Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Syndicalisme

La bulle des CPE

À entendre certaines opinions ces derniers jours, ou plutôt ces dernières années, on serait porté à croire que l’avenir de l’humanité repose sur le réseau québécois des CPE ! Qu’il urge donc de régler cette actuelle chicane enfantine (drôle de coïncidence…) autour de quelques conditions de travail, sinon cette auréole pourrait bientôt pâlir aux yeux du monde entier qui nous observe.

Sans vouloir offenser qui que ce soit, j’aimerais apporter quelques nuances à cette image, à partir de ma petite connaissance de l’histoire de ce réseau et de ce dont je suis témoin à l’occasion, dans mon quartier ou par mes lectures.
Première chose : se rappeler que les CPE ne constituent que le tiers de notre réseau de services de garde à l’enfance, les deux autres tiers étant répartis à parts à peu près égales entre les garderies privées et celles en milieu familial. Présenter les CPE comme le modèle québécois des services de garde est donc une déformation de la réalité.

Deuxième chose, c’est dans les CPE qu’on retrouve les environnements matériels et humains les plus avantageux du réseau : plus grands locaux, aires de jeux extérieures mieux aménagées, ratios moins élevés, stabilité de personnel, soit-il diplômé ou non, etc. Avec comme conséquence, évidemment, que la « qualité » y est plus élevée, du moins selon les départements universitaires en éducation. Mais cela fait aussi que le nombre de ces CPE a stagné depuis 20 ans, le Ministère de la Famille faisant tout pour que les besoins des nouvelles familles, surtout celles à bas revenus, soient comblés par d’autres moyens que celui-là, à un moindre coût, puisque c’est l’État qui, d’une manière ou d’une autre, financera en majeure partie quelque service de garde que ce soit, au bout de la ligne. Les CPE ont donc fini par être de plus en plus destinés aux familles de « classe moyenne et riches », via notamment une structure de tarifs complexe et des crédits d’impôts. Quiconque parcourt un quartier comme le mien s’en aperçoit à l’œil nu : j’ai compté 24 garderies privées le long de la rue Bélanger Est seulement, davantage encore plus au nord dans le quartier St-Michel, alors qu’il se trouve pratiquement un CPE à chaque deux coins de rue dans Outremont.

Troisième chose : les CPE représentent le tiers du réseau mais leur financement accapare probablement environ la moitié du budget alloué par l’État québécois en matière de services de garde. Qu’est ce qui explique cela ? Principalement le fait que, comme je l’a dit plus haut, les conditions de travail dans les CPE sont nettement meilleures que celles des autres segments, milieu familial et garderies privées, que celles-ci soient dites « subventionnées » ou non. (Il faut savoir que 80 % des dépenses d’un service de garde va à sa masse salariale, donc beaucoup plus qu’au matériel et aux locaux). Qu’est-ce donc qui explique ces écarts de salaires, de vacances, de congés de maladie, de contributions patronales à un régime de retraite et d’assurances, parmi les diverses composantes de ce réseau ? Réponse : essentiellement les batailles syndicales menées par le passé dans ces garderies qui étaient dites à l’époque « sans but lucratif », renommées par la suite des CPE, et non dans les autres secteurs. Non pas la générosité de Pauline Marois à leur égard, donc, mais bien ces batailles syndicales. Pourquoi les centrales syndicales n’ont elles pas réussi à transposer aux autres composantes ces conditions de travail obtenues alors dans le réseau sans but lucratif ? Parce qu’elles n’ont pas essayé, tout simplement, du moins pas sérieusement. Pourquoi n’ont elles pas essayé, pourquoi ne font elles encore aujourd’hui aucun effort pour syndiquer en particulier les plus mal prises en cette matière, soient les quelques 7 000 travailleuses des garderies dites « privées non subventionnées » ? À mon humble avis, pour les mêmes raisons que celles qui les avaient rendues réticentes à syndiquer les travailleuses des garderies populaires au départ, début des années 80 : trop compliqué, pas payant à court terme, ni en terme d’image ni en terme de cotisations. Pour elles, la seule piste de syndicalisation rentable à cette période, et ce l’est encore aujourd’hui, était celle d’une négociation centralisée calquée sur celle du secteur public. Après quelques avancées malgré tout réussies hors de ce canal—des avancées alors forcées par cette portion des travailleuses qui avaient édifié les garderies populaires des années 60-70 – , les centrales syndicales, au premier chef la CSN, ont réussi à imposer ce modèle de négociation centralisée à l’ensemble du réseau des garderies sans but lucratif, syndiqué ou non, par toutes sortes d’entourloupettes. Cela a donné des échelles distinctes selon les corps d’emploi, cela a donné une explosion du salaire des directrices, cela a donné une échelle unique à 10 échelons pour toutes les éducatrices de la province, alors que le mouvement des garderies populaires prônait pourtant jusque-là des écarts de salaires beaucoup moindres entre toutes ces catégories, allant même parfois jusqu’à appliquer un salaire unique à certains endroits. Ce mouvement initiateur du réseau prônait de laisser une grande autonomie à chaque garderie dans l’établissement de ces paramètres, l’objectif principal visé étant alors essentiellement que le gouvernement verse davantage de fonds directs aux garderies et que les tarifs des parents soient uniformisés au plus bas taux possible. Ce dernier aspect a finalement été instauré partiellement, sauf à l’égard de centaines de garderies privées, lesquelles en sont encore aujourd’hui exclues.

Par contre, l’uniformisation mur à mur des conditions de travail dans les CPE, elle, a été maintenue durant toutes ces années et cette logique prévaut encore aujourd’hui, avec le résultat que nous avons devant nous : plusieurs travailleuses veulent rétrécir ces écarts, mais la côte est difficile à remonter. À remonter dans le temps et dans la façon d’y arriver…

Yves Rochon,
Montréal, décembre 2021

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