Édition du 7 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Politique québécoise

Occuper Wall-Street, Toronto, Montréal, Québec

Que peut-on dire du cri des indignés ?

Que dire du cri des indignés ? Parce qu’il s’agit bien d’un cri, d’un cri qui n’implique pas nécessairement la rage, ni même la violence ; mais d’un « cri affirmé » qui au nom de la dignité, fait entendre une sorte de ras-le-bol généralisé vis-à-vis d’un système pris dans son entier. Pas étonnant qu’il suscite autant d’espoirs que de questionnements et que la grande presse nous en présente les échos sur un mode mi cynique, mi paternaliste ! Peut-on néanmoins essayer d’en comprendre les raisons de fond ?

Bien sûr, tout le monde s’entendra sur sa cible première, les marchés financiers, ainsi que sur ce qui lui sert de mot d’ordre rassembleur : « nous sommes 99% de l’humanité et nous en avons assez de ce 1% qui ne tient pas compte des besoins essentiels de l’immense majorité ». Dans le sillage de la grande crise de l’automne de 2008 aux USA comme de ses récents rebondissements européens, il n’est pas trop difficile d’en comprendre l’à propos. Les chiffres disponibles confirment à leur manière cet abîme saisissant qui déchire nos sociétés « dites » démocratiques.

Un abîme saisissant

Joseph Stiglitz nous rappelait qu’aux USA, la première puissance économique du monde, 1% de la population possède 40% de la richesse totale. Et si l’on prend le point de repère des 5% les plus riches de ce pays, cette proportion de la richesse monopolisée par une minorité monte à 63%, pendant que de l’autre côté les 80% les moins riches n’en disposent que de 13 %. Écho de ces 59 millions de chômeurs de par le monde que la crise a jetés à la rue entre 2007 et 2009, au moment même où les États du monde industrialisé soutenaient à bout de bras leurs grandes institutions financières à raison de 15 mille milliards de dollars (oui, vous avez bien lu) et que leurs représentants de Wall-Street se permettaient –dès 2010— d’accorder des primes à leurs cadres à la hauteur de 135 milliards de dollars. Belle manière de socialiser les pertes (occasionnées par les marchés financiers et prises en charge par l’État) et de privatiser les profits (dès qu’il y en a et que les gouvernements abandonnent généreusement (!) aux banques, au secteur privé et à leurs cadres) !

Il y a donc bien de quoi être indigné. Et plus encore si l’on note que ces inégalités économiques renvoient à un gigantesque déficit démocratique et politique. Peut-être est-ce ce qui mobilise d’abord les indignés, eux qui se font un devoir dans leurs campements de renouer avec la démocratie directe et l’assemblée générale souveraine : cette idée que partout l’on parle de la démocratie, et que partout elle est littéralement foulée aux pieds, dévaluée, laissant d’immenses majorités sans aucun pouvoir réel sur leur propre vie, puisque dans les faits, seule la voix de la minorité bien nantie compte. La démocratie n’est-elle pas pourtant « le pouvoir de l’égal sur l’égal » ?

Le Québec n’est pas un cas à part

Et qu’on n’aille pas nous dire que le Québec est un cas à part. La belle province n’a rien à envier au reste du monde avec ses Lucien Bouchard, Pierre Karl Peladeau ou Paul Desmarais qui n’hésitent jamais à monter au créneau pour défendre leurs intérêts bien comptés et les protéger avec succès, que ce soit pour renforcer leur monopole dans le monde des médias, ou pour revamper l’image des minières, gazières ou pétrolières au développement desquelles ils travaillent avec acharnement, de la vallée du Saint Laurent au grand Nord québécois. Les exemples sont innombrables et ne jurent nullement avec le climat délétère qui s’est installé sous les auspices du gouvernement libéral de Jean Charest, là où collusion, corruption, pratiques mafieuses et partis politiques ne cessent de s’entrecroiser de manière nauséabonde. Effets inéluctables de cette autre cible chère aux indignés : le capitalisme néolibéral, c’est-à-dire ce capitalisme « sauvage » ayant su se dégager peu à peu –grâce aux recettes néolibérales— de tout contrôle collectif et souveraineté publique.

Un système qui installe la faim partout

Voilà pourquoi les indignés dénoncent aussi ce système de production et d’échange qui crée des injustices flagrantes, et qui par le productivisme débridé qui lui est consubstantiel, non seulement multiplie les pressions dévastatrices sur l’environnement (pensez aux sables bitumineux !), mais encore installe la faim et le manque partout. Dans les pays du tiers-monde où près d’un milliard d’être humains continuent à ne pas manger à leur faim, mais aussi dans les pays du Nord où au-delà de poches de pauvreté grandissantes, l’on ne cesse de courir après de nouveaux biens de consommation qu’on dévore frénétiquement sans en être jamais rassasiés ; symptômes d’un mal de vivre diffus que tout le monde finit par ressentir au plus profond de soi.

C’est en ce sens que la lutte des indignés est à prendre au sérieux, par la critique de fond qu’ils mènent de notre société. Bien sûr on s’entendra facilement pour dire qu’il faudra plus que des occupations des centre-villes pour faire reculer les marchés ou les banques, et les ramener dans le droit chemin. On pourra s’entendre aussi sur le fait que l’immense mosaïque de revendications qui rassemble les indignés est bien hétéroclite et qu’elle n’a guère de portée stratégique. Tout au moins pour l’instant !

À la manière de sentinelles prophétiques

Mais l’important est ailleurs. Au-delà bien sûr des indéniables questionnements que les indignés posent aux partisans du néolibéralisme, ils nous rappellent que les changements dont nous avons besoin sont de grande ampleur et nécessitent une audace, un souci d’aller à la racine des choses et une implication dont la gauche plus traditionnelle du Québec –qu’elle soit adepte de l’action politique partisane ou de l’engagement dans les différents mouvements sociaux— a bien souvent manqué ces dernières années.

Il est vrai que dans l’état actuel des choses, il est impossible d’imaginer faire ne serait-ce que plier temporairement les marchés financiers et les gouvernements qui les soutiennent, sans une vaste unité de tous ceux et celles qui ont le cœur à gauche, et sans une stratégie qui leur soit commune, une stratégie à laquelle les indignés auront sans nul doute un jour ou l’autre à songer. Mais il est tout aussi vrai de constater l’impossibilité de quelque changement d’importance au Québec, sans l’élan, la radicalité et la générosité dont les indignés sont aujourd’hui l’expression, à la manière de sentinelles prophétiques.

Saura-t-on à gauche (à Québec solidaire, dans les syndicats, le mouvement communautaire ou étudiant, etc.) s’en inspirer, se doper de leur élan et sens critique, et surtout les soutenir, leur reconnaître la place qui leur revient ? C’est ce qu’on peut espérer de tout cœur.

Pierre Mouterde


Auteur de La gauche en temps de crise, Contre-stratégies pour demain, Montréal, Liber 2011

Site web : http://web.me.com/pierremouterde/ma_page/accueil.html

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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