Édition du 23 avril 2024

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Libre-échange

Le grand marché transatlantique en deux pages

C’est un projet, un « mandat » non officiellement divulgué, donné par le Parlement européen à la Commission pour négocier avec les USA (1). L’ambition est énorme : « la libéralisation progressive et réciproque du commerce et de l’investissement en biens et services, ainsi que des règles sur les questions liées au commerce et à l’investissement, avec… l’élimination des obstacles réglementaires inutiles. L’accord sera très ambitieux, allant au-delà des engagements actuels de l’OMC. ». Un chiffre : ces deux espaces totalisent 45 % du PIB mondial en 2012.

Grand marché transatlantique : un projet à stopper

Les négociations ont débuté en juillet 2013 et se poursuivent en coulisses. Elles sont prévues pour durer jusqu’en 2015. Pour l’instant, l’immense majorité des citoyens européens en ignore les enjeux.
Les sigles fleurissent : ce PTCI (partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement), en anglais TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) ou encore TAFTA (Transatlantic Free Trade Area), sera désigné comme Grand Marché Transatlantique (GMT) dans la suite de ce texte.

Le contexte géopolitique

 Le premier élément de contexte est la crise de l’hégémonie étatsunienne et celle de la croissance mondiale. D’où l’activisme récent des partisans d’un tel accord, envisagé dès les années 60, réactivé dans les années 90 avec l’AMI (accord multilatéral sur l’investissement, abandonné en 1998 à la suite d’une opposition française).

 Le deuxième élément est que le libre-échangisme a subi beaucoup d’échecs depuis 20 ans, surtout dans le cadre de l’OMC (« cycle de Doha » suspendu en 2006). Les grands pays exportateurs et leurs firmes globales empruntent une stratégie alternative d’accords bilatéraux, avec certains succès (dont l’ALENA, signé en 1992 entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique) et de nombreux échecs. L’Union européenne n’est pas en reste, avec des projets d’accords bilatéraux APE (accords de partenariat économique) avec des pays de la zone ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). Mais pour l’instant, presque tous ces projets piétinent. Les États-Unis ont essuyé de graves revers en Amérique du sud, mais aussi avec l’ACTA (accord anti-contrefaçon), rejeté par le Parlement européen en 2012. Le projet de GMT est actuellement la pièce maîtresse de l’oligarchie.

Le mythe : retrouver la croissance par le commerce et l’investissement extérieurs et l’austérité intérieure

La croyance visant à justifier aussi bien l’austérité que le libre-échange est : on ne peut sortir de la crise que par une croissance forte, par l’exportation et le libre investissement des firmes dont il faut renforcer la compétitivité par l’austérité intérieure et en baissant les « barrières » à l’accès de leurs productions et de leurs investissements dans le monde. Cette croyance est mythique. Si tous les pays la suivaient, il s’agirait d’un jeu destructeur. Selon l’EPI de Washington (2), le bilan de l’ALENA entre 1993 et 2002 est négatif : le nombre d’emplois créés aux Etats-Unis via l’augmentation des exportations est inférieur de près de 900 000 aux pertes d’emploi liées à l’exacerbation de la concurrence. Les promoteurs du projet promettaient 20 millions d’emplois créés…

Acteurs moteurs, acteurs résistants

Tous les accords de libre-échange ont pour origine des pressions des multinationales. Dans le cas du GMT, de puissants lobbies sont à l’œuvre de part et d’autre de l’Atlantique. Les opposants au libre-échange sont parfois taxés de « protectionnistes ». Mais que disent-ils ? Que des accords de coopération sont utiles, tout comme des échanges internationaux justes, mais que le libre commerce (annuler ce qui reste de droits de douane, abaisser les normes des échanges) et le libre investissement détruisent des « protections » légitimes, des normes écologiques et sociales : droit du travail et protection sociale, place des services publics, normes environnementales, alimentaires et sanitaires, avec comme exemples les composants chimiques des produits de consommation, les OGM, le bœuf aux hormones, les poulets lavés au chlore ou les gaz de schistes.

Que penser d’un alignement des normes de l’UE avec celles d’un pays (USA) qui, contrairement à l’UE, n’a signé ni le protocole de Kyoto (climat), ni la convention de l’Unesco (diversité culturelle), ni celle des Nations Unies sur la biodiversité, ni celles de l’OIT, et qui a des politiques étrangère, militaire, monétaire et de change ? La surévaluation permanente de l’euro par rapport au dollar, induite par la politique délibérée de dollar faible, pénalise plus les entreprises de la zone Euro que toutes les « barrières » au libre-échange.

Droits de douane

En moyenne, les droits actuels sont déjà faibles, tant en Europe qu’aux États-Unis : 5,2 % pour l’UE, 3,5 % aux USA (3). Mais la moyenne est l’arbre qui cache la forêt. Ainsi, pour les produits industriels, les droits sont en moyenne un peu inférieurs aux États-Unis, mais les voitures européennes importées aux Etats-Unis sont taxées à 2% contre 10% en Europe pour les véhicules américains. La pénalisation de ce secteur européen serait forte.

L’agriculture serait durement frappée. Les droits sont bien plus élevés en Europe dans des secteurs clés. J. Berthelot en fournit une analyse détaillée (4). Il conclut : « éliminer tous les droits sur le commerce entraînerait un séisme économique, social, environnemental et politique sans précédent, non seulement en Europe mais aussi, par ricochet, pour les pays en développement, surtout les pays ACP (Afrique/ Caraïbes/ Pacifique).

Libéralisation de la finance

Aucune leçon n’a été tirée de la crise. Le projet demande la « libéralisation totale des paiements courants et des mouvements de capitaux ». Les géants du crédit hypothécaire américain souhaitent pouvoir vendre leurs crédits douteux en Europe aux mêmes conditions que dans leur pays d’origine, et il en va de même pour les grandes compagnies d’assurance maladie, qui pratiquent massivement la segmentation des tarifs en fonction de l’état de santé des assurés, à l’opposé d’une vision mutualiste considérée comme une entrave à la libre concurrence.

Normes du commerce et de l’investissement

C’est le point central, sous l’angle de ses incidences sur la vie quotidienne, le « modèle social », l’emploi et l’écologie. Les USA et l’UE ont des normes écologiques et sociales très différentes, souvent plus élevées en Europe. De plus, chacun est déjà marqué par le libre-échange : ALENA d’un côté, marché unique européen de l’autre. Pour G. Filoche, cet accord « soumettrait les salaires et les conditions de travail des salariés européens et américains à une double pression vers le bas : celle du Mexique d’un côté, celle des PECO (pays de l’Europe de l’Est) de l’autre. ».

Il en va de même du dumping environnemental, si certaines normes actuelles, pourtant trop faibles au regard des périls, sont abaissées. Un projet qui table sur les exportations s’oppose à toute politique de relocalisation, pourtant écologiquement nécessaire. En augmentant le trafic aérien et maritime de marchandises à travers l’Atlantique, la hausse des exportations ferait encore grimper les émissions de gaz à effet de serre.

Les services

Les services marchands sont concernés. Mais surtout les services publics : « l’accord concernera les monopoles publics, les entreprises publiques et les entreprises à droits spécifiques ou exclusifs »… et « l’ouverture des marchés publics à tous les niveaux administratifs, national, régional et local ». Il devra lutter contre les « critères de localisation ». Comment favoriser par exemple les services de proximité pour les collectivités locales, dont des associations ? L’enseignement (en particulier supérieur, voir : http://tinyurl.com/qgu3vzw) et la santé (voir : http://tinyurl.com/nadvrqq) deviendraient de grands marchés à étendre, dans un contexte dominé, aux Etats-Unis, par la puissance des hôpitaux et de l’enseignement privés à but lucratif.

Le « règlement des différends »

C’est le second point clé. Tous les accords de libre-échange s’accompagnent de différends entre les grandes entreprises et les États. La Cnuced (Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement) a recensé, fin 2012, 514 conflits ouverts dans le monde sur la base des accords existants. Un exemple, parmi beaucoup d’autres : la société américaine Lone Pine exige 250 millions de dollars américains de compensation au Canada pour non-respect, selon elle, de l’ALENA. Le motif : la province du Québec a décrété un moratoire sur l’extraction de gaz de schiste, pour des raisons environnementales.
Or le mandat de la Commission européenne prévoit d’aller très loin dans la « protection des investisseurs » et dans la mise en place, conformément aux vœux de multinationales qui supportent mal les tribunaux nationaux ou européens, d’« organes » privés ad hoc, plus accommodants car liés aux milieux d’affaires. C’est sans doute le volet le plus contesté du projet, tant en Europe qu’aux Etats-Unis. Mais ce n’est pas le seul à faire l’objet de critiques montantes.

L’avenir de ce projet ? Un scénario de rejet par un ou plusieurs pays européens, à la suite de mobilisations de la société civile, est possible, car les oppositions se développent des deux côtés de l’Atlantique (5).

Notes

(1) Voir ce lien, avec tous les articles du projet assortis de commentaires critiques de Raoul-Marc Jennar. Voir également le rapport très fourni (A Brave New Transatlantic Partnership, octobre 2013) du réseau « Seattle to Brussels », dont un résumé en français est proposé sur le site « Les dessous de Bruxelles ».

(2) http://tinyurl.com/qhzdq4k

(3) La Tribune, 18/02/2013, citant l’OMC.

(4) La folie d’intégrer l’agriculture dans un accord de libre-échange transatlantique UE-EU.

(5) Voir les craintes actuelles de la commission européenne d’un rejet par les peuples. Du côté américain, les syndicats et de nombreux élus manifestent également de fortes inquiétudes.

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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