Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Le féminisme ne se résume pas à l’égalité des sexes

Le principe d’égalité des sexes élimine les femmes de la définition du féminisme. Le mouvement de libération des femmes perd toute efficacité si on exige qu’il ménage les sentiments des hommes.

Tiré du blogue de Christine Delphy.

Une certaine confusion semble régner à propos de la définition du féminisme, aggravée par le discours de vedettes qui se sont récemment exprimées sur le sujet. Selon l’actrice Emma Watson, « Si vous êtes pour l’égalité, vous êtes féministe. » Répondant aux critiques provoquées par sa séance de photos les seins nus pour le magazine Vanity Fair au mois de mars dernier, elle a dit : « Le féminisme, c’est donner le choix aux femmes. C’est une affaire de liberté, de libération et d’égalité. »

Si ces mantras résonnent de manière sympathique et acceptable, ce n’est pas par accident. Le féminisme moderne a été reconfiguré selon une rhétorique individualiste qui ignore largement les contraintes sociales de la domination masculine. Le choix d’Emma Watson de se réduire à un objet est intéressant en ce qu’il reflète fidèlement ce que les hommes obligeraient les femmes à faire, de toute manière. Au lieu d’être contraintes à se réduire à un objet de consommation masculine, les femmes jouissent désormais de la liberté de choisir de se chosifier. Notre oppression devient ainsi implicitement une émancipation, si nous en faisons le choix. Le féminisme néolibéral, qui utilise des expressions comme « l’égalité des sexes » et « le libre choix » met l’accent sur les individus plutôt que sur le sexisme systémique et refuse d’analyser la manière dont les choix individuels influent sur la société. Cette attitude est, au mieux, malavisée ; au pire, elle sert des résultats activement antiféministes qui reflètent davantage la rhétorique du mouvement masculiniste que le mouvement des femmes.

Dans une tendance à rendre le mouvement des femmes plus acceptable aux yeux du grand public, les récents commentaires d’Emma Watson rendent manifeste la nécessité pour elle d’ignorer un principe de base du féminisme : nous vivons dans un système patriarcal, celui de la domination masculine, et les mauvais traitements infligés aux femmes et aux filles visent à nous maintenir en état de subordination aux hommes. 

Plus récemment, dans la foulée des nombreuses femmes qui ont dénoncé le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles de Harvey Weinstein, Emmma Watson a twitté : « Dans ce cas précis, ce sont des femmes qui ont été affectées, mais je soutiens aussi tous les hommes et, en fait, toute personne qui a vécu du harcèlement sexuel. »

Le commentaire d’Emma Watson illustre la généralisation du concept que le féminisme serait synonyme d’égalité. Comme le montre sa réaction au scandale Weinstein, cette façon de considérer les luttes des femmes tend à édulcorer le mouvement des femmes et amène l’actrice à vouloir s’excuser auprès des hommes, alors même qu’elle commente des sujets qui influent directement et de manière inégale la vie des femmes. Dans une tendance à rendre le mouvement des femmes plus acceptable aux yeux du grand public, ses récents commentaires rendent manifeste la nécessité pour elle d’ignorer un principe de base du féminisme : nous vivons dans un système patriarcal, celui de la domination masculine, et les mauvais traitements infligés aux femmes et aux filles visent à nous maintenir en état de subordination aux hommes. Le féminisme ne consiste pas à mettre les femmes ou les hommes à l’aise dans la structure patriarcale actuelle, de même que nous n’avons pas à placer les hommes au cœur de notre mouvement.

Les hommes ont créé le patriarcat et en tirent avantage, sinon, ils lutteraient à nos côtés pour y mettre fin. Nous, femmes, avons suffisamment à faire pour nos propres intérêts sans y ajouter l’effort empathique d’essayer de porter à bout de bras les hommes, qui possèdent à coup sûr davantage de pouvoir que nous pour instaurer des changements. Suggérer cela aux femmes laisse entendre que nos exigences pour améliorer notre vie ne valent rien sans l’implication des hommes, et que nous n’existons pas indépendamment en tant qu’êtres humains riches d’expériences différentes. Cette suggestion repose sur des attentes sexistes qui traitent les femmes comme des aidantes : on réclame notre empathie sans contrepartie, faute de quoi nous sommes qualifiées d’égoïstes.

Le féminisme ne consiste pas à mettre les femmes ou les hommes à l’aise dans la structure patriarcale actuelle, de même que nous n’avons pas à placer les hommes au cœur de notre mouvement.

Emma Watson, ambassadrice de bonne volonté des Nations Unies et porte-parole du projet « He For She » (Lui Pour Elle), a prononcé plusieurs discours redéfinissant le mouvement des femmes comme préconisant l’égalité des sexes. Le premier commentaire apposé sous une vidéo de l’un de ses discours se lit comme suit : « Le féminisme, c’est réclamer que les femmes et les hommes soient traités de manière égale. Le féminisme, ça n’est PAS affirmer que les femmes valent mieux que les hommes et que les hommes ne méritent pas la même attention que les femmes. Si vous ne comprenez pas le sens du mot féminisme, s’il vous plaît, arrêtez là et informez-vous. »

En d’autres mots, si les femmes ne parlent pas d’aider les hommes, elles sont égoïstes. Lorsque nous nous centrons sur nous-mêmes et sur les moyens particuliers qu’utilise le patriarcat pour détruire et soumettre les femmes et les filles, il nous faut mieux nous informer. Lorsque les femmes exigent plus pour elles-mêmes, on les traite de déviantes et d’immorales.

Le principe d’égalité des sexes ignore les luttes des femmes

L’expression « égalité des sexes » sonne bien, mais elle sape la capacité des femmes à défier efficacement les entraves habituelles que rencontrent toutes les femmes, ou presque, au cours de leur vie. Les femmes n’existent pas en tant que concept, nous vivons dans des corps de femmes. Le genre est un mot désignant les stéréotypes masculins et féminins construits socialement, une hiérarchie conçue par les hommes pour assigner des attributs comme s’il s’agissait de composantes biologiques. C’est un argument fabriqué par les hommes pour justifier l’exploitation des femmes.

« I want to suggest to you that a commitment to sexual equality with males, that is, to uniform character as of motion or surface, is a commitment to becoming the rich instead of the poor, the rapist instead of the raped, the murderer instead of the murdered. I want to ask you to make a different commitment – a commitment to the abolition of poverty, rape and murder ; that is, a commitment to ending the system oppression called patriarchy ; to ending the male sexual model itself. »
 Andrea Dworkin, Our blood

En définissant le féminisme comme l’égalité des sexes, nous défendons en fait l’égalité dans un système genré, soit un respect identique pour le masculin et pour le féminin, mais pas pour les êtres qui vivent, respirent et existent. L’expression « égalité des sexes » fait disparaître les femmes comme sujets, alors que celles-ci sont physiologiquement assujetties, et le sont souvent par le biais de constructions genrées qui justifient notre oppression. Tous les aspects de notre vie sont policés : on prétend que notre existence en public suffit à provoquer le harcèlement ; la sexualité des femmes nous est dérobée et sert à vendre des produits dont ce sont surtout des hommes qui tirent bénéfice ; nous sommes traitées comme un cheptel de reproduction ; violées, c’est notre sexualité qui se trouve blâmée, plutôt que l’appropriation masculine de nos corps.

Le slogan « égalité des sexes » ne traite aucun de ces sujets lorsqu’on l’utilise pour parler de ce que le féminisme veut dire pour nous. Le principe d’égalité de genre implique littéralement de respecter des constructions socialement imposées plutôt que les droits humains, plutôt que nos droits et nos expériences, et sape notre capacité à remettre les femmes au centre de notre propre mouvement. Le féminisme est d’abord et avant tout un mouvement pour les femmes. Une fois les femmes éliminées de la définition du féminisme, ce dernier devient effectivement inoffensif.

En définissant le féminisme comme l’égalité des sexes, nous défendons en fait l’égalité dans un système genré…

Chimamanda Ngozi Adichie a résumé avec élégance cette contrainte pour The Guardian : « Certaines personnes demandent : ‘Pourquoi ce mot de féministe ? Pourquoi ne pas simplement dire que vous croyez aux droits humains ou quelque chose comme ça ?’ ‒ Parce que ce serait malhonnête », répond cette autrice, qui poursuit : « Le féminisme s’inscrit, bien entendu, dans les droits humains d’une manière globale, mais choisir d’utiliser l’expression floue de ‘droits humains’ nie la spécificité et la singularité du problème du genre. Ce serait une façon de prétendre que ce ne sont pas les femmes qui ont été exclues pendant des siècles. Cela reviendrait à nier que le problème du genre cible spécifiquement les femmes et que le problème n’était pas d’être un humain, mais spécifiquement d’être une humaine. Pendant des siècles, le monde a divisé les êtres humains en deux groupes, puis a procédé à l’exclusion et à l’oppression de l’un de ces groupes. Ce n’est que justice que la solution du problème reconnaisse ce facteur. »

Le principe d’égalité est androcentré

Revenons à Emma Watson et à sa déclaration que le féminisme est une affaire de liberté, de libération et d’égalité. Elle est loin d’être la seule à penser ainsi ; la confusion règne sur ce dont les femmes ont besoin pour atteindre la liberté de choix qu’elle préconise.

D’abord, la gauche conventionnelle associe ces idées comme si elles étaient synonymes, comme si l’égalité allait se manifester comme une libération. Puis, interrogeons-nous sur ce que recouvre cette égalité.

Pour la situer dans son contexte, nous devons comprendre comment la société la définit. « À travail égal, salaire égal », par exemple, est une cause prônée par de nombreuses femmes à Hollywood. Cette cause est davantage présentée comme une question féministe que comme un enjeu économique. L’exigence d’un salaire égal atteste que l’argent est un pouvoir, mais tout en ignorant étrangement la réalité du système capitaliste qui repose sur l’inégalité. « À travail égal, salaire égal » ne fait pas avancer la cause des femmes qui abattent une quantité disproportionnée de travail domestique (https://www.sciencedaily.com/releases/2017/09/170926105448.htm) dans les couples hétérosexuels, et ce en dépit de ce qu’elles pourraient gagner de plus que leur partenaire masculin.

La gauche conventionnelle associe ces idées comme si elles étaient synonymes, comme si l’égalité allait se manifester comme une libération.

Il est également curieux de constater que les adeptes du salaire égal évoquent rarement ce qu’il faudrait pour donner aux femmes la possibilité d’avoir accès à un travail égal, vraisemblablement parce que l’éducation des femmes n’est pas un effort individualiste, mais requiert des efforts et la restructuration des systèmes. En effet, les femmes blanches aisées prônant un salaire égal donnent l’impression d’être égocentriques, et ce à juste titre puisqu’elles se sont montrées réticentes à aider des femmes manquant de compétences ou de ressources à se faire une place dans des domaines aussi prestigieux que les leurs. Ou peut-être, ces femmes riches échouent-elles à critiquer le capitalisme en soi et à reconnaître qu’il y a un non-sens à parler de « salaire égal » dans un système foncièrement inégal.

Manifestement, dans ce cas, la gauche conventionnelle définit l’égalité comme l’égalité avec les hommes : préconiser les mêmes droits et privilèges que ceux dont profitent les hommes en régime patriarcal est la norme selon laquelle le féminisme grand public mesure la liberté des femmes. Quand le féminisme est défini comme l’égalité avec les hommes, on admet clairement que les hommes sont l’aune à laquelle nous devons nous mesurer, ce qui n’est plus du tout du féminisme.

Plutôt que d’affirmer : « Les femmes peuvent faire tout ce qu’un homme peut faire », il nous appartient de reconnaître que les femmes peuvent faire des choses incroyables que les hommes ne pourront jamais faire. Nos différences biologiques – la possibilité de donner la vie – constituent un don. Les femmes et les hommes ont plus de choses en commun que de différences en dehors de ce point. Pourtant il est révélateur que la faiblesse perçue de nos corps et notre aptitude à donner la vie comptent parmi les principaux obstacles empêchant les hommes de nous percevoir comme des êtres humains à part entière et de nous autoriser à vivre comme telles.

Les femmes sont opprimées parce qu’elles sont différentes des hommes. Historiquement, le patriarcat a utilisé ces différences pour justifier notre subordination. Nous n’avons pas besoin d’être perçues comme égales aux hommes, mais comme dignes et légitimes non pas en dépit de nos différences, mais en raison de nos différences. Les femmes ne devraient pas avoir besoin d’être perçues comme égales aux hommes pour être méritantes.

Quand le féminisme est défini comme l’égalité avec les hommes, on admet clairement que les hommes sont l’aune à laquelle nous devons nous mesurer, ce qui n’est plus du tout du féminisme.

Germaine Greer a dit : « Je n’ai jamais été une féministe de l’égalité… Je ne pense pas que la condition actuelle des hommes représente quelque chose à laquelle je doive aspirer. » Nous devrions écarter, d’une part, l’idée que lutter pour obtenir ce qu’ont les hommes nous libérera et, d’autre part, la contrainte d’inclure les hommes dans notre mouvement. Si nous ne contestons pas le système du patriarcat, tout ce que nous gagnerons dépendra de leur bon vouloir, nos droits nous seront distribués de manière inégale et nous devrons continuer à les leur réclamer.

Affirmons-le haut et fort, le féminisme, c’est libérer les femmes du patriarcat.

radfemfatale, 14 octobre 2017

Traduction : TRADFEM

Version originale

https://tradfem.wordpress.com/2017/12/12/le-feminisme-ne-se-resume-pas-a-legalite-des-sexes/

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