Édition du 23 avril 2024

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Europe

La pédocriminalité dans l’Eglise catholique : un problème de laïcité ?

Au-delà des fautes morales et des souffrances des victimes, dont des membres d’autres Eglises, d’autres religions et de nombre d’institutions séculières peuvent également avoir été responsables, c’est la position catholique sacralisant les clercs, prétendant que ceux-ci sont différents, par nature, des laïcs que ces « affaires », selon moi, mettent structurellement en question.

Tiré du blogue de l’auteur.

Significativement, alors que des journalistes me contactent déjà dans le cadre de l’anniversaire de l’assassinat de Samuel Paty (qui est dans une dizaine de jours), aucun d’entre eux ne m’interroge sur le Rapport Sauvé, concernant la pédocriminalité dans l’Eglise catholique. Je ne m’en plains certes pas car mon emploi du temps est surchargé. Il me semble, pourtant, que ce dramatique problème soulève une question anthropologique qui concerne la laïcité, et qu’il est significatif qu’un lien en ce sens ne soit pas établi.

Le Rapport Sauvé et ses annexes n’étaient pas encore publiés, mais de substantiels articles dans plusieurs médias permettaient déjà de se rendre compte de l’ampleur du phénomène… et aussi de l’ampleur de l’enquête que l’Église catholique a diligenté pour le cerner. Et je voudrais commencer par saluer la décision courageuse prise par les évêques d’oser regarder en face une réalité, oh combien désagréable, et d’avoir financé une étude qu’ils rendent publique. Le rapport Sauvé a coûté pas moins de 3 millions d’euros, ce qui a permis d’effectuer des travaux scientifiques menés par des universitaires, spécialistes en sciences humaines et sociales ; ceux-ci, pour les aider, ont embauché de jeunes chercheuses et de jeunes chercheurs talentueux.

Cela tranche nettement avec la pratique de l’Etat et des institutions publiques. J’ai raconté comment le budget très chichiteux de la Commission Stasi, de 2003, avait constitué un biais très important nuisant à la qualité et à l’objectivité de son Rapport. Beaucoup d’autres institutions auraient à balayer devant leur porte, aussi bien pour ce qui concerne la pédocriminalité (à quand une enquête du même type que la Commission Sauvé dans l’éducation nationale ?), que pour ce qui concerne les harcèlements sexuels où l’on dispose de témoignages de victimes, mais jamais d’une étude à ce point financée par l’institution concernée, et confiée à un groupe d’experts complètement indépendants. Bref, dans la France laïque, l’habitude courante consiste plutôt à se voiler la face (je n’emploie pas cette expression par hasard !), … et à attendre que « cela passe ». Affronter, de façon intellectuellement honnête, des « réalités désagréables » n’est guère dans l’habitus de notre pays. Pourtant, pour Max Weber, là se trouve la ligne de démarcation entre l’idéologie et la connaissance. Dans la mesure où l’on érige la « lutte contre l’obscurantisme » en élément de la laïcité, il y a là, une « leçon de laïcité » donnée paradoxalement à l’Etat laïque et à ses institutions par une organisation religieuse.

Reste que le contenu du Rapport est accablant. Je ne vais pas répéter ce qui en est écrit. Je voudrais poser une question qui me semble importante. Au-delà des fautes morales et des souffrances des victimes, dont des membres d’autres Églises, d’autres religions et de nombre d’institutions séculières peuvent également avoir été responsables, c’est la position catholique sacralisant les clercs, prétendant que ceux-ci sont différents, par nature, des laïcs que ces « affaires », selon moi, mettent structurellement en question. Dans une interview au Monde (28 septembre 2021), Josselin Tricou [1] indique : « En sacralisant le prêtre, l’Église [… catholique ; mais dans la France laïque on continue de parler de « l’Eglise », … comme s’il n’en existait qu’une légitime !] en a fait un être à part. » Et le sociologue explique que le « système [catholique] ne comporte pas deux mais trois genres : l’homme laïque, la femme laïque et le clerc. »

Là se niche la spécificité du catholicisme. C’était déjà le constat effectué par des théologiens, en 1987. Ceux-ci avaient affirmé que la « différence fondamentale » entre le catholicisme et le protestantisme était moins dogmatique qu’anthropologique : alors que dans le protestantisme (comme, d’ailleurs, dans d’autres religions) être clerc est une fonction, dans le catholicisme, c’est « l’altérité et la transcendance » qui caractérisent ce « ministère » de clerc[2].

Pourquoi cela concerne-t-il la laïcité ? Parce qu’ainsi installés en position de « médiateur » entre le divin et l’humain, l’Eglise catholique et ses clercs s’estiment, selon l’expression du pape Paul VI, « experts en humanité ». En conséquence, leurs propos éthiques ne seraient pas seulement valables pour celles et ceux qui choisissent de s’y conformer, mais concerneraient l’humanité dans son ensemble. C’est la doctrine de la « morale naturelle », dont la hiérarchie catholique pourrait donner le contenu. Conséquence logique, que l’on a vu à l’œuvre lors de la loi sur le « mariage pour tous » : une loi votée par une majorité n’est pas ipso-facto « légitime », elle ne s’impose pas nécessairement à l’obéissance des citoyens. Une condition supplémentaire est indispensable : qu’elle ne contienne rien de contraire à la « loi naturelle », … édictée par les clercs catholiques. Certes, ceux-ci ne sont pas les seuls à combattre les droits humains en matière de mœurs. Ils ont des alliés chez des adeptes d’autres religions et convictions philosophiques, mais nulle part ailleurs on trouve une telle cohérence doctrinale. Et le grand écart entre cette prétention et les problèmes récurrents de pédophilie la rend particulièrement insupportable.

Il existe donc, de façon permanente, un dissensus théorique entre laïcité et catholicisme. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les « deux France » en tiraient, toutes les deux, une conclusion qui semblait logique : l’incompatibilité foncière entre catholicisme et laïcité. Il faut qu’une France meurt pour que l’autre vive, écrivait en substance le journal La Croix. Et l’on pouvait trouver des propos tout à fait analogues dans la presse anticléricale. Un mur de défiance existait entre les deux camps. Pourtant, grâce à un processus qui serait trop long à expliquer ici (mais, patience, je le rapporte dans le tome 2 de mon étude La loi de 1905 n’aura pas lieu, qui va bientôt paraitre !), Aristide Briand a réussi, non sans difficultés, à percer ce mur de défiance et à fabriquer, avec des alliés, une loi qui a mis fin à la dispute frontale concernant l’Etat (celui-ci doit-il avoir des religions semi-officielles, ou être « complètement » laïque ?). Bref, le dissensus théorique maintenu s’est accompagné d’un accommodement pratique et, vaille que vaille, les « deux France » ont pu vivre ensemble, avec des tensions parfois vives, mais qui n’ont pas dépassé, globalement, les dissensus qui existent dans les sociétés démocratiques. Une leçon à retenir ?

Notes

[1] Auteur de Des soutanes et des hommes, Paris, PUF, 2021.

[2] Comité mixte catholique-protestant en France, Consensus œcuménique et différence fondamentale, Paris, Le centurion, 1997, p. 60.

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