Édition du 30 avril 2024

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Pologne : « l’affaire Walesa », la volonté de délégitimer la Pologne libre, les résistances actuelles au régime policier

En Pologne, la mobilisation ne faiblit pas, au contraire. Samedi dernier des dizaines de milliers de personnes défilaient sous les fenêtres du gouvernement et exigeaient l’application des décisions de la Cour constitutionnelle. Un élan démocratique secoue le pays. Nous avons consulté Karol Modzelewski, un des pères fondateurs des luttes démocratiques en Pologne.

Selon un éditorialiste polonais, on peut remarquer une évolution de la conscience collective. De plus en plus de gens reprennent en cœur des slogans comme : liberté, égalité, démocratie. « Le fait que nous ne voulons pas seulement être libres, mais aussi être égaux, écrit-il, montre que la démocratie polonaise, aujourd’hui étouffée, peut se revitaliser et préserver sa capacité d’autoréparation » (Marek Beylin, Gazeta Wyborcza, 14 mars 2016) Le refus des lois liberticides ou la défense de Lech Walesa, personnalité symbole de Solidarność, traduisent un profond attachement de la société civile aux valeurs démocratiques.

Nous avons rencontré Karol Modzelewski, un des pères fondateurs des luttes démocratiques en Pologne. Connu en France pour une courageuse Lettre ouverte au parti communiste, rédigée en 1964 avec Jacek Kuron, qui lui valut de longues années de prison, il fut le porte-parole de Solidarność en 1980-1981. Sénateur en 1989, il demeure une des grandes figures de la gauche de ce mouvement démocratique, et un opposant aux politiques d’austérité néolibérales des droites polonaises depuis le plan Balcerowicz de 1990. Historien médiéviste, auteur notamment d’une recherche originale sur la naissance de l’Europe [1], il a été vice-président de l’Académie des sciences. Sa voix est toujours très écoutée en Pologne.

Nous l’avons d’abord interrogé sur « l’affaire Walesa » : suite à la « découverte » d’archives de l’ancien ministre de l’intérieur de Jaruzelski par sa veuve, une campagne d’accusations a été lancée par les autorités et relayée par les médias. Un immense manifestation en défense du fondateur de Solidarność s’est tenue à Gdansk à l’initiative du Comité de défense de la démocratie (KOD) qui lutte contre les lois du gouvernement Droit et Justice. La défense de l’honneur d’un homme est devenu un des enjeux d’une lutte démocratique d’ensemble.

Jean Yves Potel – Vous connaissez bien Lech Walesa. Il est à nouveau la cible d’accusations graves. Que lui reproche-t-on exactement ?

Karol Modzelewski. C’est une vieille affaire. On lui reproche d’avoir été enregistré comme informateur des Services de sécurité [2]. C’était pendant les événements sur la côte balte, en décembre 1970. Lech Walesa comptait parmi les ouvriers du chantier naval Lénine à Gdansk, qui s’étaient mis en grève le 13 décembre. Ils protestaient contre les augmentations des prix alimentaires, ils avaient manifesté dans les rues, tenté d’incendier le siège de la voïvodie. Le 15 décembre, les chars avaient investi la ville, et, suite à des affrontements avec la milice, on avait relevé au moins une dizaine de tués et de très nombreux blessés. Le 17 décembre, l’armée avait tiré sur les ouvriers du chantier de Gdynia faisant encore des morts [3]. C’est dans ce contexte que Walesa a été interpelé le 19 décembre. Jeune ouvrier de 27 ans, très peu cultivé, venant d’une paysannerie pauvre, il avait toutes les raisons d’avoir peur. Il ne connaissait pas ses droits. D’ailleurs, en avait-il ? Seule l’intelligentsia pouvait y prétendre aux yeux de la police. La Pologne communiste perpétuait les traditions féodales qui distinguaient ceux qui avaient des droits des autres, qui n’en avaient pas. Walesa voyait ses compagnons de travail assassinés, enterrés la nuit dans des sacs en plastique. C’est ce qui l’attendait, il en était convaincu. Il a donc signé un engagement comme informateur, et a pu être un mouchard pendant un certain temps [4]. Un millier de personnes ont signé de tels papiers dans ce climat de terreur. Finalement en 1976, les services de police l’ont radié de leur liste, au motif « qu’il ne montrait aucune volonté de collaborer ». C’est ce qui est écrit sur leur registre. Tout cela n’est pas nouveau. Deux historiens de l’Institut de la mémoire nationale (IPN) qui conserve les archives de l’ancien régime, l’ont établi dans un livre paru en 2008 [5]. Personne ne l’accuse d’avoir été un agent les années suivantes, notamment après 1976 lorsqu’il a rejoint les activités de l’opposition démocratique et les premiers syndicats libres.

L’obsession est de délégitimer historiquement la Pologne libre

A-t-il reconnu publiquement cette signature de 1970 ?

Oui, mais de manière assez vague. L’important, c’est qu’il l’ait dit à ses compagnons quand il a voulu adhérer en 1978, au Comité pour les syndicats libres du littoral (WZZW), et qu’il ait été accepté. Ils ont, à juste titre, considéré cet épisode « collaborateur », clos. Je tiens cette information d’Andrzej Gwiazda lui-même. Il me l’a confiée, en 1982, lorsque nous partagions la même cellule dans la prison de Białołęka.

Intéressant ! Car Andrzej Gwiazda, un des leaders de la grève d’août 1980 et l’organisateur des premiers syndicats libres, était aussi un des adversaires de Lech Walesa au sein de Solidarność. Il est depuis, un de ses principaux accusateurs.

Gwiazda estimait qu’il avait menti. Il considérait qu’avoir été une première fois sous le contrôle des services de sécurité, rendait vulnérable, qu’ils pourraient le reprendre en main, surtout à ce moment là. Nous étions en janvier 1982. Walesa était isolé, interné dans un chalet à la frontière soviétique, sous la pression des flics de la sécurité, de colonels et de généraux de l’armée. Gwiazda était persuadé qu’il nous trahirait.

Il n’a pas trahi…

Quelques jours après cette conversation, nous avons reçu une lettre secrète, apportée par un prêtre de confiance. Une lettre de Walesa, et à son initiative. Il nous disait qu’après avoir perdu une bataille on ne négocie pas avec les vainqueurs, que tout compromis serait une capitulation. Aucune concession n’était possible. Un faible ne peut s’appuyer que sur son drapeau. Ne négocions pas avec ces messieurs. Je vous rapporte la substance de ce qu’il avait écrit, car je ne crois pas que la lettre ait été conservée. Mais nous l’avons tous lue. À ce moment-là, nous le savons maintenant, les autorités voulaient l’employer dans une opération baptisée « la renaissance ». Il s’agissait de re-légaliser Solidarność en en écartant les « extrémistes », donc de lancer une organisation fantoche, de mettre Walesa à sa tête. Ce qui la rendrait crédible. Or lui, il a refusé.

Les craintes de Gwiazda ne se sont pas confirmées… Mais alors, quand est-ce que ces accusations contre Walesa sont elles apparues publiquement ?

En fait, le ministère de l’Intérieur s’est toujours intéressé à lui. Après ce refus de collaborer, les services de sécurité ont constitué une cellule spéciale, un « bureau d’études », avec pour mission de fabriquer des documents pouvant compromettre Walesa. Ça devait servir à deux opérations secrètes. L’une s’appelait « le jugement » – sous entendu par ses compagnons – et l’autre « l’ambassadeur ». Ils ont, par exemple, envoyé des pièces à Anna Walentynowicz [6], laquelle les a considérées falsifiées, comme tous les proches de Walesa contactés.

La seconde opération visait l’ambassadeur de Norvège, car la procédure d’attribution du prix Nobel de la Paix à Walesa était en cours. En 1982, un certain Eligiusz Naszkowski, ancien président de Solidarność pour la région de Piła, collaborateur de la Sécurité sous le nom de « Grazyna », a été associé à ces opérations. Les Services l’avaient déjà chargé de fonder un « comité national de la résistance [7] » clandestin, ce qu’il a fait. Sans trop de succès, car les dirigeants de Solidarność le soupçonnaient. La Sécurité l’a surtout employé dans l’opération « ambassadeur ». Devenu lieutenant des Services et se présentant comme un cadre de la clandestinité, il est allé montrer des documents à l’ambassade de Norvège. Cela a peut-être été efficace, car Walesa n’a pas reçu le Prix en 1982, mais en 1983. Peu après, cet Eligiusz Naszkowski est passé à l’Ouest. Il s’est répandu sur les ondes de Radio Free Europe, il a raconté ce que faisait ce bureau d’études. Le général Kiszczak, ministre de l’Intérieur du général Jaruzelski, est entré dans une grande fureur !

Il a convoqué le commandant des Services responsable de ce bureau, et exigé un compte rendu de ses activités. Kiszczak a donc reçu un rapport de quelques pages dactylographiées, où l’on apprenait que ce bureau n’avait pas d’autre objectif que de fabriquer les preuves d’une « prolongation de la collaboration de Bolek [Walesa] avec la SB pendant au moins une dizaine d’années », c’est-à-dire jusqu’au début des années 1980. Pour ce faire, ils ont embauché les plus habiles faussaires en écritures, et fait venir de Gdansk les pièces originales du dossier Walesa, dont la fameuse signature de 1970. Ce rapport à Kiszczak a été archivé. Walesa en a pris connaissance une fois devenu président de la République (il avait demandé de tout voir). Et lorsqu’on lui a intenté un procès en « lustration [8] », lors de la campagne électorale de 1995, il a exigé que ce document, dont il connaissait l’existence, fut versé au dossier. La Sécurité a dû le produire à la demande du tribunal. Et Walesa a gagné.

Les documents que la veuve de Kiszczak a voulu vendre, et que la police a trouvé dans ses placards, relèverait donc du même genre d’opération ?

Il est trop tôt pour le dire, car les expertises graphologiques n’ont pas encore été réalisées. Les signatures de Walesa sont douteuses. Surtout celles sur des accusés de réception d’argent. L’IPN n’aurait pas dû rendre public ces pièces avant d’en avoir vérifié l’authenticité. À mon avis ils ont cédé aux pressions politiques. En fait, sur le fond, il n’y a rien de nouveau. Ces dossiers n’apportent rien à ce qu’avaient publié en 2008 les deux historiens de l’IPN que je citais plus haut. On apprend seulement que Walesa aurait cessé de parler avec la Sécurité dès 1972-1973, qu’il avait eu des conflits avec les agents qui le sollicitaient, qu’ils l’ont radié plus tard car telle était la règle. Il fallait toujours attendre un certain temps.

Mais alors combien de temps aurait-il vraiment collaboré ?

Il me semble que le document du commandant du bureau d’études est très fiable. Je n’imagine pas qu’un officier des services de sécurité ait pu mentir à son supérieur, en plus à un général qui était aussi l’homme des services secrets dans l’armée. Kiszczak était vraiment le chef. Dans ce document il est écrit que la dernière information venue de Bolek date de 1970. La collaboration a donc été très courte. Les historiens de l’IPN qui la prolongent de quelques années, affirment que le commandant se serait trompé. En tant qu’historien professionnel, je trouve cet argument quelque peu douteux. J’y ajouterai un incident bien connu. Lorsqu’en 1978 Lech Walesa, qui avait été licencié du chantier naval, travaillait à l’usine Elektromontaz, des types de la Sécurité sont venus le voir. Ils voulaient le faire chanter, il a commencé par crier, il leur a dit à la cantonade qu’ils n’avaient aucun droit sur lui, qu’ils étaient dans l’illégalité : « Je vais vous attaquer en justice. Écrivez votre demande sur un papier, en précisant si je suis convoqué comme témoin ou comme accusé. Sans cela, je ne parle pas avec vous. » Les flics sont partis. Ils ont ensuite rédigé un rapport interne, constatant l’impossibilité de le recruter à nouveau. Lors de l’incident il était, écrivaient-ils, « très énervé et ses mains tremblaient très fort. »

Comment expliquez-vous la réapparition de cette affaire aujourd’hui ?

La sortie de ces documents par la veuve Kiszczak relève sans doute du hasard. Cette femme n’a jamais brillé par son intelligence. Mais ce hasard fut, sans aucun doute, un don du ciel pour les autorités actuelles dont l’obsession est de délégitimer historiquement la Pologne libre, c’est-à-dire la IIIe République, en démontrant que Walesa et quelques autres pères fondateurs, n’étaient que des mouchards de la Sécurité. Je ne sais pas qui ils envisagent de mettre à la place de Walesa et de Solidarność. En tout cas leur volonté de délégitimation est incontestable. C’est très passionnel. Il ne faut pas oublier que les frères Kaczynski, surtout Lech, l’ancien président, étaient de proches collaborateurs de Walesa. Les deux l’ont poussé à se présenter à la présidence de la République en 1990. Ils ont attisé une guerre au sommet contre Tadeusz Mazowiecki, le Premier ministre issu de Solidarność, nommé après les élections libres de juin 1989, et ils ont conduit Walesa à la victoire. Lech Kaczynski est devenu le président de l’équivalent de votre Cour des comptes (NIK), et Jaroslaw, le secrétaire général de l’administration présidentielle, la main droite du président. Ça n’a pas duré longtemps. La confiance s’est rompue lors de la chute du gouvernement centre-droit de Jan Olszewski (décembre 1991-juin 1992) qui avait entrepris une politique de lustration radicale et maladroite. Son ministre de l’intérieur (l’actuel ministre de la défense !) accusait Walesa d’être un collaborateur. Quand Walesa a compris qu’il y avait un lien entre cette accusation et Jaroslaw Kaczynski, il l’a immédiatement licencié de la chancellerie présidentielle.

La société polonaise est divisée entre deux camps culturellement hostiles

C’est l’époque où les Kaczynski ont constitué leur propre parti, l’Union du centre (PC), l’ancêtre de Droit et Justice (PiS). Ce fut donc un tournant ?

Oui, la guerre entre eux commence à ce moment là. Ils ont ressorti Bolek, et même brûlé une effigie de Walesa devant la résidence présidentielle ! Ils l’ont accusé d’avoir été un collaborateur, et qui sait, d’être toujours manipulé par les Services. À ce propos, je me souviens d’une déclaration de Lech Kaczynski vingt ans plus tard. C’était en 2009, lors d’une conférence à l’Académie des sciences (dont j’étais le vice-président). Quelqu’un lui a demandé ce qu’il pensait de Walesa. Et il a dit qu’à la fin des années quatre vingt – c’est-à-dire quand les deux hommes collaboraient étroitement – Walesa était l’homme de la situation, le président naturel du peuple polonais. Mais une fois élu, il a abusé de son pouvoir. Il a manipulé les services secrets et les généraux contre les ministres civils. Ce qui n’est pas faux. Walesa a certainement abusé de sa position de président pour monter des provocations contre ses opposants politiques, y compris contre Kaczynski.

On est loin de la manipulation de Walesa par les Services…

Oui. C’est pour vous dire qu’en 2009, Lech Kaczynski n’y croyait pas. Il l’accusait plutôt du contraire.

On peut donc penser que la vision promue par le PiS d’un Walesa manipulé, est une construction politique de circonstance. Elle est devenue la pierre de touche de leur narration de l’histoire des vingt-cinq dernières années. Mais qui peut croire en de telles fadaises, aujourd’hui, en Pologne ?

C’est une question difficile. D’abord, on y croit parce qu’on aime le sensationnel. Chez nous, comme chez vous, les médias adorent ça. En plus nous avons le goût des boucs émissaires, c’est un vieux modèle archaïque. Il faut trouver quelqu’un qui incarne, qui porte sur son dos nos péchés, et celui qui lancera la première pierre sera sans péché… L’inverse de l’Évangile, si j’ose dire…

En fait, la société polonaise est divisée entre deux camps culturellement hostiles, entre une Pologne des Lumières, libérale, et une Pologne du peuple. Le clivage est profond, comme une rupture entre deux mondes qui ne communiquent plus. Aucune idée, aucune information n’est partagée. Les gens liés au PiS – cette Pologne du peuple qui lui fournit son électorat – croient, comme ils croient à l’immaculée conception, que la catastrophe de Smolensk [9] était un attentat contre notre président, crime dont Vladimir Poutine et Donald Tusk seraient les co-responsables. Dans l’autre camp, cette croyance est considérée comme une psychose collective.

Ce clivage est-il ancien ?

Non, il apparaît comme une conséquence de la transformation économique et sociale de la Pologne libre, avec les dégradations sociales, l’approfondissement des inégalités. La perte de prestige de la masse considérable des ouvriers qui travaillaient dans les grandes usines tombées en faillite. Ces gens ont vu leur situation se dégrader de manière durable. Beaucoup ont émigré, d’autres multiplient les petits boulots au noir. Leur situation, et plus encore celle de leurs enfants, est précaire. Au sens qu’ils ont perdu la possibilité de monter à bord du grand navire de la transformation. Ils sont exclus du processus de modernisation de la Pologne. Ils n’ont pas accès aux études supérieures ou à une assistance médicale digne de ce nom.

Dernièrement est apparu une nouvelle catégorie d’exclus : la jeunesse. Ces jeunes éduqués à la doctrine néo-libérale dans nos écoles, convaincus qu’ils étaient les artisans de leur propre avenir, qu’ils en auraient les moyens, se retrouvent à travailler sur des contrats courts. Ce qu’ils appellent des « contrats poubelles ». Quand ces jeunes de 25/30 ans veulent fonder une famille, ou bien trouver un logement, c’est pratiquement impossible. Sans un contrat de travail de longue durée, ils ne peuvent ni s’installer, ni emprunter aux banques. Ces jeunes gens se sentent comme des parias. Et lorsque le président sortant, Bronisław Komorowski, déclarait lors de la dernière campagne électorale, « nous avons de très bons résultats, une progression formidable du PIB, de belles statistiques, etc. », il nourrissait leur colère. C’était absolument le contraire de ce qu’ils vivaient. Et ils ont couru voter pour Paweł Kukiz, un rocker démagogue, ou Andrzej Duda, le jeune candidat du PiS.

Voire pour Janusz Korwin-Mikke…

Oui, car ils ont leurs têtes gavées de notre éducation néo-libérale. Mikke est un ultra-libéral fascisant. Il est contre le système.

Mais une fois au pouvoir, ces « sauveurs » s’en prennent au fonctionnement démocratique de l’État, adoptent des lois autoritaires. Ne vont-ils pas provoquer des déceptions ?

Des jeunes ? Pas encore. Ils sont déçus du système, c’est-à-dire de la démocratie bien qu’ils ne le formulent pas ainsi. Ça ne m’étonne pas. En 2005-2007, le PiS avait tenté de construire un État policier de manière maladroite. Et il avait échoué. La société en a gardé de mauvais souvenirs. Mais avec le temps et les nouvelles générations, beaucoup ont oublié. Le PiS s’est bien préparé et au moment propice, quand l’opinion en a eu assez de la Plate-forme civique, il s’est présenté en flattant le mécontentement général. Il faut changer le système libéral, a-t-il dit.

Et il a pris ses précautions. Le PiS a commencé par éliminer la cour constitutionnelle qui peut bloquer chaque changement juridique, toutes ces lois avec lesquelles il veut échafauder cet État policier. L’étape suivante fut une purge sans précédent des médias publics et la nomination, partout, de leurs commissaires politiques. Puis vint la réforme de la justice avec la fusion des postes de procureur général (chef du parquet) et de ministre de la justice. Un seul homme possède dorénavant la compétence de « guider » l’ensemble des actions judiciaires dans le pays. Il peut ordonner à tous les procureurs d’ouvrir telle ou telle instruction. Pareille réforme eut été impossible avec une cour constitutionnelle en état de fonctionner. Ils ont également subordonné à l’exécutif le pouvoir judiciaire général.

Ce n’est ni le fascisme ni un retour au totalitarisme comme le prétendent certains. C’est le passage à un pouvoir autoritaire, et à l’arbitraire judiciaire et policier. Mais cette fois, le PiS accompagne ces mesures d’une politique sociale plus conséquente avec, par exemple, une prime pour le deuxième enfant et une augmentation du salaire horaire de base. Il promet l’abaissement de l’âge de départ à la retraite. Le ministre de l’économie a même présenté un programme de redéploiement d’une industrie purement polonaise. Ce qui plaît.

Et la dimension cléricale ?

Oui, c’est une dimension de leur nationalisme. À mon avis, l’Église polonaise ne va pas très bien en ce moment. L’époque de Jean-Paul II est révolue, même s’il reste des prêtres de grande qualité. Dans l’épiscopat, beaucoup sont sensibles aux arguments du PiS.

Comment voient-ils son alliance de fait avec Radio Maryja ?

C’est délicat. Cette radio, qui a aussi sa télévision et un journal quotidien, s’appuie sur de nombreuses paroisses. C’est devenu un mouvement social impressionnant, animé par le père Rydzyk. Quand le PiS veut organiser une manifestation de rue en sa faveur, il fait appel à ce milieu et… au syndicat Solidarność, hélas ! Mais les sympathies du père Rydzyk pour le PiS sont variables. Aujourd’hui, c’est plutôt Kaczynski qui prend un risque, il est prisonnier de cette dépendance et l’autre peut le lâcher. Quant à l’Église, elle ne s’exprime pas sur le sujet.

Dans le même temps la société réagit. On assiste depuis deux mois à une succession de manifestations organisées par le comité de défense de la démocratie (KOD). On sent une profonde indignation. Ces manifestants ne défendent pas pour autant le bilan de l’équipe gouvernementale précédente. Comment voyez-vous cette mobilisation populaire ?

Elle signifie que, malgré tout, durant ces vingt-cinq dernières années, la culture démocratique s’est enracinée en Pologne. Il existe une véritable résistance sociale à l’introduction d’un régime policier. Le KOD n’est pas un parti politique, aucun parti politique ne le domine. D’ailleurs il n’y a que deux partis d’opposition, tous deux libéraux. La Plate-forme civique qui est très affaiblie, déconsidérée et qui vient de se choisir un nouveau chef contestable. Quant à Nowoszesna [Moderne], c’est un nouveau parti avec un leader ultra libéral, certes un bon orateur, dont la politique économique n’est guère attrayante. Le KOD n’a pas vocation à se présenter aux élections. Sinon il éclatera, un peu comme Solidarność. Ce n’est cependant pas un mouvement d’ouvriers, plutôt de l’intelligentsia et des classes moyennes. Peu de jeunes, beaucoup de gens qui se souviennent de Solidarność, ce qui est important. Ils organisent de grandes manifestations jamais vues depuis 1989. Il faut noter aussi cet énorme rassemblement à Gdansk pour défendre Walesa de la diffamation. Je trouve très caractéristique qu’ils se retrouvent pour défendre ce personnage, symbole de Solidarność.

Vont-ils réussir à bloquer la mise en place de cet État policier ?

Difficile à dire. Le PiS prépare des réformes des procédures électorales, et s’il y parvient, nous aurons une Pologne autoritaire dans laquelle les mécanismes électoraux ne permettront plus de changer le gouvernent.

Ce qui suppose que le mouvement autour du KOD s’éteigne, soit défait.

Là est l’incertitude. Si les gens continuent à résister, s’ils ont l’impression d’être bafoués, que les élections sont truquées, alors nous auront des affrontements. On ne peut pas l’exclure.

* « Une véritable résistance au régime policier en Pologne ». MEDIAPART. LE BLOG DE JEAN YVES POTEL. 16 MARS 2016 :
https://blogs.mediapart.fr/jean-yves-potel/blog/160316/karol-modzelewski-une-veritable-resistance-au-regime-policier-en-pologne

Notes

[1] L’Europe des Barbares, traduit du polonais par Agata Kozak et Isabelle Macor, Aubier, 2006. Voir aussi son essai Quelle voie après le communisme ?, traduit du polonais par Laurent Rochet Charles Zaremba, Editions de l’aube, 1995.

[2] Ou SB [Służba Bezpieczeństwa], services de sécurité, c’est-à-dire la police politique du régime communiste.

[3] Le nombre exact de victimes n’a jamais été établi définitivement. Dans les années 2000, lors des procès contre les responsables de ces fusillades, les juges ont retenu 41 morts et plusieurs centaines de blessés pour Gdansk et Gdynia. Cf. Jean-Yves Potel, Scènes de grèves en Pologne, Ed. Noir sur Blanc, 2006, p.55.

[4] Lech Walesa a signé cet engagement le 21 décembre 1970.

[5] Sławomir Cenckiewicz, Piotr Gontarczyk, SB a Lech Wałęsa : przyczynek do biografii. Gdańsk : Instytut Pamięci Narodowej – Komisja Ścigania Zbrodni przeciwko Narodowi Polskiemu, 2008.

[6] Ouvrière grutière du chantier Lénine à Gdansk, Anna Walentynowicz (1929-2010), fondatrice des syndicats libres, avait été licenciée quelques semaines avant sa retraite, ce qui avait déclenché la grève d’août 1980.

[7] Ogólnopolski Komitet Oporu (OKO) fondé en janvier 1982, il a cessé ses activités en avril 1982.

[8] Procédure d’épuration de l’administration publique des anciens collaborateurs de la police politique.

[9] Le avril 2010, le président Lech Kaczynski et 95 autres personnalités politiques de toutes obédiences, périrent dans un accident d’avion à Smolensk, près du mémorial de Katyn où ils se rendaient pour le soixante-dixième anniversaire du massacre d’officiers polonais par le NKVD.

Karol Modzelewski

Militant pour les droits démocratique en Pologne lors de la mobilisation entourant Solidarnosc.

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