Édition du 23 avril 2024

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Écosocialisme

Production, travail et crise écologique

La relation humanité-nature est la cause de la crise présente qui, en plus de détruire d’innombrables richesses naturelles, expose l’humanité à des menaces existentielles. La petite musique sur « les-pauvres-qui-font-trop-d’enfants » sert très clairement à détourner l’attention du fait que ce sont les riches (du Nord et du Sud) qui créent la catastrophe climatique. Le travail prend des formes particulières selon les modes sociaux de production. Face à la crise climato-écologique, on ne peut mener la bataille qu’en rendant au travail son caractère d’activité sociale productrice de valeurs d’usage pour satisfaire des besoins humains réels (par opposition aux besoins humains aliénés par le capital productiviste/consumériste).

28 avril 2023 | Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières

« Produire » signifie « faire apparaître », « faire naître ». La nature produit, la biosphère en particulier produit. On peut cependant, au sein de la nature, distinguer une production spécifiquement humaine. Elle se caractérise par cinq traits principaux :

1°) Homo sapiens identifie des ressources dans son environnement, les prélève et les transforme pour satisfaire ses besoins par le biais de choses qui, sans son action, n’apparaîtraient pas spontanément.

2°) L’espèce humaine entretient avec le reste de la nature une relation médiée par une activité spécifique - le « travail » ; cette activité met en œuvre des outils.

3°) Le cerveau ajuste constamment le travail à son objectif, en évalue le résultat, et développe sa productivité par de nouveaux outils et/ou de nouvelles formes d’organisation ; dans ce processus, de nouveaux besoins apparaissent.

4°) L’espèce étant sociale par nature, le travail est d’emblée social, ce qui suppose des rapports sociaux, une communication et des formes sociales d’organisation.

5°) L’évolution du processus de travail explique en dernière instance celle des formes sociales, dont les grands traits permettent de distinguer des modes historiques de production de l’existence.

Il va de soi que la production humaine a émergé de la production naturelle comme fruit des mécanismes de l’évolution. C’est pourquoi des traits mentionnés ci-dessus existent sous une forme embryonnaire dans le reste de la nature : certains animaux créent des outils ; certains insectes vivent en sociétés basées sur une division des tâches ; etc. Cependant, le langage, le perfectionnement constant de la productivité du travail et l’enchaînement de modes historiques de production sont des traits spécifiquement humains. Homo sapiens « produit sa propre existence sociale » comme disait Karl Marx. L’espèce humaine fait évidemment partie de la nature, mais elle y occupe une position très particulière. Le généticien Alain Prochianz estime que nous sommes à la fois dans la nature et hors de celle-ci. [1] La formule est paradoxale mais elle focalise l’attention sur la relation humanité-nature, et nous avons besoin de cette focalisation pour penser « la crise écologique ».

Nous en avons besoin parce que la perturbation grave de la relation humanité-nature est la cause de la crise et que celle-ci, en plus de détruire d’innombrables richesses naturelles, expose l’humanité à des menaces existentielles. Les scientifiques ont identifié neuf paramètres de la soutenabilité de notre espèce sur Terre. Des limites relatives ont été déterminées pour chacun de ces paramètres. Elles sont franchies dans six cas sur neuf (concentration en gaz à effet de serre, déclin de la biodiversité, pollution atmosphérique, empoisonnement par de « nouvelles entités » chimiques, dégradation des sols, excès de nitrates et de phosphates dans les eaux). L’état de la couche d’ozone stratosphérique est le seul paramètre par rapport auquel les gouvernements ont pris des mesures qui ont amélioré la situation. Les deux derniers paramètres sont les ressources en eau douce et l’acidification des océans. Il est probable que leurs limites relatives sont en train d’être franchies également. Exemple : du fait de l’acidification, selon le GIEC, 95% des massifs coralliens mourront au-delà de 1,5°C de réchauffement… or, ce seuil sera atteint dans moins de 10 ans. Que feront alors les dizaines millions de gens dont l’existence dépend de la richesse de ces massifs ?

La montée angoissante de la catastrophe écologique tend à faire le jeu de certaines pseudo-explications essentialistes : la production humaine serait destructive par essence, nous serions donc trop nombreux sur Terre. On ne peut évidemment nier le fait qu’Homo sapiens a un empreinte écologique spécifique, supérieure à celle d’autres espèces : nous nous vêtons, nous nous logeons, nous préparons nos aliments, nous construisons des machines pour nous déplacer et pour communiquer entre nous… La démographie n’est pourtant pas la cause de la destruction en cours. Selon le dernier rapport du GIEC (AR6), les 3 à 3,5 milliards d’êtres humains qui subissent le plus les impacts des changements climatiques sont précisément ceux qui portent le moins de responsabilité historique dans les émissions (une bonne part n’en porte même pas du tout !) Le 1% le plus riche de l’humanité émet plus de CO2 que les 50% les plus pauvres. La petite musique sur « les-pauvres-qui-font-trop-d’enfants » sert très clairement à détourner l’attention du fait que ce sont les riches (du Nord et du Sud) qui créent la catastrophe climatique. A coups de jets privés, de voitures de luxe, de palaces pharaoniques, de consommations ostentatoires… et d’investissements productivistes en tant qu’actionnaires motivés par le seul profit. En bref : les théories essentialistes cherchent à cacher les causes sociales de la crise. Elles font le jeu de l’extrême-droite raciste et des politiques barbares de refoulement des migrants.

Ces causes, quelles sont-elles ? Pourquoi la relation entre humanité et nature est-elle perturbée au point de menacer l’une et l’autre ? Puisque Homo sapiens produit son existence sociale par le truchement du travail, c’est forcément à ce niveau qu’il faut chercher la réponse. Ce faisant, il s’agit d’éviter une variante de la pseudo-explication essentialiste : ce n’est pas le travail en soi qui explique la destruction écologique, mais la forme historique qu’il a prise au cours de l’histoire récente. On le démontre aisément : la plupart des scientifiques considèrent que nous sommes passés de l’Eocène à l’Anthropocène. Selon eux, les trois marqueurs de ce changement d’ère sont la chute de la biodiversité, la prolifération de nucléides radioactifs et la montée du niveau des océans. Or, ces marqueurs ne commencent à imprimer leur empreinte géologique qu’après 1945. La question « quelles sont les causes sociales de la crise écologique » débouche donc sur une autre : quel est le changement qui a affecté le travail au cours de l’histoire récente, et en quoi ce changement explique-t-il l’explosion de la catastrophe écologique dans la seconde moitié du XXe siècle ?

Les cinq traits distinctifs énumérés au début de cette contribution s’appliquent au travail humain en général. Mais le travail prend des formes particulières selon les modes sociaux de production. En gros, pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, ces formes ont été déterminées par le fait que le travail avait pour fonction unique ou principale de produire des valeurs d’usage (des utilités visant à satisfaire les besoins humains). Or, ce n’est plus le cas : le travail, aujourd’hui, vise à produire des marchandises (des valeurs d’échange) pour le profit d’une minorité propriétaire des moyens de production, qui accumule de l’argent en exploitant le travail et en pillant les ressources.

Cette situation est le produit d’une longue transition au cours de laquelle l’opération économique qui consiste à « vendre pour acheter » a été remplacée par l’opération économique qui consiste à « acheter pour vendre ». Le point clé ici est que « acheter pour vendre » n’a de sens que si la somme d’argent rapportée par la vente est plus grande que la somme d’argent dépensée lors de l’achat. La différence constitue la « plus-value ». Cette plus-value à son tour n’a de sens que si elle est réinvestie pour rapporter encore plus de plus-value. Du coup, le but concret de l’échange - satisfaire un besoin - est supplanté progressivement par un but abstrait - accumuler de l’argent. C’est la définition du capital : une somme d’argent qui cherche à devenir plus d’argent. Il saute aux yeux que ce capital vise inévitablement à produire toujours plus, ce qui implique aussi de consommer toujours plus. Ce mode de production est productiviste (et consumériste) par nature.

D’abord cantonnée au commerce à longue distance et à la finance, la dynamique productiviste du capital a pris de l’ampleur et de la profondeur au cours de l’histoire. Une étape décisive a été franchie lorsque la force de travail est devenue marchandise. Cette marchandisation a été imposée par l’appropriation des moyens de production : les populations paysannes chassées de la terre ont été contraints de travailler pour les propriétaires, en échange d’un salaire. Ainsi, par une longue transformation, commencée au XVe siècle, le capital a débordé de plus en plus la sphère du commerce pour s’emparer de celle de la production. Du coup, les bases sociales étaient jetées pour que tout, absolument tout, devienne marchandise. Avec la Révolution industrielle, entamée à la fin du XVIIIe en Angleterre, le capital boulimique s’est marié aux énergies fossiles, grâce auxquelles il a conquis la Terre entière. Voilà comment, en moins de deux siècle, le productivisme capitaliste a changé la face du monde et amorcé la catastrophe écologique globale qui grandit autour de nous.

Cette catastrophe ne peut plus être évitée. Tout au plus peut-on tenter d’empêcher qu’elle se transforme en cataclysme. Mais ce n’est possible qu’en sortant de la logique productiviste, donc en émancipant le travail de la contrainte du capital. Le problème est que cette logique organise aujourd’hui l’activité de l’immense majorité de la population mondiale. Privée de toute autonomie, celle-ci dépend entièrement de la vente de sa force de travail pour vivre. La question stratégique majeure de la lutte écologique est donc une question sociale, qui se formule comme suit : comment soustraire le monde du travail à la contrainte capitaliste du profit ? Le problème est d’autant plus épineux que le monde du travail est sur la défensive et qu’il ne suffit plus d’arrêter la croissance capitaliste : la catastrophe a pris une telle ampleur qu’une décroissance globale de la production matérielle et des transports est devenue indispensable, notamment pour maintenir le réchauffement sous la barre du 1,5°C, comme décidé lors de la COP21, à Paris. Comment entraîner dans ce combat des travailleurs et travailleuses rongé.e.s par l’individualisme, poussé.e.s sur la défensive par 40 ans de néolibéralisme brutal, et qui craignent - à juste titre ! - que la soi-disant « transition énergétique » capitaliste se fasse aux dépens de leur emploi et de leur salaire ? That’s the question…

Les « Soulèvements de la Terre » ne sont pas une exception française. Ces dernières années ont vu des luttes radicales se développer un peu partout contre la destruction écologique capitaliste [2]. A de rares exceptions près, les travailleurs, travailleuses et leurs organisations syndicales en sont absents. Ces luttes sont portées par la jeunesse, par les peuples indigènes et par les petits paysans - en particulier par les femmes, en première ligne dans ces trois groupes sociaux. En s’unissant, ces composantes peuvent créer des rapports de forces et, dans certains cas, faire reculer les capitalistes et les gouvernements à leur service. Mais la bataille ne peut être gagnée en définitive qu’en rendant au travail son caractère d’activité sociale productrice de valeurs d’usage pour satisfaire des besoins humains réels (par opposition aux besoins humains aliénés par le capital productiviste/consumériste).

Le « capitalisme vert » est une duperie. Arrêter la catastrophe requiert au contraire l’abolition du capitalisme. Cette nécessité est comprise par de plus en plus de gens. L’anticapitalisme est une boussole stratégique. Sur cette base, les mouvements écologistes radicaux doivent tenter d’articuler leur radicalité légitime et des démarches visant à entraîner des secteurs du monde du travail dans une lutte commune pour un projet de société à la fois social et écologique. Schématiquement, ces démarches comportent deux aspects :

• premièrement, un soutien systématique aux travailleurs et travailleuses en lutte pour leurs revendications sociales, car c’est seulement dans les luttes qu’une conscience écosociale commune à tous les mouvements sociaux peut se développer ;

• deuxièmement, l’invention de revendications répondant à la fois aux besoins sociaux et écologiques, telles que, par exemple, la réduction radicale du temps de travail sans perte de salaire, la socialisation de l’énergie ainsi que du crédit, et l’extension de la gratuité.

La difficulté est énorme, mais il n’y a pas d’autre voie. La droite en crise de légitimité glisse de plus en plus vers l’extrême-droite, notamment en désignant démagogiquement les activistes de l’écologie radicale comme des ennemis de l’emploi et du niveau de vie, voire comme des « écoterroristes », « wokistes » de surcroît. Elle espère ainsi attirer des électeurs des classes populaires, pour encore mieux les soumettre à ses politiques antisociales. Trump, Darmanin, Bouchez sont quelques exemples de ce dangereux phénomène. Pour leur faire barrage, une stratégie écosocialiste est indispensable.

Daniel Tanuro
P.-S.

• Contribution écrite pour la revue du SITO (Students in Transition Office) de l’Université Libre de Bruxelles.
Notes

[1] Alain Prochianz, « Singe toi-même », Odile Jacob ed.

[2] Pour un aperçu, voir l’ouvrage que j‘ai coordonné avec Michaël Löwy, « Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le vert et le rouge », Ed. Textuel, Paris, 2021.

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