Édition du 23 avril 2024

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Le Canada face à Gaza et aux demandeurs d’asile palestiniens : deux poids, deux mesures

Confronté à la crise en Ukraine, le gouvernement Trudeau a agi de manière rapide et ouverte, mais son traitement du cas de Gaza a été marqué par le retenue et le manque de conviction.

24 janvier 2024 / KEN THEOBALD/traduction Johan Wallegren

Près de 50 000 Palestiniens vivent au Canada. La plupart d’entre eux sont arrivés ici en tant que réfugiés. Cette communauté ne représente qu’une petite partie de la diaspora palestinienne mondiale, qui se chiffre à 7 millions de personnes. Assister de loin à la guerre est source d’impuissance et d’angoisse pour ceux qui font partie de cette diaspora.
Les Palestiniens sont un peuple apatride : 80 % d’entre eux ont été déplacés et 50 % vivent en dehors des frontières de leur patrie historique. Le droit au retour leur semble de plus en plus hors de portée. De nombreuses personnes faisant partie de la diaspora ont des membres de leur famille élargie ou des amis actuellement piégés à Gaza.

Lima Al-Azzeh, une jeune Palestinienne vivant à Vancouver, a récemment rédigé une chronique pour l’émission First Person de la CBC. Elle y parle de son sentiment d’impuissance et de la souffrance qu’elle éprouve en silence alors qu’elle attend des nouvelles des membres de sa famille à Gaza :

Et puis il y a les autres silences à affronter. Ceux que l’on sent comme étant plus personnels. On voit qui a protesté et qui ne l’a pas fait. On voit qui s’est manifesté avec un mot de soutien ou de réconfort et qui ne l’a pas fait. On voit qui, au fil des ans, s’est soucié de nous poser des questions sincères sur ce que cela signifie que d’être Palestinien. Il y a ce qu’on ressent quand on a le mal du pays et qu’on est confronté jour après jour à l’impossibilité d’y retourner.

Il s’agit du sixième conflit sur la période des quinze dernières années où les Palestiniens de Gaza ont été victimes de massacres perpétrés par l’armée israélienne. La guerre actuelle est certainement la plus dévastatrice, les Israéliens ayant exprimé leur intention d’éradiquer la vie palestinienne. Les dirigeants israéliens d’extrême droite qualifient d’« animaux humains » les Palestiniens qui ne font qu’essayer de survivre face aux déplacements massifs, aux bombardements incessants, au nettoyage ethnique, à la destruction de leurs maisons, au manque de soins médicaux, à la quasi-inexistence d’installations sanitaires et à la faim.
Il est difficile de ne pas croire que ce dont le monde est témoin à Gaza constitue la définition même du génocide – une tentative délibérée de « détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux  » en « infligeant délibérément au groupe des conditions d’existence calculées pour entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».

Les Palestiniens peuvent trouver un certain réconfort dans le mouvement mondial de solidarité qui a émergé, y compris l’extraordinaire solidarité manifestée par l’Afrique du Sud. La diaspora palestinienne joue un rôle important en contribuant à la mobilisation, à la prise de parole et à l’appel à un cessez-le-feu permanent et en aidant des membres de familles élargies et d’autres palestiniens à demander l’asile.

En 2019, Jihan Qunoo, qui œuvrait alors comme travailleuse humanitaire à Gaza, a été la cible de menaces de la part des autorités locales. Elle s’est enfuie au Canada où elle a été accueillie comme réfugiée, contrainte de prendre la déchirante décision de laisser derrière elle son mari et ses trois filles en bas âge. Il lui a fallu deux ans et une campagne publique très médiatisée pendant la pandémie pour réussir à réunir sa famille autour d’elle. Madame Qunoo a bénéficié du soutien de Jenny Kwan, députée néo-démocrate de Vancouver-Est, et du Rural Refugee Rights Network (réseau rural pour les droits des demandeurs d’asile) de la région d’Ottawa, une organisation qui a aidé 14 autres familles palestiniennes.

En octobre 2023, Mme Qunoo a repris son rôle de militante et d’organisatrice, cette fois au nom des frères et des sœurs restés au pays, en vue de leur donner une chance d’échapper aux horreurs de la guerre à Gaza. Il y a aussi des gens comme Osama Ebid, qui est arrivé au Canada en 1994 et dont tous les frères et sœurs sont restés à Gaza. Il est aujourd’hui l’organisateur d’un groupe de mille Canadiens d’origine palestinienne qui cherchent à sauver des membres de leur famille élargie.

Au Canada, les gens comme Jihan et Osama se comptent par centaines et reçoivent le soutien de groupes ad hoc d’avocats, de travailleurs juridiques, de défenseurs des demandeurs d’asile et de responsables communautaires. Ces personnes plaident pour le regroupement familial et parallèlement, elles lancent des appels au cessez-le-feu et réclament plus d’aide humanitaire.

Les Canadiens d’origine palestinienne ont initialement été portés par l’espoir engendré par le soutien que le gouvernement Trudeau a offert aux Ukrainiens en 2022. Moins d’un mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, M. Trudeau avait annoncé toute une série de programmes destinés à aider les Ukrainiens déplacés et leurs familles. Ceux-ci se sont vu offrir un statut temporaire prolongé au Canada assorti du droit de travailler, d’étudier et de rester jusqu’à ce qu’ils puissent rentrer chez eux en toute sécurité, cela sans contingentement. Finalement, plus d’un million d’Ukrainiens se sont vu offrir des visas, sans qu’aucun lien familial avec le Canada ne soit exigé.

En décembre, le Gaza Family Reunification Project (projet de réunification familiale pour Gaza, un collectif ad hoc d’avocats spécialisés dans l’immigration et les demandes d’asile), la Canadian Association of Refugee Lawyers (association canadienne des avocats spécialisés dans les questions d’asile), le Conseil canadien pour les réfugiés et plus de 550 familles canado-palestiniennes ont demandé au gouvernement fédéral d’adopter un plan d’immigration similaire en réponse à la situation urgente à Gaza.

Le 21 décembre, après des mois de plaidoirie de la part de Canadiens d’origine palestinienne et de défenseurs des droits de l’homme, le ministre de l’immigration Marc Miller a finalement annoncé un dispositif d’immigration spécial pour les habitants de la bande de Gaza demandeurs d’asile. Ceux-ci se verront offrir des visas temporaires de trois ans s’ils remplissent certaines conditions d’admissibilité et de sécurité. Avoir des membres de sa famille au Canada est une condition sine qua non.

Une nouvelle choquante a suivi une semaine plus tard, le 28 décembre : Monsieur Miller a annoncé que les mesures spéciales d’immigration pour les Palestiniens ne pourraient s’appliquer qu’à un total de mille personnes. Les familles et les organisateurs avaient alors déjà bien plus que ce nombre de noms à soumettre. Cette décision a été rapidement dénoncée par les défenseurs des droits de l’homme et décriée comme étant raciste et relevant d’une politique de deux poids, deux mesures.

Ce plafond signifie que les candidats seront en concurrence les uns avec les autres, ce que la députée Kwan a comparé à des « Hunger Games » pour demandeurs d’asile.
La différence de traitement entre les demandeurs d’asile ukrainiens et palestiniens est une injustice flagrante. La réaction du gouvernement Trudeau à la situation en Ukraine a été rapide et ouverte. Aucun plafond n’a été fixé pour le nombre de demandes et les candidats n’étaient pas tenus d’avoir des proches au Canada. Ottawa a finalement reçu 1 189 320 demandes de la part d’Ukrainiens et en a approuvé 936 293, avec des arrivées au Canada se chiffrant à 210 178.

En octobre, la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a décrit Gaza comme étant « l’un des pires endroits au monde où se trouver en ce moment ». M. Miller a qualifié l’état de la situation sur place d’« invivable ». Bien que le gouvernement Trudeau reconnaisse qu’il n’y a pas de lieu sûr à Gaza, il a réagi avec retenue et manque de conviction tant à l’appel au cessez-le-feu qu’à la crise des réfugiés, faisant primer les préoccupations de sécurité.
Lors d’une entrevue accordée à l’émission du matin de la CBC, Ottawa Morning, le 11 janvier, M. Miller a parlé du programme spécial en déclarant : «  nous avons des préoccupations extrêmes en matière de sécurité », répétant les mots « sécurité » et « terrorisme  » à plusieurs reprises.

La procédure de demande d’asile pour les ressortissants de Gaza exige de fournir des renseignements personnels d’un niveau de détail sans précédent. On demande aux candidats de dévoiler leurs comptes de médias sociaux, tous leurs anciens numéros de téléphone et adresses électroniques, de présenter tous les passeports qu’ils ont eus et de détailler «  toutes blessures ayant nécessité des points de suture ou une attention médicale ».

Le formulaire de candidature doit être rempli avec « un historique complet et détaillé des emplois occupés depuis l’âge de 16 ans, y compris les dates exactes, une description détaillée des rôles et responsabilités, le(s) nom(s) des superviseur(s), la raison du départ et tout problème disciplinaire ».

Le Canada réserve un traitement similaire à tous les demandeurs d’asile du Moyen-Orient – y compris ceux de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak et maintenant de Gaza – qui sont souvent considérés comme des menaces potentielles et un risque de sécurité.

Dans une récente tribune publiée dans le journal étudiant The Tribune de l’université McGill, Dima Kiwan a écrit : «  La politique inéquitable du Canada à l’égard des demandeurs d’asile ne reflète pas seulement la paresse du gouvernement, mais aussi le poids d’une rhétorique raciste, malheureusement courante, qui circule dans les médias grand public, selon laquelle les réfugiés ukrainiens, dont la majorité sont des Européens blancs et chrétiens, s’intégreront mieux à la société canadienne ».

Pour ne pas risquer de penser qu’il s’agit d’une aberration, il faut savoir que le Canada n’a jamais adopté de mesures spéciales en matière d’immigration à l’égard d’un peuple ou d’un pays d’Afrique.

Ce type de traitement différentiel et ce genre de manifestations de racisme peu subtiles remontent loin dans le temps au Canada, où l’immigration et la politique étrangère ont souvent été alignées sur les intérêts des grandes entreprises et des États-Unis.

Le Conseil national des musulmans canadiens, ainsi que de nombreuses autres organisations, demandent au gouvernement fédéral de supprimer le plafond de mille personnes fixé pour le nombre de Palestiniens pouvant demander l’asile au Canada.
Il est impératif de soutenir ces appels à la levée du plafond et à l’élargissement des critères d’admissibilité pour les Palestiniens. On demande aussi au gouvernement de renoncer à tous frais de demande et de faciliter l’évacuation des demandeurs d’asile de Gaza. Par-dessus tout, les gens de conscience doivent continuer de réclamer un cessez-le-feu permanent, la fin de cette guerre génocidaire et un recentrage sur l’aide humanitaire pour Gaza.

Ken Theobald est un travailleur communautaire et un militant anti-pauvreté basé dans la banlieue nord-ouest de Toronto.

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