Édition du 21 mai 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Pourquoi les diplomates sont en grève ?

Dans notre « démocratie » pervertie par la mainmise des élites, la haute fonction publique est généralement une « zone protégée », en dehors des turbulences et des chicaneries habituelles. Au Canada, on y entre souvent (pas toujours) par la porte « d’à côté », car bien qu’il existe des concours, les liens politiques comptent beaucoup. Savez-vous par exemple que les « attachés politiques » (le personnel des ministres et députés) sont souvent « reclassés » dans les postes supérieurs de la bureaucratie après quelques années de loyaux services ? Un peu avant les élections par exemple, il y a toute une ribambelle de nominations politiques, car les élus veulent « placer » leurs fidèles au chaud, au cas où ils ne seraient pas élus !

Dans cette haute fonction publique, le saint des saints est le service diplomatique. Les postes sont extrêmement convoités et il faut non seulement du talent mais aussi du piston pour y arriver. Certes, il y a des diplomates « de carrière » qui sont montés dans le rang à la longue, mais plusieurs sont nommés par les instances politiques.

Il faut dire qu’être diplomate, c’est entrer dans un univers de privilèges. Les diplomates que j’ai connus disaient que c’est comme de gagner la loto. Économiquement, c’est très avantageux car en plus du salaire élevé et bonifié, il y a de très généreuses conditions (logements de luxe payés, services divers, l’école pour les enfants, et j’en passe). À côté de l’aspect économique, la fonction apporte du prestige, ainsi que de précieux contacts avec les hauteurs de l’État et les nombreuses entreprises qui rôdent autour du Ministère des affaires extérieures et de l’ACDI pour attraper des contrats. Plusieurs diplomates s’interdisent d’entrer dans ces magouilles, néanmoins, les « histoires » ne sont pas rares.

Alors compte tenu de ces réalités, il faut vraiment qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire à Ottawa pour que les diplomates soient en grève ! Je ne pense pas que cela est arrivé dans un autre pays « normal ». Qu’est-ce qui se passe ?

Depuis 2006 mais surtout depuis 2011, l’appareil bureaucratique vit dans une crise larvée à Ottawa. Des amis de l’ACDI et du Ministère des affaires extérieures me disent qu’ils se sentent comme des Palestiniens sous l’occupation ! La marge de manœuvre qui existait avant est réduite à presque zéro. Dans plusieurs ministères, des bureaucrates senior sont payés à ne rien faire, ou à accomplir des tâches qui sont très en-dessous de leur compétence, parce que les ministres, et souvent derrière, le puissant « PMO » (bureau du premier ministre), prennent toutes les décisions, et en plus en cachette. L’ensemble du processus décisionnel est réorganisé de façon à marginaliser la fonction publique.

Les raisons de cette « révolution » sont multiples. D’abord, cet appareil bureaucratique n’est pas « fiable » pour Harper. Il est surtout le produit des gouvernements libéraux précédents et il est donc coloré politiquement. Je ne veux pas dire par là que tous les hauts fonctionnaires sont libéraux (il y en a beaucoup qui sont partisans du NPD et même du Bloc). Mais personnellement, je n’en ai jamais rencontrés qui étaient des fans du néoconservatisme de Harper. Sous le règne de Mulroney (avant les Libéraux de Jean Chrétien), le gouvernement « progressiste-conservateur » avait viré à droite, mais pas de la même façon, et en évitant de clasher avec la fonction publique.

Avec Harper, tout a basculé.

Autre raison, la fonction publique fédérale ne fait pas vraiment partie du « plan d’affaires » de Harper. Son idée est de « dégrossir » l’appareil en réduisant au strict minimum les fonctions de régulation dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’environnement, de la culture. Franchement, le noyau dur du pouvoir à Ottawa rêve du jour où ils pourront fermer Radio-Canada, Environnement-Canada et le reste d’une bureaucratie qu’ils n’ont pas à la main et en plus qui est à leurs yeux « inutile ». Maxime Bernier dans son idéologie libertarienne de pacotille a l’honnêteté de dire tout haut ce que les autres pensent tout bas, « le gouvernement, c’est un parasite ». La suppression de 14 000 postes dans la fonction publique depuis 2012 reflète cette tendance que tout le monde connaît à Ottawa, nonobstant son orientation politique. Voici un gouvernement qui fondamentalement « veut notre peau », c’est ce que pensent les fonctionnaires, quel que soit leur rang.

Troisième raison qui explique l’agressivité actuelle du gouvernement, les employéEs de la fonction publique, en général, ne savent pas se battre. Il faut dire qu’avant Harper, ils ont eu des conditions relativement privilégiées, notamment au niveau du salaire. Mais au-delà des questions économiques, la fonction publique est « dressée » à dire oui-chef-merci-chef. Des bureaucrates, par ailleurs compétents et intelligents, me disaient que leur premier mandat, la chose la plus importante qu’ils ont à faire, est de défendre « leur » ministre. C’est grave, car cela implique une culture de l’omerta, et pire encore, une manière de voir et de faire qui contredit l’esprit du service public. En anglais, je trouve l’expression « public servant » beaucoup plus juste que celle qu’on utilise en français, « fonctionnaire ». Mais en réalité, la mentalité est qu’avant d’être un « public servant », on est un « master servant ». On imagine les abus qui découlent de cela.

Parallèlement, une mentalité servile prédomine. Comme quoi habituellement, on se ferme la gueule. Il y a heureusement des exceptions, comme ces fonctionnaires d’Agriculture-Canada qui ont tiré l’alarme contre des produits nocifs de la multinationale Monsanto que le ministère avait approuvés en dépit d’études très probantes. Assez souvent, la tactique des gens qui ont des principes dans la fonction publique est de « couler » l’information auprès de journalistes. C’est grâce à eux que bien des scandales sont révélés.

Aujourd’hui cependant, la situation s’aggrave. La lutte à finir entre Harper et la fonction publique est réellement menaçante. Il n’est donc pas surprenant qu’en majorité, les fonctionnaires fédéraux du côté de l’Outaouais ont voté contre Harper, pour le NPD en fait. Ils et elles ont entendu l’appel de leur ex- présidente syndicale, Nycole Turmel (qui a dirigé l’Alliance de la fonction publique du Canada pendant plusieurs années) et qui siège maintenant à la chambre des communes. Peut-être que cela peut aller quelque part.

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