Édition du 30 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Le réveil universitaire

En août prochain aura lieu le Forum social des peuples du Québec, du Canada et des Premières Nations à l’Université d’Ottawa. À l’origine marquée par le sceau de l’Église catholique et vouée à l’éducation des franco-ontariens, cette institution est maintenant l’une des plus importantes des 98 universités au Canada et au Québec (+ de 45 000 étudian-tes). En tout et pour tout, on compte 1,8 millions d’étudiant-es inscrit-es dans les universités : ce n’est pas rien ! Dans la plupart des pays capitalistes, les universités sont un foyer de mobilisation sociale. Les étudiant-es, concentré-s en grands nombres, disposent généralement d’un espace de liberté plus grand que ce qui existe ailleurs dans la société. Ils sont souvent les ferments de la critique et de la contestation sociale, comme on le constate dans tellement de pays, même aux États-Unis ! Qu’en est-il au Canada ?

Le Québec en pointe des luttes universitaires

L’université est effectivement un lieu de luttes au Québec où année après année, la population universitaire a démontré ses capacités de résistance. Pour les étudiant-es, inutile d’insister, surtout après le printemps 2012. En ce qui concerne les profs et employé-es, le corps professoral s’est souvent manifesté, en particulier depuis la création du Syndicat des professeur-es de l’UQAM, le fameux SPUQ, dont les batailles épiques ont conservé à cette université un caractère particulier. Même dans les institutions élitistes comme l’Université de Montréal et Laval, les profs ont été capables de défendre leurs intérêts y compris par la grève. A côté des profs dits réguliers, les chargé-es de cours (profs à temps partiel) se sont organisés sous l’égide de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec, la FNEEQ. Ces profs souvent très qualifiés mais mal-aimés du système, jouent un rôle essentiel dans l’éducation universitaire (50 % des cours sont donnés par les chargé-es de cours). Comme à l’Université de Montréal, ils ont marqué des gains importants au niveau salarial et surtout normatif. (Voir le bilan du syndicalisme dans ce secteur fait par Francis Lagacé, qui a milité longtemps au Syndicat des chargé-es de cours de l’UdM dans les Nouveaux cahiers du socialisme, numéro 7). La plupart des lecteurs et lectrices de PTAG savent tout cela, mais je tenais à vous le rappeler pour arriver à ma compréhension des enjeux au niveau canadien.

Où sont les résistances dans le ROC ?

Il y a plus de 70 établissements universitaires au Canada, dont quelques-uns sont très gros comme l’Université de Toronto, York U (également à Toronto), l’Université de Colombie-Britannique, etc. En tout et pour tout, cela veut dire plus de 45 000 profs, 90 000 employés et 1,4 million d’étudiant-es. Ça fait du monde ! En général, les conditions de travail des profs et employés sont assez bonnes, y compris au niveau salarial (par exemple, le salaire moyen des profs en Ontario est au moins 20 % supérieur à ce qu’il est au Québec). Habituellement, les associations de profs (qui ne font pas partie de confédérations syndicales) s’entendent en douce avec les patrons. Pour les chargé-es de cours, ce n’est pas du tout la même histoire. Jusqu’à récemment, peu étaient syndiqués. Mais depuis quelques temps, ça change. Par exemple à l’université York (l’une des plus grosses au pays) à Toronto, le local 3902 du SCFP a mené des batailles et gagné de points, bien qu’en 2009, ce syndicat qui regroupe près de 3400 membres (en plus des chargé-es de cours, il y a aussi les assistant-es d’enseignement et de recherche) a subi une dure défaite, en partie à cause de l’absence d’une stratégie syndicale qui aurait pu permettre une plus grande solidarité avec les grévistes (voir l’analyse de Xavier Lafrance, « La bataille de York », Les Nouveaux Cahiers du socialisme, numéro 5, janvier 2010). Il faut dire qu’en Ontario, il est plutôt rare de voir des syndicats sortir du cadre des négociations de la convention collective. Même dans le secteur public où pourtant les enjeux sont directement politiques, il n’y rien qui ressemble aux fronts communs qu’on a connus au Québec. Également, en dépit d’un certain discours de gauche, la Fédération canadienne des étudiants et des étudiantes (FCÉÉ) a rarement mobilisé, du moins depuis 1995 où les étudiant-es avaient participé au grand mouvement de masse initié par les Travailleurs canadiens de l’automobile (les « days of action »).

On ne peut donc pas dire que le monde universitaire dans le ROC a été jusqu’à date très mobilisé. Mais aujourd’hui quelque chose se passe. Depuis le début de janvier, 1000 profs et employés de l’Université du Nouveau Brunswick sont en grève après que leur employeur ait décrété un lock-out, chose rarissime dans cette province et ailleurs au Canada. Les revendications sont en apparence banales, mais derrière cela se joue un jeu inquiétant. Il est assez clair que les diverses provinces sont en train de préparer une grande offensive contre le monde de l’éducation. En Ontario et en Colombie britannique, les gouvernements provinciaux ont fait sérieusement reculer les profs du primaire et du secondaire. Restent les institutions post-secondaires où en filigrane, les élites économiques et politiques disent qu’un « grand ménage » est nécessaire.

L’université inc.

Un des objectifs est de fragmenter les universités en isolant 4-5 institutions de « pointe », où se concentreraient les fonds de recherche. On concéderait un statut relatif à quelques universités plus ou moins « secondaires », tout en réduisant considérablement la place, le rôle et les budgets de plusieurs institutions dans les centres urbains périphériques. Cette hiérarchisation permettrait de séparer la profession, actuellement divisée en profs « réguliers » et chargé-es de cours, en plusieurs sous-catégories : profs-chercheurs, profs-enseignants, précaires de longue durée, de courte durée, etc. On réduirait la masse salariale et surtout on enlèverait aux profs les espaces d’autonomie qui leur restent. Parallèlement, on diminuerait les admissions dans les départements de science sociale (« inutiles » selon les patrons), on forcerait encore davantage les « partenariats » universitaires/secteur privé, on favoriserait la recherche « appliquée » (directement au service des entreprises). Il resterait à accélérer, comme cela est déjà commencé aux États-Unis, la « virtualisation » de l’enseignement, ce qui obligerait chaque prof à enseigner à distance à 5000 étudiant-es sinon plus, avec 100 assistant-es sous-payé-es. Pour ceux qui pensent que c’est de crier au loup, on peut consulter les documents du Ministère ontarien de l’éducation.

Des confrontations sont prévisibles

L’été passé à l’Université d’Ottawa, les profs, pour la première fois de l’histoire de cette vénérable institution, ont donné à leur association un mandat de grève, refusant la proposition patronale qui allait dans le sens évoqué plus haut. Rapidement, l’administration a cédé et la grève a été évitée. Plusieurs autres associations de profs dans d’autres universités ontariennes ont connu des situations similaires. On dira que des votes de grèves, ça ne va pas loin, mais dans le contexte canadien, cela est symbolique et révélateur. Beaucoup de profs savent qu’ils font de moins en moins partie d’une élite intouchable et privilégiée, que les perspectives de l’État et des élites est d’éroder leur situation, et que, sans réagir, il se peut que le ciel leur tombe sur la tête, si ce n’est demain, bientôt. Pour les chargé-es de cours et les assistant-es d’enseignement et de recherche (majoritairement syndiqués avec l’Alliance de la fonction publique du Canada), l’avenir promis par les patrons reste dans la précarité et des conditions de travail déplorables.

Du côté étudiant, il se brasse quelque chose aussi. C’est lié entre autres à la décroissance sérieuse de l’emploi pour les diplômé-es (ils ont moins de chance de se trouver un emploi stable que les techniciens et professionnels non-diplômés). Les mouvements comme la FCÉÉ par ailleurs, tentent de démontrer que la résistance paie, comme l’a démontré le mouvement étudiant québécois. On verra donc ce que tout cela va donner…

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