Édition du 30 avril 2024

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Europe

Quand Nestlé faisait espionner Attac

Entre 2003 et 2008, dans le canton de Vaud, en Suisse, deux employées de l’entreprise de sécurité privée Securitas ont infiltré et espionné, pour le compte de Nestlé, la section locale de l’association altermondialiste Attac, qui préparait un livre consacré à la multinationale. Alors qu’en 2009, l’instruction pénale s’était conclue par un non-lieu, l’affaire était jugée au civil cette semaine. Compte-rendu d’audience.

Le procès au civil de l’affaire du « Nestlégate » s’est ouvert mardi 24 janvier à Lausanne. Neuf plaignants, membres de l’organisation altermondialiste Attac, réclament à la multinationale et à l’entreprise de sécurité privée Securitas une indemnité de 27 000 francs suisses (22 000 euros environ) et la publication du jugement dans la presse.

Ecrivain et membre fondatrice d’Attac, Susan George est l’une des parties au procès. Pour l’intellectuelle franco-américaine, il faut que justice soit rendue : « La Suisse, un pays garant des libertés individuelles et chantre de la démocratie, ne doit pas permettre à Nestlé d’utiliser des méthodes moralement et légalement répréhensibles. Dans cette affaire, nos libertés d’opinion et d’expression ont été bafouées. Si Nestlé peut agir comme bon lui semble en Suisse, nous ne sommes plus en démocratie. »

Les faits remontent à l’automne 2003. Sous le pseudonyme de Sara Meylan, une employée de Securitas rejoint la section d’Attac Vaud, alors en pleine préparation du livre Attac contre l’empire Nestlé. Ayant gagné la confiance du groupe, elle participe à plusieurs réunions, où elle a accès à des documents confidentiels. Elle livre à Nestlé des comptes-rendus détaillés des discussions. Ses rapports mentionnent également des détails sur la vie privée des auteurs. Elle rédigera même un chapitre du livre en préparation. Peu après la révélation des faits, en 2008, une deuxième « taupe » de l’entreprise de sécurité sera confondue. Barbara Rimml, l’une des auteurs d’Attac contre l’empire Nestlé, rappelle qu’« une plainte a été déposée il y a trois ans. Tout a pris beaucoup de temps et j’espère que la justice fera son travail ».

Après les révélations de la Télévision suisse romande (TSR), à l’été 2008, une plainte avait été déposée au pénal. En juillet 2009, la procédure s’est conclue par un non-lieu. Le juge a en effet estimé que la seule infraction susceptible d’être poursuivie, à savoir une contravention à la loi fédérale sur la protection des données, était prescrite au bout de trois ans. Il n’a tenu compte que de la première espionne, qui a agi entre l’automne 2003 et l’été 2004, et n’a pas pris en considération la seconde « taupe », débusquée par Attac en septembre 2008 (1).

Cette affaire représente-t-elle un cas isolé ou d’autres scandales couvent-ils ? Après le « Nestlégate », une autre infiltration d’un agent de Securitas avait déjà été révélée : à Lausanne, une jeune femme avait espionné durant plusieurs années le Groupe Anti-Répression (GAR), toujours pour le compte de Nestlé.

« Je serais très surpris si cette affaire était une exception. L’intelligence économique est si grande et les procédés utilisés par les multinationales sont tels qu’il y a aucune raison que Nestlé soit la seule. Des méthodes d’espionnage sont aussi utilisées dans des domaines plus sensibles comme le nucléaire ou les industries polluantes », affirme Jamil Soussi, avocat à Genève. En Suisse, le « Nestlégate » a été fermement condamné par bon nombre d’élus, sans pour autant qu’une réforme législative soit envisagée. Selon Me Soussi, « l’arsenal législatif est assez fort en Suisse. Le problème réside dans les moyens mis en œuvre pour traquer les espions, ainsi que dans la faiblesse des délais de prescription en général ».

Mardi, le procès civil s’est ouvert sur un petit coup de théâtre. Citée à comparaître comme témoin, S. J., l’une des trois employées de Securitas impliquées dans l’espionnage d’Attac Vaud, a refusé de se présenter à l’audience. Dans une lettre lue par le président du tribunal, elle invoque le « droit de garder le silence », craignant un « lynchage médiatique ». Elle estime avoir tout dit lors de son audition dans le cadre de l’instruction pénale. La supérieure des deux « taupes » s’est également désistée : invoquant à son tour le « droit au silence » dans une lettre lue à l’audience, elle dit se sentir menacée.

Les plaignants ont évoqué les séquelles psychologiques de l’affaire : méfiance, angoisse, sentiment paranoïaque d’être constamment surveillé. « Cette invasion de mon espace personnel et professionnel m’a profondément choquée », résume Susan George, auteure de la préface d’Attac contre l’empire Nestlé. « On éprouve une vraie terreur lorsqu’on réalise que des personnes en qui on a confiance nous trahissent », dit une autre plaignante. L’audition des témoins cités par Attac confirme le malaise durable suscité chez les personnes espionnées comme au sein de l’organisation.

M. R., un ancien adjoint au responsable de la communication de Nestlé, prétend qu’il ignorait qu’un agent de Securitas avait infiltré Attac. De « Sara Meylan », qu’il a rencontrée, mais dont il dit ne pas avoir su le rôle exact, il affirme aussi n’avoir jamais lu les rapports : « Les seuls documents que j’ai vus étaient des parties de l’ouvrage en préparation. » Une assertion mise en doute par les déclarations de l’ancien secrétaire général de la multinationale, qui avait lui-même vent des comptes-rendus de Securitas : « Le service de communication recevait copie de ces rapports. Je ne sais pas si M. R. les a lus. »
La « taupe » a mis fin à sa mission
car elle n’avait « plus de vie privée »

Puis « Sara Meylan » elle-même fait son entrée. Me Rodolphe Petit, l’un des deux avocats des plaignants, s’étonne du foisonnement de détails dans certains de ses rapports, alors que la jeune femme ne prenait presque aucune note lors des réunions. Elle assure n’avoir « jamais enregistré quiconque » et avoir tout rédigé de mémoire. Elle reconnaît avoir établi un profil physique détaillé des rédacteurs du livre, mais se défend d’avoir ausculté leurs penchants idéologiques. « Je n’ai jamais cherché à établir des profils politiques. J’ai rapporté ce que les participants disaient. » Elle explique avoir mis fin à sa mission car sa double vie commençait à lui peser : « Je n’avais plus de vie privée. »

L’ancien directeur de Securitas avait donné son feu vert à l’infiltration d’Attac, menée par la section « Investigation Service », spécialisée notamment dans les enquêtes sur les fraudes aux assurances. Selon lui, c’est le chef de cette unité (il sera par la suite embauché par Nestlé) qui lui en avait soumis l’idée. Disant ne pas connaître S. J., la « taupe » infiltrée après « Sara Meylan », il déclare : « En septembre 2005, j’ai ordonné la cessation, à bref délai, des activités d’infiltration. Au 31 décembre 2005, lorsque j’ai quitté la société, ces infiltrations devaient être terminées. »

Dans sa plaidoirie, Me Petit exprime les sérieux doutes subsistant sur les activités postérieures de S. J. La jeune femme a en effet participé aux réunions et reçu les courriels du groupe d’Attac consacrés aux multinationales jusqu’en septembre 2008, tout en restant employée par Securitas. Il apparaît que jusqu’au début de 2008, elle a été rémunérée au même tarif qu’en 2005, avec des suppléments réguliers. Me Petit rappelle aussi l’existence d’un rapport d’octobre 2006 établi par sa supérieure après une réunion publique d’Attac. Conclusion : « La poursuite de la mission d’infiltration au-delà de 2005 paraît établie. »

A sa suite, Me Jean-Michel Dolivo balaye l’idée que les rédacteurs du livre consacré à Nestlé aient pu représenter une quelconque menace pour la multinationale, relevant qu’aucun rapport n’a accrédité cette thèse. « Il n’y a pas l’ombre d’un intérêt privé prépondérant qui justifiait l’atteinte à la sphère privée », souligne l’autre défenseur d’Attac.

C’est précisément ce que va tenter d’infirmer le défenseur de Securitas, Me Gilles Robert-Nicoud. Selon lui, Attac a mené dès 2003 une « campagne très agressive contre Nestlé », lors de conférences publiques, à l’occasion des manifestations contre le G8 d’Evian ou encore en distribuant des tracts lors des assemblées des actionnaires. « Face à cette campagne de dénigrement, il est compréhensible que Nestlé ait cherché à savoir quelles seraient les actions futures d’Attac », déclare l’avocat, qui dément que la préparation du livre ait été la cible de la mission d’« observation préventive ». Il soutient aussi que, du fait de leur engagement militant, les membres d’Attac « ne peuvent prétendre à une protection de la sphère privée aussi étendue que ceux qui ne participent pas au débat public ». S’appuyant sur le non-lieu auquel a abouti la procédure pénale, il accuse Attac de faire une « exploitation politique » de l’affaire.

Avocat de Nestlé, Me Christian Fischer s’emploie pour sa part à contester le caractère confidentiel des courriels échangés et réfute que Nestlé les ait reçus, affirmant en outre que « les rencontres ayant fait l’objet des rapports de Sara Meylan étaient ouvertes à tous ». Réplique de Me Petit : « C’est un prétexte que d’affirmer que la mission d’infiltration avait pour but de prévenir des atteintes aux personnes et aux biens. Par ailleurs, de nombreuses pièces attestent l’atteinte à la vie privée des plaignants. » Verdict dans quelques semaines.

Arnaud Crevoisier et Yanik Sansonnens sont journalistes pour le quotidien suisse d’information alternative Le Courrier.

Notes

(1) Sur la foi des allégations de S. J., de Nestlé et de Securitas, le juge d’instruction a considéré qu’elle avait cessé ses activités d’espionnage fin 2005.

Article tiré de la section “Valise diplomatique” du site web du Monde Diplomatique

Arnaud Crevoisier

Journaliste pour le quotidien suisse d’information alternative Le Courrier

Yanik Sansonnens

Journaliste pour le quotidien suisse d’information alternative Le Courrier

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