Édition du 30 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Le mot apartheid sort de l’ombre en Israël

Charles Enderlin, qui décrit depuis des décennies le durcissement de la répression israélienne à l’égard des Palestiniens, dresse le bilan d’une année de mobilisation dans le pays contre l’extrême droite suprémaciste et religieuse. Péril démocratique ? À l’heure où l’usage du mot « apartheid » se répand pour qualifier la politique de ségrégation menée par Israël, le journaliste en analyse la portée à ses yeux.

Tiré d’Orient XXI.

Charles Enderlin
Israël, l’agonie d’une démocratie
Seuil, coll. « Libelle », Paris
Septembre 2023
48 pages

Charles Enderlin
Au nom du Temple. Israël et l’arrivée au pouvoir des messianiques juifs, édition augmentée
Points Seuil, Paris
Septembre 2023
504 pages

Bension Nétanyahou, mort à 102 ans en 2012, fut le référent idéologique de son fils Benyamin, et plus largement l’un des inspirateurs de la revendication suprémaciste de l’identité juive comme facteur numéro un de la colonisation. Charles Enderlin, en préambule à son court essai d’actualité Israël. L’agonie d’une démocratie publié ce 29 septembre 2023 relance le match des citations entre la philosophe Hanna Arendt, qui pensa et dénonça le totalitarisme, et Bension Nétanyahou, partisan d’un état autocratique et de ce fait autoritaire. Le second est pour l’instant le vainqueur incontesté de ce match, ce qui évidemment revient à se demander comment parler du pire.

Le ragoût douteux de l’identité

Identité, identité en péril, identité nationale : autant de variations sur un principe dont malheureusement le public français ne sait que trop que la défense se fait au nom de l’exclusion. Ragoût nauséabond, « l’identité », au centre de la pensée politique de Nétanyahou père, est servie à toutes les sauces par le dernier gouvernement du fils, et dispose même d’un ministère en titre à Jérusalem.

La publication de cet ouvrage par un chevronné de la presse installé à Jérusalem répond bien sûr à un besoin d’éclairage sur ce pays malade. En raison, depuis moins de deux ans, de l’accélération de la violence des colons contre les Palestiniens, de la mise en place d’un gouvernement d’extrême droite, de la volonté de ce cabinet de se débarrasser de la tutelle de la Cour suprême — ce qui a provoqué depuis le début de l’année des manifestations hebdomadaires massives et régulières, mais sans véritable réponse politique, du moins jusqu’à présent.

Enderlin revient sur les racines du messianisme juif du rabbin Zvi Yehouda Kook et sur la fracture entre juifs religieux et Israéliens laïques, dont les événements récents sont un énième avatar. Face à des mouvements messianiques sans limites morales, à ces militants colons d’une violence d’autant plus débridée qu’elle se fait généralement absoudre par cette même Cour suprême qui a depuis longtemps abandonné les Palestiniens dans les fossés du droit (1). Dans un effet tragicomique typique de la politique israélienne, des gens veulent abolir la Cour pour des choses qu’elle ne fait pas vraiment, tandis que d’autres la défendent pour des choses qu’elle ne fait pas non plus.

Le Palestinien, l’ennemi particulier

Il est intéressant de se remémorer, grâce à Enderlin, que pour Nétanyahou l’ennemi est tout autant le « gauchiste juif » que le Palestinien, et par voie de conséquence, tout en favorisant l’extension des colonies (au mépris du droit international), il n’aura de cesse de dénoncer les ONG israéliennes, comme Breaking the Silence, et de s’en prendre à leur financement. L’« État-nation du peuple juif » se dresse ainsi contre les « vendus » à des forces étrangères. Nétanyahou rejoint l’antisémite président hongrois Viktor Orban dans sa hargne contre le philanthrope américain George Soros, partenaire financier d’ONG de défense des droits humains.

Mais les alliés de Nétanyahou, s’ils haïssent tout autant les « gauchistes », ne perdent pas de vue que l’ennemi principal est à leurs yeux l’Arabe musulman en général et le Palestinien en particulier. Leur idéologie, que décrypte Enderlin, est bel et bien raciste, et l’apartheid est une pratique légitimée par la législation israélienne comme par le comportement quotidien des colons. Ces gens sont des « fachos » favorables à la « séparation », ce qui veut dire l’expulsion de tous les Palestiniens d’Israël (environ 2 millions de personnes) et de Cisjordanie (plus de 4 millions de personnes, sans compter les 2 millions de Gazaouis).

Apartheid ? Enderlin rappelle que Bezazel Smotrich, à qui Nétanyahou a confié le ministère des finances, mais aussi la gestion civile des territoires palestiniens occupés, avait exigé d’une maternité que sa femme ne partage pas sa chambre avec une « femme arabe » … La ségrégation au quotidien, l’art de ne négliger aucune forme d’humiliation humaine ou réglementaire sont les maîtres mots de toute politique d’apartheid. La presse israélienne, qu’Enderlin lit plus que bien d’autres, déborde quotidiennement d’histoires de ce type dans des hôpitaux, des crèches, des autobus…

Une affaire de graduation

Charles Enderlin revient bien entendu sur l’usage — on devrait préciser : le nouvel usage —, du terme d’apartheid, qui n’est en soi pas tout à fait nouveau. D’une part, bon nombre de Palestiniens le martèlent depuis des années, d’autre part, dès 2007 deux députés du Meretz (gauche) l’ont utilisé à propos de ce qu’Israël impose aux Palestiniens dans les territoires. Enderlin déplore « l’insensibilité morale » des Israéliens pour expliquer leur aveuglement. Il considère que « l’occupation de la Cisjordanie est bel et bien une forme d’apartheid », mais que, malgré la « loi sur l’État-nation » de 2018, « l’apartheid n’est pas installé sur le territoire souverain d’Israël », même s’« il ne fait pas de doute que le régime théocratique vers lequel tendent les fondamentalistes messianiques et les ultra-orthodoxes fera d’Israël un État d’apartheid au plein sens du terme ».

On est donc dans une affaire de mesure, tout comme il existe des nuances d’appréciation sur l’apartheid israélien entre différentes ONG de défense des droits humains. Mais le terme n’est plus tabou, sauf bien entendu en France, où persiste un aveuglement de longue date sur la question palestinienne, y compris au sein d’une partie de la gauche parlementaire. Enderlin tire le signal d’alarme ; espérons qu’il sera lu et compris.

Car si elles ne changent pas la donne pour les Palestiniens au jour le jour, les prises de position de diplomates, de militaires, d’anciens des services de sécurité et du renseignement, de journalistes, pour qui l’apartheid pratiqué par leur pays ne fait plus de doute (alors qu’ils en ont été pour plusieurs d’entre eux des moteurs), mais aussi la colère de quelques rares esprits éclairés (restés longtemps partiellement aveugles et sourds), s’avèrent salutaires. En partageant ses doutes sur une démocratie dopée depuis des décennies à la discrimination et à la guerre, Charles Enderlin témoigne de l’ampleur de ces évolutions avec un tonus plein de punchlines, ce qui est l’avantage des livres courts.


1- J’en raconte un exemple tout récent dans « Quand la Cour suprême absout un pousse-au-crime », Siné Mensuel, no. 132, septembre 2023.

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Jean Stern

Ancien de Libération et de La Tribune, collaborateur de La Chronique d’Amnesty International. Il a publié en 2012 Les Patrons de la presse nationale, tous mauvais, à La Fabrique ; aux éditions Libertalia : en 2017 Mirage gay à Tel Aviv et en 2020 Canicule.

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