Édition du 23 avril 2024

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Planète

Qu’est-ce que la dette écologique ?

On entend souvent parler de cette notion selon trois visions des choses : 1. La dette écologique que nous aurions envers les générations futures pour les dégâts environnementaux que nous leur laissons ; 2. La dette écologique que nous aurions envers la planète, souvent représentée par une date dans l’année à partir de laquelle nous vivons « à crédit » car la terre a épuisé sa capacité à absorber notre empreinte écologique |1| ; 3. L’idée selon laquelle ce qu’on nomme le développement des pays du Nord n’a pu, depuis la colonisation de l’Amérique, se faire uniquement sur base des ponctions naturelles et humaines des pays du Sud.

tiré de : [CADTM-INFO] BULLETIN ÉLECTRONIQUE - Jeudi 12 octobre 2017

C’est cette idée, apparue dans les années 90 sous l’impulsion d’ONG sud-américaines, que va s’approprier notamment le CADTM, comme contrepoids à la dette financière, inversant de la sorte la relation créanciers-débiteurs.

Des origines lointaines

Selon cette dernière conception, la dette écologique prend son sens à partir de 1492, date à laquelle les puissances européennes vont « découvrir » le monde. Au-delà, cette date marque en fait le début de ce que d’aucuns appellent la mondialisation , à savoir l’intégration progressive de l’ensemble de la planète à un système économique dominant, le capitalisme. Extermination, colonisation, dépossession des terres, ethnocide et christianisation forcée seront les moyens mis en œuvre pour soumettre des populations entières à cette nouvelle logique. Si les impacts sociaux du colonialisme ont déjà été fréquemment soulignés, il n’en est pas de même pour les effets que celui-ci a eu sur les milieux naturels. Pourtant, dès le début, l’expansion du capitalisme à l’échelle planétaire a engendré des bouleversements écologiques sans précédent, tant du point de vue local que global.

Si une partie de ces derniers l’ont été bien malgré les instigateurs de l’expansion européenne (pensons aux transferts de plantes, d’animaux et de maladies entre les différents continents) |2|, l’imposition d’un modèle productiviste et capitaliste va être à la source d’un désastre écologique dont les conséquences se font sentir jusqu’à aujourd’hui. C’est en effet à cette époque que va débuter un processus de production sans limite, si ce n’est l’accumulation elle-même. Concrètement, cela va se traduire par l’imposition au Sud de monocultures impossibles à cultiver dans les régions tempérées du Nord ainsi que par l’exploitation jusqu’à épuisement des ressources minières et forestières des pays colonisés. Cette exploitation, qui sera un des facteurs du décollage économique de l’Europe, va entraîner dans les régions concernées un épuisement des sols, la destruction de l’habitat et la disparition d’espèces, une déforestation massive ainsi qu’une vulnérabilité accrue aux aléas climatiques.

On retrouve déjà cette constatation sous la plume d’Eduardo Galeano au sujet de la canne à sucre : « Le sucre a détruit le nord-est du Brésil. Cette région […] naturellement propice à la production alimentaire, elle est devenue région de famine. […] Tout fut sacrifié sur l’autel de la monoculture de la canne » |3|. Par la suite, l’industrialisation des régions du Centre va encore accroître l’exploitation à la fois des peuples colonisés mais également de leurs écosystèmes. Caoutchouc, minerais, bois tropicaux, pétrole, autant de produits indispensables à notre société de surconsommation que l’on va imposer comme base aux économies de ces pays. Les cinq derniers siècles de pillage portent ainsi en eux les germes de l’effondrement écologique global que nous connaissons.

Dette écologique et réchauffement climatique

On constate depuis peu un certain regain d’intérêt pour le concept de dette écologique car il fournit une analyse pertinente pour comprendre le réchauffement climatique ainsi que l’impasse des négociations autour de ce problème. Quand on analyse la première cause de ce réchauffement, à savoir l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, on ne peut que se rendre compte qu’une première augmentation (à partir du milieu du XIXe siècle) coïncide avec l’industrialisation de l’Europe, des États-Unis et un peu plus tard du Japon. À cette époque, le reste du monde, pour une bonne partie encore sous domination coloniale, reste totalement exclu des machines et transports fonctionnant grâce à la combustion de charbon. Par la suite, l’âge du pétrole ainsi que l’explosion exponentielle de ces émissions (après 1950) correspondent à la généralisation dans les pays du Nord de la voiture individuelle, d’une agriculture industrielle et d’une consommation de masse débridée, le tout toujours basé sur l’exploitation du tiers monde.

Par conséquent, du point de vue de l’accumulation de CO2 |4|, ces pays ont une écrasante responsabilité dans le réchauffement global, contrairement à l’argument très en vogue actuellement selon lequel la Chine serait le premier émetteur de gaz à effet de serre |5|. Facteur aggravant, de par leur vulnérabilité naturelle et économique, tout le monde s’accorde à dire que les effets des changements climatiques seront (sont déjà ?) bien plus nombreux et dévastateurs dans les pays du Sud. En bref, on ne peut dissocier la question de ce que d’aucuns nomment l’injustice climatique de l’échec flagrant des COP successives qui, malgré de grands effets d’annonce, ne remettent jamais en causes les logiques mortifères qui guident notre monde.

Une dette qui se creuse de jour en jour

Bien que de nombreux pays connaissent l’émergence de classes moyennes adoptant le mode de vie énergivore occidental, force est de constater que les émissions par habitants des pays du Premier Monde sont toujours largement supérieures à celles des pays du Sud. La dette écologique se creuse par conséquent de jour en jour, et ce d’autant plus qu’elle s’accompagne d’autres nuisances tout aussi importantes. Parmi celles-ci on peut notamment relever les externalités de notre mode de production, lesquelles sont notamment liées à l’exploitation des matières premières indispensables au fonctionnement de notre économie. Ainsi, l’exploitation de mines, puits de pétrole ou terres agricoles par des entreprises multinationales se fait généralement dans un contexte de destruction écologique considérable, en atteste la situation dans le delta du Niger ou dans les innombrables monocultures agricoles d’Indonésie ou d’ailleurs.

Dans de nombreux cas, cette surexploitation de la nature vise à fournir des devises qui serviront au remboursement de la dette financière des pays du tiers monde. En outre, l’ouverture des frontières permet également la délocalisation d’industries polluantes dans des pays dans lesquels les normes de pollution sont bien moindres voire inexistantes. Cette mondialisation néolibérale permet ainsi aux grandes entreprises de contourner toute législation contraignante non seulement en termes de conditions de travail mais également de règles environnementales. Le paroxysme est sans doute atteint par l’exportation de déchets divers, des anciens ordinateurs aux navires en fin de vie en passant par les résidus miniers, vers les pays les plus pauvres afin d’éviter des coûts de traitement et de recyclage portant atteinte au bénéfice de ces grands groupes.

Mettre un terme à la dette écologique

Si le concept de dette écologique est indissociable de la grille de lecture Nord-Sud, il doit pour autant la dépasser, notamment en analysant les choses sous l’angle des classes sociales. Ainsi, loin d’être des blocs homogènes, Nord et Sud renferment en leur sein des rapports de domination et d’exploitation dans lesquels les populations les plus démunies subissent davantage les externalités de notre mode de production et de consommation, par ailleurs largement imposés par les classes dirigeantes, au travers de politiques économiques prédatrices. La dette écologique doit ainsi nous faire prendre conscience de l’incapacité de notre système économique à perdurer dans le temps, et surtout à envisager des réparations concrètes envers les victimes des bouleversements environnementaux passés et à venir. Et il va de soi que l’abolition de l’ensemble des dettes illégitimes doit être la première de ces réparations.

Pour en savoir plus :
 Nicolas Sersiron, Dette et extractivisme, La résistible ascension d’un duo destructeur, Paris, Utopia, 2014.
 Renaud Duterme et Eric De Ruest, La dette cachée de l’économie, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014, p160.
 Mike Davis, Génocides tropicaux, Paris, La Découverte, 2006.

Notes

|1| En 2017, le « jour du dépassement de la Terre » a été dépassé le 2 août. Il convient néanmoins de garder une approche critique, puisque tel quel, ce concept place les responsabilités de l’entièreté de la population à parts égales. Ainsi, selon Olivier De Schutter, pour la Belgique cette date interviendrait le 1er avril. « En Belgique, la journée du dépassement, c’est déjà le 1er avril », RTBF, 2 août 2017.

|2| Voir à ce sujet C.MANN Charles, 1493, Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, Albin Michel, Paris, 2013

|3| Cité par Renaud Duterme et Eric De Ruest, La dette cachée de l’économie, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014, p49.

|4| Les principaux gaz à effet de serre ont en effet une durée de vie de plusieurs décennies dans l’atmosphère.

|5| Pour être complet, il faut par ailleurs souligner deux fréquentes omissions : d’une part la forte population chinoise, laquelle relativise la responsabilité de ce pays et d’autre part le poids des exportations chinoises, majoritairement à destination des pays les plus riches, dans la combustion d’énergie fossile. Cela dit, la Chine n’est absolument pas un modèle en termes de gestion durables des écosystèmes, l’état déplorable de son environnement le montre chaque jour.

Renaud Duterme

Renaud Duterme est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013 et co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014.

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