Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Octobre 2019

Equateur : Insurrections populaires et crise politique

Que peut-on retenir, depuis le Québec, des événements qui ont secoué l’Équateur ces dernières semaines et ont permis au peuple équatorien de faire reculer le gouvernement de Lenin Moreno en l’obligeant d’abroger le décret 883, pièce maitresse de nouvelles politiques d’austérité néo-libérale ?

On s’en rappelera sans doute : l’actuel président de l’Équateur, Lenin Moreno, a été élu en mai 2017 avec 51,1% des voix, mais il a vite été amené à rompre avec ses engagements pré-électoraux et son affiliation initiale de centre-gauche, en partant en guerre contre son ex mentor le président Raphaël Correa et en ré-orientant —dans le sillage de difficultés économiques grandissantes nées de la chute des prix du pétrole— toute la politique de son gouvernement vers... la droite.

À tel point qu’après avoir passé en mars dernier un accord avec le FMI (tenu secret pendant longtemps) lui assurant plus de 4, 2 milliards d’argent frais, il s’est engagé à mener des politiques d’austérité et à se plier aux conditions drastiques de ce prêt, notamment en mettant fin, par le biais du décret 883, aux subsides gouvernementaux subventionnant le carburant. Avec pour résultat de multiplier par deux le prix de l’essence à la pompe et de s’attaquer directement, non seulement aux profits des lobbies du transport routier, mais aussi et surtout aux conditions d’existence des classes populaires.

Il n’en fallut pas plus pour, à partir du 2 octobre, mettre le feu aux poudres et déclencher dans tout le pays de gigantesques manifestations aux allures insurrectionnelles, des manifestations principalement animées par les syndicats et les organisations autochtones : blocage de routes, transports paralysés, écoles fermées, puits pétroliers d’Amazonie à l’arrêt, le tout débouchant sur une grève nationale et l’occupation de Quito par des milliers et des milliers de manifestants.

Après avoir défendu la ligne dure, en installant ses quartiers à Guayaquil (la ville des possédants), en déclarant l’État d’urgence pour 60 jours, en supprimant les libertés individuelles, en imposant le couvre-feu et faisant durement réprimer les manifestants (7 morts, 1 340 blessés et 1 152 arrestations), Lénin Moreno a dû néanmoins devant l’ampleur de la contestation, appelé à la négociation sous les auspices des Nations Unies et de l’archevêché de Quito. Des négociations qui ont débouché, le 13 octobre sur un accord stipulant le retrait du décret contesté ou mieux dit « la préparation d’un nouveau décret annulant le décret 883 » accompagnée de la fin de la mobilisation.

Au-delà des inconnues de cet accord, ainsi que de ses effets appréhendés sur la mobilisation sociale, on peut néanmoins déjà faire ressortir quelques éléments de fond :

1) Tout d’abord cette vérité première : le néolibéralisme (et le capitalisme ↓dépendant lui servant de fondement) reste l’ennemi numéro des peuples du sud, et même si pendant plus d’une dizaine d’années, l’Équateur sous la gestion de l’ex président Raphaël Correa (2006-2017), avait tenté de s’éloigner des recettes néolibérales en mettant en place certaines politiques keynésiennes de redistribution de la richesse, il n’a pas fallu beaucoup de temps pour qu’elles redeviennent le mantra numéro 1 du gouvernement et de élites économiques du pays. Comme si, après 10 années de gestion « corréiste », les principales forces possédantes de l’Équateur n’avaient rien perdu de leur vigueur vindicative et n’attendaient qu’une occasion pour prendre leur revanche et —avec l’appui tacite des organismes internationaux— pour forcer le retour à une stricte gestion néolibérale, favorisant au passage la remontée des inégalités sociales et la mise au rencart de toutes les mesures progressistes prises précédemment.

2) Il faut ensuite —échos à ces remontées des inégalités— noter le retour sur le devant de la scène sociale et politique, des mouvements sociaux et des organisations autochtones et féministes équatoriennes. À la manière d’acteurs sociaux de premier ordre, puissants et unis autour d’un même objectif politique de fond. À se retrouver dans une situation un peu semblable à celle qu’avait connue l’Équateur à la fin des années 90 et au début des années 2000. Car c’est à ce moment là que l’Équateur aux prises avec la dollarisation de son économie et avec un premier train de mesures néolibérales, avait été secoué par une vague de mobilisations sociales sans précédents ayant conduit à 7 soulèvements massifs animés par les Autochtones en alliance avec des mouvements sociaux (1990-1992-1994-1997-1998-2000-2001), et mené à 3 renversements de gouvernement réussis (Abdala Buccaram en février 1997 et Jamil Mahuad en janvier 2000, puis Lucio Gutierrez en 2005.)

Et il faut insister sur ce fait : au-delà de leurs dimensions populaires, démocratiques et radicales, les mobilisations de cette époque avaient réussi à combiner étroitement luttes "identitaires" et luttes "pour la redistribution (de la richesse)", permettant au mouvement autochtone de prendre une place centrale dans la lutte sociale et politique de l’Équateur. Et l’on retrouve, en 2019 la même dynamique de fond : mouvements syndical, autochtone et féministe font cause commune, sans pour autant rien perdre de leur spécificité, et parce qu’ils sont ensemble et se font écho des aspirations de tout un peuple, ils parviennent à mettre en échec les politiques néolibérales. En dépit même de la violence et de la répression indiscriminée utilisée contre eux.

3) Certes, et c’est là où sans doute le bât blesse le plus, la société équatorienne en générale et la gauche en particulier, n’ont pas pour autant pu régler la formidable crise de représentation politique qui mine les institutions de ce pays et par conséquent la possibilité d’un projet collectif démocratique de transformation sociale de grande envergure. Les espoirs soulevés par la révolution citoyenne de Correa, mais surtout les déceptions qui ont suivi quant à son leadership technocratique et autoritaire, puis les limitations rencontrées au cours de son deuxième mandat, et depuis les dérives et déboires expérimentées sous la présidence de Moreno, n’ont fait qu’amplifier cette méfiance pour la politique. Installant de larges secteurs de la population dans le cynisme et expliquant sans aucun doute les hésitations des directions autochtones à opter, ici et maintenant, pour le renversement de Lenin Moreno, préférant le choix d’un accord incertain avec le président actuel : par qui, par quoi le remplacer, ne risque-ton pas de redonner force ainsi au courant politique de Correa, lui qui surtout lors de son deuxième mandat semblait si peu se soucier des mouvements sociaux ?

On le voit, l’affaire est loin d’être simple, et si la gauche sociale de l’Équateur a su se mettre en phase avec les défis du moment avec une exceptionnelle détermination, il n’en est pas de même pour la gauche politique qui reste encore empêtrée dans ses conflits et échecs passés. Une affaire donc à suivre.. et de très près !

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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