Édition du 14 mai 2024

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Charte des valeurs québécoises

Prendre la mesure des défis posés par les pressions à la fracturation ethnique de la société québécoise

La première démarche vers l’émancipation, c’est affirmer qu’il y a un seul Québec, que toutes les personnes qui vivent au Québec sont des QuébécoisEs. Cela ne signifie pas que les sentiments nationaux sont d’emblée partagés. Mais, il n’y a pas de conditions préalables mises à ce partage. Il n’y a que des expériences existentielles et de combat pour l’égalité qui constituent les conditions de l’intégration à un bloc social national.

Il faut éviter de diviser le Québec entre un "nous" défini sur une base généalogique et culturelle et un "eux" qui en serait exclu. Partir sur cette base, c’est créer les conditions de l’approfondissement des divisions ethniques au sein de la société québécoise. Plus, c’est jeter ces divisions en pâture aux forces fédéralistes qui sauront bien les instrumentées. La société québécoise doit se définir non pas comme un "nous" dont la substance se construit autour de certaines valeurs partagées. La nation québécoise est au contraire, un société en mouvement et en redéfinition. Elle n’est pas une société canadienne-française qui plaçait la religion en son centre. Elle se construit par l’apport de tous et de toutes par un processus de co-intégration reflétant le nouveau contexte dans lequel toutes les personnes de la société sont appelées à vivre.

A. Les processus de fracturation ethnique de la société québécoise, un danger important pour une politique de l’émancipation

La catégorisation de sous-ensembles de la société est un processus normal, mais porteur de nombreux dangers. La catégorisation rapide et superficielle de groupes en fonction de leur religion est un biais de plus en plus fréquent. Il s’inscrit dans un contexte international précis : celui de la volonté de reconquête du Sud par les grandes puissances pour avoir accès à leurs richesses et à leur marché d’une part et celui de la résistance des peuples du Sud qui trouvent des expressions très diverses y compris religieuses d’autre part.

La guerre contre le terrorisme islamiste, la guerre des civilisations, devient le discours omniprésent. L’oligarchie dominante est bien aise de présenter sa volonté de reconquête du monde, sous les aspects de la lutte pour les lumières et la civilisation, rejouant, les cartes qu’elle avait déjà jouées au moment de la colonisation. Que des peuples dominés, comme les QuébécoisEs, acceptent de jouer dans cette partie truquée montre que la politique de division joue à plein et que les peurs sont des instruments politiques dont n’hésitent pas à se servir les dirigeants des grandes puissances et les éléments nationalistes de l’oligarchie.

C’est dans ce contexte que les Arabes au Québec ne sont plus des Tunisiens, des Algériens, des Marocains ou des Libanais...Ils-elles sont devenus des musulmans. Même les Perses, les Turcs ou les membres des autres nations d’Orient sont définis par la religion, par l’islam quand ce n’est pas par l’islamisme qui est un courant politique intégriste. Ces jugements de valeur ne visent pas à jeter un regard réfléchi sur la réalité complexe du monde, mais de définir ce monde, ces autres, comme différents de soi, différents du nous québécois. Ces jugements ont tendance à exagérer les différences entre les groupes de la société québécoise et à définir les groupes ethniques minoritaires en blocs monolithiques. On procède par amalgame : un pratiquant de l’islam, devient un islamiste (c’est-à-dire un intégriste), et un intégriste a le sombre dessein de faire triompher ses valeurs dans la société qui l’accueille. Que nombre de personnes en provenance de pays musulmans ne soient pas pratiquants, qu’ils se définissent à leur arrivée d’abord à partir de leur nation d’origine, cela ne pèse pas lourd dans les discours.

Non seulement sont-ils différents du nous québécois, mais ils sont dangereux prétend-on, car ils sont porteurs d’une possible régression sociale. C’est ainsi que les femmes musulmanes portant un foulard deviennent, automatiquement, qu’elles le soient ou non, des intégristes, des soldates du patriarcat. De plus, la société québécoise devient dans ces discours une société de l’égalité entre les hommes et les femmes. La domination patriarcale n’existerait que dans les minorités ethniques, elle serait inexistante dans la société majoritaire... L’inégalité salariale, l’inégalité dans les distributions du pouvoir politique et économique, la violence faite aux femmes... toutes ces réalités n’empêchent pas de ne voir la présence du patriarcat que dans les minorités ethniques.

Voilà comment les processus de fracturation ethnique de l’ordre social contribuent à la production de divisions, d’inégalités et au développement de la méfiance focalisée sur les différences culturelles. Cette fracture ethnique a ces conséquences politiques. Au Québec, elles sont particulièrement importantes pour un mouvement souverainiste, qui, engoncé dans un nationalisme étroit, s’avère totalement incapable d’y faire face et de déterminer les voies de l’abaissement de ces barrières ethnoculturelles. Pourtant, celui-ci est essentiel au renforcement du combat indépendantiste lui-même. Laisser se développer cette logique de fracturation ethnique de la société québécoise, au nom d’une laïcité falsifiée qui attribue aux immigrantEs et à leurs enfants les causes d’une possible régression sociale, c’est s’enfoncer dans une impasse, développer notre impuissance comme peuple de devenir attractif et gommer le potentiel libérateur et émancipateur de son combat.

B. L’unité populaire passe par un combat systématique contre toutes les discriminations.

L’intégration à la société québécoise ne se fera pas à coups d’ultimatums. Il est un processus long et complexe. Il implique des redéfinitions identitaires, des expériences communes, des reconnaissances des apports des différentes composantes de la société. Lorsque les vertus et la modernité sont placées d’un seul côté, lorsque la régression et l’obscurantisme sont attribués à des sous-secteurs entiers de la population, la majorité participe à la fermeture communautaire et à la dévalorisation vécue chez les minoritaires. Cette dévalorisation peut amener les minoritaires à recréer et reconsolider les cultures stigmatisées.

Si nous ne voulons pas favoriser le rehaussement des frontières ethniques au lieu de leur abaissement, il faut éviter les attitudes, les propos, les gestes qui stigmatisent des minorités, qui les jugent non sur leurs pratiques réelles, mais à partir de stéréotypes qui relèvent davantage de la caricature que de la compréhension de la diversité. Ces attitudes ne mettent pas de l’avant la reconnaissance de leurs apports à la société québécoise, reconnaissance essentielle à une unité véritable.

L’intégration dans la société passe d’abord par une intégration socio-économique sur une base égalitaire. Cela signifie une insertion non discriminatoire à l’emploi, le refus de la création de ghettos d’emplois surexploités où les emplois les plus pénibles, les moins rémunérés et les plus précaires sont souvent le lot de travailleuses ou de travailleurs immigrés. Cette intégration socio-économique passe également par le refus de la discrimination à l’embauche qui fait que le taux de chômage est souvent plus considérable chez certaines minorités visibles. L’exemple typique est bien celui des femmes noires qui ont le taux de chômage le plus élevé au Québec. Cette intégration passe également par des actes concrets sur les lieux de travail contre les discriminations, les vexations et les injustices qui touchent les plus précaires, qui sont souvent immigrées. Cela signifie également la reconnaissance des acquis et le refus de la déqualification systématique basée sur la non-reconnaissance des formations acquises dans les pays d’origine. Ce sont là des réponses essentielles aux inégalités multiples et croisées.

L’intégration a aussi une dimension politique. Au Québec et au Canada, cette dimension rend le processus d’intégration particulièrement complexe et difficile. Depuis la montée du nouveau mouvement indépendantiste, les autorités fédérales ont fait des immigrantEs un enjeu politique. Ils ont fait de leur reconnaissance, un instrument de dénégation de la nation québécoise, un instrument de son affaiblissement, de son isolement. Les réponses apportées par les indépendantistes aux divisions entretenues dans la société québécoise par les autorités fédérales ont été diverses, mais surtout défensives engendrant des méfiances réciproques. Au lieu d’être proactifs pour la reconnaissance des droits politiques des personnes immigrantes, les souverainistes sont apparus, plus souvent qu’à leur tour, comme multipliant les obstacles à la reconnaissance de ces droits politiques. Pourquoi ne pas accorder très rapidement, le droit de vote dans les municipalités et les commissions scolaires aux personnes résidentes et cela avant même, l’obtention de la nationalité canadienne ? Pourquoi ne pas exiger que le temps de résidence soit réduit afin de permettre l’obtention du droit de vote, et d’éligibilité à toute une série de postes pour les immigrants ? Si on ne voit dans cette reconnaissance de droits politiques une cause de l’affaiblissement de notre propre émancipation nationale ou sociale, c’est une preuve qu’on a renoncé à gagner la vaste majorité de la société à notre projet national.

C. Développer des virtualités universelles des identités... porteuses de solidarité

Tous les peuples ont dans leurs traditions des acquis qui nous permettent d’élargir la richesse de notre expérience du monde : musique, littérature, architecture, expériences de luttes contre les éléments multiples et diversifiées. La culture que nous nous sommes attelés à construire doit se baser sur tous ces acquis. Ce que nous sommes aujourd’hui, ce que nous serons demain, est en grande partie lié au processus de métissage culturel que notre ouverture sur le monde nous permet de réaliser. Les valeurs de solidarité, de coopération, de partage, d’égalité sociale et de genre, de démocratie se définissent par leur opposition aux attitudes de cupidité, de thésaurisation et de prédation et d’accaparement de tous les pouvoirs sont le propre des classes exploiteuses des différentes nations. La vaste majorité de la nation québécoise est formée par les classes subalternes. La formation d’une nouvelle identité nationale, son élargissement, passera par un refus clair et précis de laisser définir notre réalité nationale par une oligarchie qui fait ses choux gras de la domination et de la corruption.

Tant que la définition du projet national du Québec restaura aux mains d’un secteur de la bourgeoisie québécoise, ce projet mettra de l’avant des objectifs qui iront à l’encontre des intérêts de la majorité. Il nous fera miroiter les espérances de partager la table des grands dans les sommets économiques ou notre participation dans les clubs select. Il appellera à l’association ou au partenariat avec les oppresseurs de la nation dans des formes dévoyées de la souveraineté nationale. Le secteur nationaliste de la classe dominante du Québec ne pourra jamais unir la nation québécoise, sa majorité populaire autour de la défense de ses intérêts. Car, ce secteur nationaliste, le péquisme au pouvoir, se refuse de favoriser l’expression de la souveraineté populaire pour définir un projet de pays. Seules les classes dominées de la société québécoise ont intérêt à unifier l’ensemble des composantes ethniques de cette société en une nation aspirant à son émancipation nationale et sociale.

D. La laïcité et sa falsification

Quelle est donc la place de la laïcité dans cette problématique complexe ? La laïcité est un héritage important. Pour limiter la fermeture communautaire et favoriser l’intégration, s’attaquer à quelques signes vestimentaires distinctifs risque de produire le contraire de l’effet escompté. Comme l’écrit Poulat, la laïcité est une “politique de pacification par le droit” [1] Elle permet d’assurer la liberté de conscience par la séparation et la neutralité de l’État. Mais la laïcité ne se définit jamais sur un mode qui nie son inscription dans l’histoire d’une société donnée. Et la définition que nous lui donnons aujourd’hui doit favoriser cette unité citoyenne et non exacerber les divisions existantes. Le combat laïque est une dimension du combat pour l’unité citoyenne. Lorsque la laïcité devient un instrument de démarcation identitaire et d’approfondissement des divisions, elle se transforme en son contraire, c’est pourquoi, il faut juger la laïcité à ses fins avant de la juger sur ses moyens. Il faudra y revenir.


[1Jean Baubérot, Laïcités sans frontières, Seuil 2011, p.308

Bernard Rioux

Militant socialiste depuis le début des années 70, il a été impliqué dans le processus d’unification de la gauche politique. Il a participé à la fondation du Parti de la démocratie socialiste et à celle de l’Union des Forces progressistes. Militant de Québec solidaire, il participe au collectif de Gauche socialiste où il a été longtemps responsable de son site, lagauche.com (maintenant la gauche.ca). Il est un membre fondateur de Presse-toi à gauche.

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