxième intifada. «  C’est difficile, pour plusieurs raisons. D’abord à cause d’une répression sans précédent depuis les années 1950. (…) Il est aussi évident que la guerre réduit l’espace d’expression pour des positions pacifistes. Depuis la fin des années 1970, les campagnes militaires plus limitées qu’aujourd’hui visant les Palestiniens ont toujours eu de tels effets. Mais à cela s’ajoute désormais une deuxième raison qu’il faut bien admettre. Le massacre du 7 octobre a laissé des traces profondes. Cela mine la confiance fondamentale des gens, non seulement dans l’humanité de l’autre, mais aussi dans la vie elle-même en général. Troisièmement s’ajoute la question des otages, qui nous donne collectivement l’impression de vivre dans des limbes et un abîme. Pour beaucoup de gens, le 7 octobre n’est pas un événement qui serait terminé, et il y a une identification générale avec la souffrance des familles des otages. Pour eux, le 7 octobre – même après les bombardements féroces de familles palestiniennes ! – reste toujours le temps présent.

Cela rend difficile la discussion sur ce qui se passe maintenant, sur les atrocités perpétrées par les militaires israéliens sous nos yeux. Parce qu’il y a aussi, côté israélien, des bébés, des femmes, des personnes âgées qui sont depuis maintenant quarante jours dans une situation terrible. On voit bien comment le gouvernement israélien utilise leur sort pour justifier d’amplifier la violence envers les citoyens palestiniens. Enfin, les méthodes déployées par le Hamas n’ont rien à voir avec un projet d’émancipation. (…) Si l’on se concentre sur les personnes de bonne volonté que les méthodes israéliennes à Gaza révulsent, on ne peut que constater un bouleversement profond.

Une amie palestinienne qui vit à Jérusalem m’a dit : la décolonisation que nous tentons de promouvoir depuis des années consiste à chercher l’égalité et une voie de vie. L’action du Hamas, par contre, a contribué à confirmer la propagande israélienne qui diabolise les Palestiniens et leur lutte pour la dignité humaine.(…)

Évidemment, l’occupation qui persiste depuis un demi-siècle, la colonisation permanente, le blocage de Gaza, la question des réfugiés palestiniens..., ces contextes restent pertinents … Mais (…) [l]es gens [qui] agissent dans de tels contextes et peuvent adopter différentes lignes de conduite ; la souffrance et l’oppression peuvent se traduire par toutes sortes de projets collectifs.

Ce qui est typique de la politique d’Israël, c’est de détruire les autres options pour prétendre ensuite n’avoir pas d’autre choix que de bombarder. Le nombre de morts à Gaza n’est pas absent du débat public, mais la grande majorité des gens refusent de reconnaître la souffrance des Palestiniens. Ce n’est pas la première fois, mais l’ampleur du phénomène est inédite. Il faut aussi avoir à l’esprit que l’immense majorité des Israéliens ignorent tout du monde arabe et de Gaza, une ignorance cultivée et entretenue depuis des années. Personne ne sait qu’en 2017, des milliers de Gazaouis ont protesté contre le Hamas et ont été réprimés. Personne ne s’intéresse à la manière dont le Hamas a imposé son pouvoir à Gaza avec une main de fer. Cela permet de confondre tous les Palestiniens de Gaza avec le Hamas. Plus profondément, on ignore notre responsabilité historique dans la souffrance des réfugiés palestiniens, qui restent majoritaires dans l’enclave. »

Les Palestiniens d’Israël ne se sentent pas libres de parler : « des étudiants ont été expulsés de leurs universités, des gens ont perdu leur travail pour un mot sur les réseaux sociaux. (…)

Ensuite, il y a un malaise profond dans la mesure où beaucoup jugent que la cause nationale palestinienne a été souillée par les actes du Hamas et qu’à l’heure actuelle, il n’existe pas d’espace libre pour discuter de ces questions. Dans le même temps, les Palestiniens d’Israël ont exprimé une vision claire, raisonnable et morale que je considère comme essentielle. Mohamed Barakeh, ancien député de la Knesset et président de l’organe représentatif le plus important des citoyens palestiniens d’Israël, a tenté d’organiser une réunion à Haïfa. Mais il en a été empêché par la police. La réunion, à laquelle j’ai participé, s’est finalement tenue sur Zoom. Mohamed Barakeh a été très clair en affirmant : “Des dizaines d’années de souffrance palestinienne ne justifient pas ce qui s’est passé le 7 octobre, et ce qui s’est passé le 7 octobre ne justifie pas ce qui se passe à Gaza.“ » [27]

Pour sa part, Jewish Currents a interviewé, le 16 octobre 2023, trois Palestiniens avec lesquels ils collaborent sur leur réaction à l’attaque du Hamas. Deux restent muets, le troisième évoque l’ambivalence de ses sentiments. Mohammed Zraiy est coordinateur pour Gaza de la One Democratic State Initiative, un groupe palestinien qui milite en faveur d’un État démocratique laïque en Israël/Palestine. « C’est un poids constant, nous le sentons tous sur notre poitrine. À Gaza, nous sommes habitués à la guerre. Elle fait partie de notre vie depuis que nous sommes bébés. À l’âge adulte, coincés dans des camps de réfugiés, sans droits fondamentaux tels que le travail ou la liberté de mouvement ou de déplacement, tout nous paraissait sombre. Cette opération militaire [du Hamas], cependant, nous a semblé différente. Aujourd’hui, nous ressentons de la tristesse, de la peur et de la fierté. De la tristesse pour ceux qui sont morts dans les massacres. La peur pour ceux qui mourront ici. Et la fierté d’avoir brisé l’orgueil d’une armée qui a longtemps brandi l’épée du génocide pour altérer l’esprit de résistance. Un esprit de défi brûle dans nos cœurs.

Je viens de Tal Jemmeh, qui a été rasée [en 1948] et remplacée par la colonie de Re’im. [Le 7 octobre], j’ai suivi les informations minute par minute, alors que la résistance affrontait l’armée d’occupation et libérait la ville de mes grands-parents pendant plusieurs heures. [28]

Dans son article du 8 novembre, Haggai Matar s’attache aussi à cette question : «  Du côté palestinien, beaucoup optent pour le silence total, en grande partie par crainte que toute déclaration ne soit utilisée contre eux. Toute manifestation de tristesse à l’égard des massacres du 7 octobre est manipulée par les Israélien·nes pour justifier les horreurs qu’ils font subir à Gaza, et tout signe d’attention à l’égard des Gazaouis est interprété par une grande partie de la majorité juive, y compris par les employeurs et la police, comme une trahison et une collusion avec l’ennemi.

Parmi les Palestinien·nes qui osent faire des déclarations publiques, certain·es tentent de trouver un équilibre entre la reconnaissance du droit d’un peuple occupé à résister par la force et le fait de se concentrer sur des cibles étatiques ou militaires, justifiant ainsi la “première phase“ de l’attaque du 7 octobre tout en rejetant les massacres de civil·es qui s’en sont suivi. D’autres cherchent à nier que les massacres ont eu lieu – par exemple, en se raccrochant à des théories du complot selon lesquelles l’armée israélienne aurait tué des civil·es en tentant de les secourir ou d’empêcher leur enlèvement (ce qui s’est peut-être produit dans certains cas, mais en bien moins grand nombre qu’on ne le laisse entendre) – ou les justifient en disant que la décolonisation est “désordonnée“ et “laide“ parce qu’elle renverse l’oppression brutale qu’elle combat à l’origine. »

Il n’est donc pas question ici de peindre en rose l’état présent, mais plus elle est sombre et plus l’expression de notre solidarité s’avère importante.

Un avenir incertain

A la question de Rachida El Azzouzi (Mediapart) «  La gauche israélienne peut-elle encore parler de la réalité palestinienne aux Israéliens après le 7 octobre ou est-elle en train de mourir ? », Michel Warschawski répond : « Elle est mal en point depuis un moment et cela ne va pas s’arranger. Ce qui faisait la force de la gauche israélienne, c’était qu’elle était judéo-arabe. Et le fait d’être judéo-arabe lui donnait aussi une force numérique. Les juifs israéliens étaient minoritaires. Mais à partir de 2000, le front judéo-arabe a pris un sale coup, réduisant le poids numérique des manifestations antiguerre et anti-occupation. Nous le payons aujourd’hui.

Avez-vous tout de même encore un peu d’espoir ?
Mon grand-père, avec le bon sens d’un juif polonais émigré en France sans beaucoup d’éducation, nous disait : “On ne sait pas de quoi l’avenir est fait, alors autant parier sur le meilleur et pas sur le pire.“ C’est mon caractère. Je sais qu’il y a des possibilités. Ce n’est qu’une question de volonté politique et de pressions internationales. Par ailleurs, il n’est pas exclu que cette séquence meurtrière précipite la chute de Nétanyahou, ce qui serait une joie personnelle, partagée par de nombreux Israéliens.
L’opinion publique israélienne est très volatile. Elle peut être hyper belliciste aujourd’hui et très rapidement sauter sur ce qui semble être une solution. »". [29]

Les négociations en cours sur la libération des otages israéliens et des prisonniers politiques palestinien.es ont ouvert une fenêtre d’opportunité, rendant perceptible la possibilité d’un cessez-le-feu. La politique de la terre brulée pratiquée par Netanyahou à Gaza et la chasse aux Palestinien.es poursuivie en Cisjordanie fissurent ou fracturent le soutien international dont Israël bénéficie, et ce jusqu’en Europe. L’ampleur du mouvement de solidarité international met sous pression de nombreux gouvernements, ainsi que de proches échéances électorales (aux Etats-Unis en particulier).

Joe Biden n’a pas fini de sortir de la nasse dans laquelle il s’était placé en assurant d’emblée une solidarité totale avec son vieil adversaire politique, Netanyahou. Ce dernier, sous la pression des familles d’otages, n’en a pas fini avec le Hamas, tant s’en faut, et n’est pas assuré de pouvoir « finir le travail » à Gaza comme il l’exige. La normalisation des relations entre Israël et les pays arabes est en suspend – et avec elle la situation au Moyen-Orient. Le moment est incertain et on se gardera de tout pronostic d’avenir. Néanmoins, dans ce contexte, je tendrais à être (un peu) moins pessimiste qu’Haggai Matar sur la possibilité de renouer les solidarités internationalistes….

Pierre Rousset

• Je tiens à remercier pour leurs engagements (politique et émotionnel) les nombreuses personnes et les organisations ou rédactions auxquelles je me suis référé dans cette contribution. En dessinant un avenir possible, elle m’ont poussé à écrire pour leur donner ici la parole.
P.-S.

• Des corrections et ajout d’une référence ont été faites le 1er décembre 2023.

Notes

[1] Pierre Rousset, 11 novembre 2023, ESSF (article 68531), Israël-Palestine : La situation en France et la nécessaire solidarité internationale – Réflexions et débats- Partie I :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68531

[2] https://ipb.org

[3] Haggai Matar, 8 novembre 2023, + 973 ; traduction Entre les mots entre les lignes, disponible sur ESSF (article 68648), Israël : Comment le 7 octobre nous a toutes et tous changé·es – et ce qu’il signifie pour notre lutte :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68648
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/11/15/comment-le-7-octobre-nous-a-toutes-et-tous-change%C2%B7es-et-ce-quil-signifie-pour-notre-lutte/

[4] Le Monde daté des 19-20 novembre 2023.

[5] https://bdsmovement.net/call

[6] Omar Barghouti, 16 octobre 2023, Agence Media Palestine. 17 octobre 2023. Disponible sur ESSF (article 68295), « Pourquoi je crois que le mouvement BDS n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui » : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68295
https://agencemediapalestine.fr/blog/2023/10/17/pourquoi-je-crois-que-le-mouvement-bds-na-jamais-ete-aussi-important-quaujourdhui-par-omar-barghouti/

[7] The Gardian, 4 novembre 2023 : https://www.theguardian.com/world/2023/nov/04/more-than-1000-craters-satellite-images-show-destruction-of-northern-gaza-strip

[8] Catherine Russell commence par parler de la situation en Cisjordanie « qui ne doit pas être occultée. ».

[9] Catherine Russell, 22 novembre 2023, UNICEF, disponible sur ESSF (article 68745), La bande de Gaza est aujourd’hui l’endroit le plus dangereux au monde pour un enfant : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68745
https://www.unicef.fr/article/intervention-de-la-directrice-generale-de-lunicef-catherine-russell-lors-de-la-reunion-dinformation-du-conseil-de-securite-de-lonu-sur-la-protection-des-enfants-a-gaza/

[10] René Backmann, 19 novembre 2023, Mediapart, disponible sur ESSF (article 68747), Guerre Israël-Hamas : la dévastatrice « doctrine Dahiya » https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68747
https://www.mediapart.fr/journal/international/191123/guerre-israel-hamas-la-devastatrice-doctrine-dahiya

[11] Op. cit.

[12] Source originale : : https://www.btselem.org/publications/fulltext/202101_this_is_apartheid
Traduite et cité par Julien Salingue, 3 mai 2023, L’Anticapitaliste, disponible sur ESSF (article 66457), Israël en 2023 : un État d’apartheid : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article66457
https://lanticapitaliste.org/arguments/international/israel-en-2023-un-etat-dapartheid

[13] Idem.

[14] Lara Marlowe, ESSF (article 68496), Palestine : « Gaza était une prison à ciel ouvert. Aujourd’hui, c’est un cimetière à ciel ouvert » : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68496

[15] Gilbert Achcar, 26 octobre 2023, A l’Encontre, disponible sur ESSF (article 68466), Deux scénarios pour Gaza : Grand Israël contre Oslo : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68466
http://alencontre.org/moyenorient/palestine/deux-scenarios-pour-gaza-grand-israel-contre-oslo.html

[16] Craig Mokhiber, 28 octobre 2023, AFPS, disponible sur ESSF (article 68515), Palestine - Israël : Lettre de démission de Craig Mokhiber, directeur du bureau de New York du Haut-Commissariat aux Droits Humains (HCDH) de l’Organisation des Nations Unies : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68515
https://www.france-palestine.org/Lettre-de-demission-de-Craig-Mokhiber-directeur-du-bureau-New-York-du-Haut

[17] Lubna Masarwa, 14 novembre 2023, Middle East Eye, disponible sur ESSF (article 68669), Guerre Israël-Palestine : les hommages affluent après le décès de l’activiste Vivian Silver, tuée dans l’attaque contre un kibboutz : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68669
https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/guerre-israel-palestine-deces-activiste-vivian-silver-hommages

[18] Personnalitées culturelles, politiques et syndicales, 24 novembre 2023, Les invités de Mediapart, disponible sur ESSF (article 68761), [-art68761] : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68761
https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/241123/contre-les-violences-de-genre-feministes-pour-le-cessez-le-feu-gaza

[19] Lara Marlowe, op. ct.

[20] Bernard Dreano, 14 octobre 2023, « A propos de la guerre à Gaza (avec un détour par Rome et Paris », ESSF (68236), A propos de la guerre à Gaza (avec détour par Rome et Paris) : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68236

[21] Nira Yuval-Davis, 12 octobre 2023, L’Anticapitaliste, disponible sur ESSF (article 68237), Ma visite en Israël :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68237
https://lanticapitaliste.org/opinions/international/ma-visite-en-israel

[22] Le Monde daté du 19-20 novembre 2023.

[23] Selon certains spécialistes, le Hezbollah aurait aujourd’hui gagné en autonomie.

[24] La Chine est devenue le deuxième partenaire commercial d’Israël, avec des échanges d’une valeur de plus de 24 milliards de dollars en 2023.

[25] Promise Li, 21 octobre 2023, Jacobin, disponible sur ESSF (article ), art : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68398
https://jacobin.com/2023/10/china-israel-repression-military-trade-palestine-technology

[26] Frieda Afary, 17 octobre 2023, traduction française Entre les lignes entre les mots, disponible sur ESSF (article 68384), Les progressistes iranien·es réagissent à l’agression génocidaire d’Israël contre les Palestinien·es : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68384
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/10/24/les-progressistes-iranien%C2%B7es-reagissent-a-lagression-genocidaire-disrael-contre-les-palestinien%C2%B7es/

[27] Joseph Confavreux, Gadi Algazi, 17 novembre 2023, Mediapart, disponible sur ESSF (article 68689), « Chasser les Palestiniens de Gaza est un rêve très dangereux et déjà ancien » : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68689
https://www.mediapart.fr/journal/international/171123/chasser-les-palestiniens-de-gaza-est-un-reve-tres-dangereux-et-deja-ancien

[28] Jewish Currents, 16 octobre 2023, Dispatches from Gaza : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68549
https://jewishcurrents.org/dispatches-from-gaza

[29] Rachida El Azzouzi, Mediapart, 28 October 223, available on ESSF (article 68448), Michel Warschawski : « Nous avons dépassé les crimes de guerre à Gaza » :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68448
https://www.mediapart.fr/journal/international/281023/michel-warschawski-nous-avons-depasse-les-crimes-de-guerre-gaza

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