Édition du 30 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

L’ère des spins

Nous vivons dans une société où l’espace social, culturel et politique a été en grande partie perverti, retourné à l’envers. C’est le royaume de la démagogie, du n’importe-quoi, où la parole donnée, l’honnêteté, l’engagement sont considérées comme des « vieilles » choses qu’on laisse aux rêveurs, aux idéalistes, aux pelleteux de nuages. L’important, c’est de trouver un « spin » : une formule, une image, un symbole qui va fonctionner, si ce n’est que pour quelques jours ou quelques semaines. Le spin, c’est habituellement quelque chose qu’on crée, qu’on invente. Des spécialistes très qualifiés, qu’on appelle aussi les créateurs de spins ou même, tout simplement les « spins », avisent les acteurs politiques. Ils sont des génies du marketing. Ils sont capables de vendre des frigidaires à des eskimos, comme disait ma grand-mère. Certains de ces « spins » sont carrément des génies, qui ont des capacités d’analyse et de calcul énormes. Ils se nourrissent d’autres experts, sondeurs, enquêteurs, créateurs, artistes, pour identifier, repérer des modes, des idées qui « passent bien ». C’est essentiellement la même technique qui est utilisée pour vendre du coca-cola ou des pick-ups Ford, mais adaptée au monde politique. Aujourd’hui, les « spins » sont les rois.

Harper par exemple a réussi ces dernières années à se construire une véritable armée de spins. Le gouvernement, le cabinet des ministres, le Parlement, voire son propre parti, comptent assez peu dans le processus de prises de décisions. Les « spins » savent ce qu’il faut dire et proposer. Ils ont cartographié de manière précise l’humeur de l’opinion. Ils jouent sur divers registres. Avec les uns, c’est le conservatisme fiscal, où on vise les petits et moyens entrepreneurs. Tout un arsenal de messages est utilisé pour aller les chercher. Avec les autres, c’est « Dieu-famille-patrie », par lequel on mobilise les communautés semi-rurales. Ailleurs, c’est un narratif qui alimente le ressentiment, la haine, l’émotion négative, contre les syndicats, le secteur public, les immigrants. Les « spins » écrivent le script qui par la suite devient la feuille de route de Harper. Quand ces appuis s’additionnent et que le pouvoir se sent conforté, les décisions, les vraies décisions sont prises autrement, en lien avec les besoins et les volontés d’une petite élite économique. Le discours populiste est remballé et oublié, jusqu’à la prochaine élection, jusqu’au prochain spin.

Dans un sens, la campagne électorale en cours au Québec illustre cette tendance. Depuis 18 mois, le gouvernement Marois mène la bataille avec des spins. Son petit brain-trust a identifié la faille de l’identité et de la peur de l’autre, en sachant qu’il était possible, avec cela, d’arracher à la droite populiste, essentiellement la CAQ, 3-4-5 % du vote, concentré dans 10-13-15 comptés, ce qui ferait la différence le jour des élections. Les spins ont alors fabriqué un discours sur mesure pour marquer les points. Le gouvernement Marois a bien tiré ses cartes du jeu, en occultant les vrais enjeux, liés à la polarisation sociale et économique qui s’effectue à l’ombre du néolibéralisme, en misant aussi sur la faiblesse de ses adversaires de gauche.

Par la suite, tout a été logique et rationnel. Et dans ce sens, il y a une grande continuité entre les politiques et mesures prises depuis l’élection de septembre 2012, jusqu’au boom actuel autour de PKP. Encore là, les spins ont inventé l’imagerie nécessaire : la grande « union de la nation » pour ne pas dire, comme on le disait à l’époque de Duplessis, le « sauvetage de la race ». Les autres questions doivent être mises de côté : santé, éducation, chômage, exclusion sociale. Certes, on donne quelques nanans à la populace via les petits roquets de service qui font (de plus en plus faiblement) semblant qu’ils sont « progressistes ». Ça aussi, les spins l’ont calculé, en sachant qu’il y avait des faiseurs d’opinion de service pour avaler la pilule.

L’ère est donc aux spins, mais l’est-elle vraiment ? De temps en temps, mais de plus en plus régulièrement, l’opinion décroche. C’est parfois impalpable, mais des gens, beaucoup de gens, se disent qu’il faut arrêter de croire les mensonges. Et sur cela s’ouvre une autre aventure qui porte plusieurs noms : Carrés rouges, Indignados, Occupy, Printemps arabe et tant d’autres mobilisations populaires qui éclatent d’un bout à l’autre de la planète sans que personne ne l’ait vu venir. Ces mouvements imprévisibles pour autant ne sont pas des lapins qui sortent d’un chapeau. Il y a une accumulation, une série d’efforts continus, un travail de fourmi, souvent discret, souvent local, qui peu à peu change les perceptions. Le message de haine et de mensonge semble soudain vide, et là, tout commence. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé en Amérique latine au début du millénaire. Est-ce qu’on est rendus là ? Probablement pas. Mais on n’est pas si loin.

Les spins, parmi tous les mensonges qu’ils colportent, ont leurs intellectuels de service, qui disent beaucoup de choses mais essentiellement une chose : « cela ne sert à rien de lutter, cela ne sert à rien de se révolter ». De plus en plus, ils trouvent du monde sur leur chemin. Dans leur arrogance et leur aveuglement, les spins ne s’imaginent pas qu’ils peuvent perdre. Jusqu’à temps que …

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