Édition du 23 avril 2024

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Economie mondiale

Le néo-libéralisme, un dogme inébranlable ?

Désinvestissement dans les politiques publiques, allégement des contributions fiscales des sociétés, l’application des préceptes néo-libéraux sous couvert d’austérité ont la belle vie en ces temps de crise. Mais cette solution repose-t-elle sur des éléments scientifiques ou se rapproche-t-elle d’une vision dogmatique servant quelques intérêts ? Michel Husson, économiste français, nous livre son point de vue.

Article tiré du site personnel de l’auteur : http://hussonet.free.fr/

En France, plusieurs centaines d’économistes se sont regroupés pour dire à quel point ils étaient « atterrés » par les politiques menées en Europe. Face à la crise, les mesures de soutien de l’activité ont en effet bien vite laissé la place à une austérité généralisée. Or, celle-ci enclenche une spirale récessive qui ne peut résoudre la question de la dette, et encore moins celle du chômage. Cette volonté aveugle de revenir au business as usual s’accompagne d’une application brutale des préceptes néo-libéraux, qui ressemble fort à une thérapie de choc.

On peut parler ici de dogme, en ce sens que le corpus néo-libéral est un ensemble « d’idées mortes qui se promènent encore parmi nous », comme l’explique John Quiggin dans un livre remarquable (1). Il en cite cinq, parmi lesquelles l’hypothèse « d’efficience des marchés » (les prix déterminés par les marchés financiers représentent la meilleure estimation possible d’un investissement) ou la « théorie du ruissellement » (trickle down economics) selon laquelle le bien-être des « 1% » finit par profiter à l’ensemble de la population.

La crise, et la montée des inégalités qui l’a précédée, auraient dû réduire à néant ces idées : mais elles se survivent à elles-mêmes, comme en témoigne l’absence de mesures significatives de régulation financière ou de réduction des inégalités. La raison en est que le dogme néolibéral est constamment renouvelé selon un processus de production permanent, au sein de véritables fabriques : institutions internationales, universités, think tanks. Ces « appareils idéologiques » sont richement dotés en moyens et tendent à marginaliser tout programme de recherche hétérodoxe. Leur légitimité repose sur l’idée que l’économie est une science dont on ne saurait contourner les lois, aussi intangibles que celles de la physique. Ce scientisme est le socle sur lequel peut se construire la croyance économique (2). Voilà pourquoi certains économistes peuvent sincèrement se penser comme les dépositaires de la raison économique. Mais pas tous : un groupe d’économistes (3) a récemment pris position « sans parti pris idéologique » en faveur de Nicolas Sarkozy, en précisant que « ni de droite ni de gauche, la science économique aide à délibérer les choix [sic] »

Angela Merkel vient d’énoncer de manière très claire les « réformes structurelles » qui devraient accompagner le « pacte de croissance » proposé par Mario Draghi, le président de la BCE : « les charges salariales ne doivent pas être trop élevées, les barrières sur le marché du travail doivent être basses, afin que chacun puisse trouver un emploi (4) ». On tient là deux articles essentiels du dogme : le chômage résulte d’un « coût du travail » trop élevé et des rigidités du marché du travail. On est en droit de parler ici de dogme, parce que cette causalité n’a jamais été établie. Pourtant on a beaucoup investi pour y réussir et l’OCDE a même construit toute une batterie d’indicateurs à cette fin.

C’est cependant un échec : malgré les études tronquées, les « consensus » hasardeux et les règles de trois abusives, aucun résultat solide n’a pu être identifié. Le dernier rapport de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) consacre un chapitre au bilan de cette littérature et conclut ainsi : « Les données empiriques confirment la conclusion des études antérieures : il n’existe pas de lien clair entre la législation protectrice de l’emploi et le niveau d’emploi (5) ».

Mener des politiques dont les effets contre-productifs sont avérés (récession et précarité) relève bien d’une obstination dogmatique dont Jacques Freyssinet a donné la clef : « Lorsque la situation s’améliore, cela prouve l’efficacité des réformes réalisées ; lorsque la situation se dégrade, cela prouve la nécessité d’en accélérer le rythme (6) ».

Cependant le dogme n’est pas simplement irrationnel. Il fonde une rationalité restreinte en fournissant des éléments de légitimité à des politiques qui cherchent à préserver, envers et contre tout, les privilèges d’une couche sociale étroite. En ce sens, le dogme est l’un des outils permettant de renforcer le pouvoir du capital. Mais cette arme idéologique ne suffit pas à contourner le grand dilemme que la crise a fait apparaître : le capitalisme néolibéral ne peut plus fonctionner sur les mêmes bases, mais il ne saurait spontanément accepter d’autres règles de fonctionnement. Seuls un degré supplémentaire d’enfoncement dans la crise et/ou une pression sociale suffisante pour¬raient le détacher du dogme néolibéral.

Notes

1 John Quiggin, Zombie Economics. How Dead Ideas Still Walk among Us, Princeton University Press, 2010.

2 Philip Mirowski, Plus de chaleur que de lumière, Economica, 2002.

3 Bertand Belloc et alii, « Économistes, sans parti pris idéolo¬gique, nous soutenons Sarkozy », Le Monde, 3 mai 2012.

4 Les Échos, 26 Avril 2012.

5 ILO, Better jobs for a better economy, World of Work Report 2012.

6 Jacques Freyssinet, « Trou d’air, récession ou rupture ? Continuités et inflexions dans les politiques de l’emploi », Chronique internationale de l’IRES, n°78, septembre 2002.

Michel Husson

Économiste, administrateur de l’ INSEE, chercheur à l’ IRES (Institut de recherches économiques et sociales), membre de la Fondation Copernic. Auteur entre autres, de "Les casseurs de l’ État social", La Découverte.

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