Édition du 7 mai 2024

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Économie

La faillite de la Silicon Valley Bank met à l’épreuve les banques centrales

La plus importante faillite bancaire américaine depuis 2008 signe le début du bilan d’une décennie d’argent gratuit. Avec la hausse des taux, les banques se retrouvent avec des réserves dévalorisées. Et les autorités de régulation ont fermé les yeux. La Fed est aujourd’hui face à un dilemme : continuer sa lutte contre l’inflation en augmentant les taux, ou lever le pied pour éviter de trop déstabiliser le système bancaire.

Tiré de Médiapart.

Une banque en faillite en quelques jours, les autorités de régulation obligées d’intervenir dans la précipitation afin de juguler l’incendie, des milliards qui s’évanouissent en un clin d’œil, le gouvernement qui lance des appels au calme… Cela rappelle quelques souvenirs. Depuis le 9 mars, les fantômes de la chute de Lehman Brothers et de la crise financière dite des subprimes sont revenus hanter le monde financier.

La faillite de la Silicon Valley Bank (SVB), la plus grosse faillite bancaire depuis 2008, a déclenché un vent de panique à Wall Street. Redoutant une possible contagion, tous les traders ont liquidé leurs positions bancaires : en quelques heures, les actions de certaines banques ont chuté de 30, 40, voire parfois de plus de 50 %. Quelque 60 milliards de dollars de capitalisation boursière se sont volatilisés en une journée.

Pour éviter la contagion, les autorités bancaires de la Californie, siège de la SVB, ont fermé l’établissement le 10 mars et ont assuré aux clients qu’elles garantissaient leurs dépôts dès lundi. À Washington, la secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen – par ailleurs ancienne présidente de la Fed – , et la FED travaillent activement pour prévenir une panique bancaire dans d’autres établissements. Le 12 mars dans la soirée, les autorités ont annoncé que l’ensemble des clients de la Silicon Valley Bank auraient accès dès lundi à l’ensemble de leurs dépôts. En parallèle, ils ont décidé la création d’un fonds en vue d’augmenter les garanties des dépôts, si d’autres faillites intervenaient. Dans la foulée, la réserve fédérale de New York a procédé dans la soirée à la fermeture d’une autre banque, Signature Bank, manifestement en difficulté.

La banque de la high-tech

Jusqu’à ces derniers jours, la Silicon Valley Bank était une quasi-inconnue pour le grand public : sa clientèle était essentiellement centrée sur le monde de la technologie et du numérique, les start-up de la région, les fonds d’investissement qui les financent et les accompagnent, les petits cercles autour des crypto-actifs. Personne ne se posait de questions sur sa solidité : début mars, le magazine Forbes lui décernait même le titre de « meilleure banque américaine ».

L’édifice s’est écroulé comme un château de cartes. En début de semaine, Greg Becker, PDG de la banque – qui avait d’ailleurs vendu opportunément une partie de ses titres quelques semaines auparavant –, a fait savoir qu’à la suite d’un besoin de liquidités provoqué par des retraits plus importants que prévu de ses clients, elle avait dû vendre une partie de son portefeuille mis en réserve.

Mais ces titres, essentiellement des bons du Trésor et des obligations américaines achetés à un moment où les taux étaient proches de zéro, avaient perdu une partie de leur valeur à la suite de la hausse des taux voulue par la Banque centrale américaine. Cela se traduisait par une perte de 1,8 milliard de dollars pour la SVB. Se voulant rassurante, la direction annonçait vouloir lancer immédiatement une augmentation de capital de 2,25 milliards de dollars afin de consolider son bilan. Selon un scénario bien connu désormais, l’agence de notation Moody’s faisait savoir à la direction de la banque qu’elle se préparait à dégrader l’établissement bancaire.

L’annonce publique de ces difficultés a déclenché l’incendie : le cours de l’action a perdu plus de 66 % le 9 mars. Dès jeudi matin, un responsable important de hedge funds conseillait à tous ses clients de retirer au plus vite leurs fonds de la banque pendant qu’il en était encore temps. En quelques heures, la Silicon Valley Bank a fait face à un vrai bank run : selon les autorités californiennes de régulation, la demande de retrait s’est élevée à 42 milliards de dollars cette journée. La banque n’a pas pu faire face et s’est écroulée.

Les dépôts de la banque sont assurés dans la limite de 250 000 dollars. Au-delà, c’est le trou noir. Certaines sociétés se demandaient, avant les annonces fédérales, comment elles vont pouvoir payer leurs salariés dans les prochaines semaines. Une société de cryptomonnaie, Circle Internet Financial, a déjà reconnu avoir plus de 3,3 milliards de dollars placés à la Silicon Valley Bank : elle n’est plus en mesure d’assurer la parité entre sa cryptomonnaie, le USD Coin, et le dollar.

Dans le piège de la hausse des taux

Ce n’est pas hasard que le secteur de la high-tech soit à l’origine des tensions qui traversent actuellement le système financier. Il a été au cœur de la décennie de l’argent gratuit et des taux zéro, adoptés par les banques centrales comme outil de sortie de la crise financière de 2008. Tout au long de ces années, les sociétés de ce secteur ont trouvé des milliards de capitaux, ont pratiqué des effets de levier gigantesques, les fonds d’investissement et les hedge funds acceptant de les financer sans retenue, sans discuter la pertinence de leur modèle et encore moins de leurs innovations et de leurs activités.

La Silicon Valley Bank a été au cœur de ces mécanismes, acceptant de prêter sans discussion à ses clients. En contrepartie de ces prêts, les sociétés ouvraient des comptes à la banque et y déposaient leur argent. La banque a ainsi poussé comme un champignon, au même rythme que ses clients, au point de se hisser au 16e rang des établissements bancaires américains par sa taille (207 milliards de dollars d’actifs).

La mécanique bien huilée tournait à plein régime jusqu’à la fin de la pandémie, jusqu’à ce que la Banque centrale américaine change de ligne, décide de durcir sa politique monétaire et d’augmenter ses taux afin de juguler l’inflation. Depuis la mi-2022, la Fed a augmenté six fois ses taux pour les porter à 4,25-4,5 %.

Cela a amené les investisseurs aussi à changer de point de vue : ils ne veulent plus de la croissance à tout prix mais de la rentabilité, du cash. Le secteur de la high-tech, qui peine souvent à dégager des profits, s’est retrouvé pris à contre-pied : les financiers ne le suivait plus, en tout cas moins. Même les géants du numérique ont été priés de s’expliquer : les investissements gigantesques et jusqu’à présent à perte engagés par Facebook pour développer Meta ont été critiqués. Amazon se retrouve aussi sous surveillance, après avoir investi sans compter dans Alexa, son appareil numérique offrant des services basés sur le cloud, sans en retirer les bénéfices attendus.

La bulle high-tech a commencé à se dégonfler. Depuis la fin de 2021, l’indice du Nasdaq qui regroupe les sociétés du secteur a perdu plus de 30 % de sa valeur.

Cela n’a pas été sans conséquences pour la Silicon Valley Bank. Ses clients, très endettés et ne trouvant plus les financements faciles auxquels ils étaient habitués, ont commencé à retirer l’argent de leurs dépôts, à tirer sur leur ligne de trésorerie pour poursuivre leur activité, pour payer des échéances de crédit de plus en plus élevées. Les retraits ont commencé à s’accélérer dès la mi-2022. Et la banque à son tour a commencé à se retrouver en difficulté.

L’argent que ses clients avaient déposé dans ses livres avait été placé, en bons du Trésor, en obligations américaines, - des actifs financiers figurant comme les plus sûrs- mais au moment où les taux étaient au plus bas. Dès que les taux ont commencé à remonter, ces réserves ont perdu inexorablement de leur valeur : pourquoi racheter des titres qui rapportent 0,2 % quand il est possible d’acquérir des obligations qui promettent plus de 4 % ?

Fin décembre, à l’arrêté des comptes, la banque sait qu’elle est en moins-value latente de 15 milliards de dollars sur son portefeuille de réserves. Elle aurait pu décider de liquider ses positions et de prendre ses pertes, afin d’assainir sa situation. Elle a préféré temporiser. Cela aurait pu tenir si ses clients, de plus en plus en difficulté, n’avaient augmenté leurs retraits au cours de ces dernières semaines. À court de liquidités, la direction a dû commencer à vendre son portefeuille et constater les pertes. La mécanique infernale était enclenchée, l’amenant jusqu’à la faillite.

Un canari dans la mine ?

Depuis la faillite de la Silicon Valley Bank, les autorités et les analystes multiplient les messages rassurants : la faillite de la banque ne serait qu’un accident isolé. Il n’y aurait pas de risque de contagion dans le système bancaire et financier. Bref, cet effondrement bancaire ne serait pas le « canari dans la mine », annonciateur d’une crise financière imminente (l’expression se réfère à une pratique des mineurs dans les mines de charbon : ils apportaient avec eux au fond un canari dans une cage ; si celui-ci s’arrêtait de chanter, cela signifiait qu’un coup de grisou était imminent et qu’il fallait évacuer au plus vite).

Il est pourtant annonciateur de sérieuses difficultés. Dans le monde des crypto-actifs d’abord. Durement ébranlé par la faillite de FTX, celui-ci a vu en quelques semaines plusieurs fonds et banques, dont Silvergate, s’écrouler à sa suite. L’annonce de Circle Internet Financial, qui se retrouve piégé avec 3,3 milliards de dollars de dépôts à la Silicon Valley Bank, a provoqué une nouvelle fuite : en quelques heures, des plateformes d’échange ont dû faire face à des milliards de retraits, la peur se diffusant partout dans le monde.

Dans le secteur de la high-tech ensuite. La faillite de la Silicon Valley Bank vient bousculer un secteur déjà bien fragilisé. Samedi, une centaine de dirigeants de fonds de capital-risque et de fonds d’investissement ont signé une pétition pour demander une attention particulière aux autorités américaines dans la gestion de la faillite de la SVB. La banque « a été un partenaire de confiance et de long terme pour l’industrie du capital-risque », rappellent-ils, « pendant 40 ans, elle a été une importante plateforme qui a joué un rôle essentiel au service de la communauté des start-up et en soutenant l’innovation économique aux États-Unis ».

Ils demandent un soutien des autorités bancaires afin d’éviter un étranglement des sociétés du secteur. Pour cause : ils y ont investi des milliards de capitaux. Ils ont été entendus.

Les autorités de régulation sur un fil

Mais c’est dans le secteur bancaire que les répercussions risquent d’être les plus importantes. Depuis le 10 mars, la chasse au maillon faible a été engagée, des noms, particulièrement de banques régionales, circulent : elles se retrouvent immédiatement sanctionnées par des chutes de cours spectaculaires.

Les autorités de régulation se retrouvent sur le fil. Elles veulent éviter que la panique ne s’étende à d’autres établissements. Mais elles sont aussi en bien mauvaise posture. Car le problème mis en lumière par la faillite de la Silicon Valley Bank se retrouve dans nombre d’autres bilans bancaires : beaucoup d’établissements ont en réserve, au titre de garantie des dépôts et de leur solidité, des portefeuilles obligataires qui ne cessent de se déprécier au fur et à mesure que la Réserve fédérale augmente ses taux.

Les régulateurs ne pouvaient ignorer cette situation. Pourtant, pendant des mois, ils ont fermé les yeux sur le sujet, se contentant d’avaliser les chiffres présentés par les banques : tant que les pertes n’étaient pas constatées, elles pouvaient s’en tenir à la valeur faciale. Par complaisance, ils ont même relâché leur surveillance sur les petits établissements, dont la Silicon Valley Bank, les règles instaurées pendant la crise financière de 2008 semblant bien trop rigides et trop contraignantes à beaucoup. Alors que les grands groupes bancaires américains ont réalisé des milliards de profits grâce à leurs activités de marché, ils n’ont même pas exigé que ces derniers consolident leurs réserves.

Aujourd’hui, malgré les paroles qui se veulent rassurantes des autorités, le doute et le soupçon s’installent à nouveau sur la solidité du secteur bancaire, sa capacité de résister à des vents contraires. Et ce doute va bien au-delà des banques américaines : toutes les banques occidentales sont dans des situations comparables, toutes portent dans leur bilan les traces d’une décennie d’argent à taux zéro.

Le président de la Fed, Jerome Powell, responsable en chef de la régulation bancaire, se retrouve dans un moment compliqué : lui faut-il poursuivre son durcissement monétaire, augmenter encore les taux afin de juguler l’inflation, comme il en a affiché jusqu’alors l’intention, au risque de fragiliser un peu plus le système bancaire ? Ou lui faut-il lever le pied afin d’aider les banques à consolider leurs positions ?

Un bras de fer s’engage avec le monde bancaire et financier, qui ne veut pas entendre parler d’un resserrement des règles et souhaite revenir au temps béni de l’argent gratuit qui lui a tant profité.

Martine Orange

Boîte noire : Cet article a été actualisé le 13 mars au matin pour y inclure les derniers développements et décisions des autorités fédérales américaines intervenues le 12 mars.

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