Édition du 30 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Qui a vaincu l’apartheid ?

À l’occasion du décès de Nelson Mandela, le monde a découvert, stupéfait, que tout le monde avait été contre l’apartheid : Bush papa et fils, Stephen Harper, la droite aux États-Unis et en France, l’ONU et le Commonwealth, et qui d’autres encore ?!?!?! Une chance qu’il y a des Sud-Africains et quelques autres qui connaissent leur histoire…

Premières résistances

Les colons européens ont envahi l’Afrique du Sud par vagues successives. L’Empire britannique, alors au sommet de sa puissance, complète le processus au 19ième et au 20ième siècle. De grandes résistances africaines tentent alors de leur mettre des bâtons dans les roues. En 1878, l’armée britannique est vaincue par les guerriers zoulous à Isandlwana (Kwazulu-Natal). Il faudra plusieurs années à l’Empire pour « sécuriser » le territoire.

Naissance du nationalisme moderne

En 1912, une partie de l’élite africaine crée l’ANC qui est au départ réclame des réformes peu radicales comme le droit de vote. L’Empire britannique et ses supplétifs sud-africains blancs refusent tout accommodement. En 1921, le Parti communiste est créé par des militants majoritairement d’origine européenne. Dans les années 1920, des grèves « sauvages » éclatent dans les mines et l’industrie. Un nouveau pôle syndicat est mis en place, le Industrial and Commercial Union (ICU), à l’initiative de militant-es de gauche indépendants, africains et métis. En 1946, des milliers de mineurs déclenchent la grève, violemment réprimée par la répression. Entre-temps, l’ANC se réveille d’une longue torpeur avec Nelson Mandela et une nouvelle génération militante. Le Parti communiste dont l’influence sur les syndicats se raffermit décide de se joindre à l’ANC.

Sous le joug de l’apartheid

En 1948, les descendants des colons hollandais (qui avaient été réprimés par l’Empire britannique) reprennent le pouvoir et proclament l’apartheid, qui institutionnalise des pratiques et règles racistes qui existaient déjà. Les Africains sont « légalement » refoulés sur 13% des terres sauf les ouvriers et les mineurs qui disposent du « pass », qui leur donne le « droit » de travailler pour les Blancs. Une grève générale est organisée en 1950, de même que divers mouvements de résistance pacifique. À Soweto et dans d’autres townships (bidonvilles), les femmes brûlent symboliquement les pass. Une grande coalition est mise en place par l’ANC et le Parti Communiste pour proposer un programme de démocratisation, c’est la « Charte de la liberté ». Une campagne nationale s’active partout dans le pays. Mais en 1960, la répression s’intensifie. Un massacre est perpétré à Sharpeville. Le Conseil de sécurité de l’ONU, sous la pression des États africains, « déplore » les actions du gouvernement sud-africain.

Le tournant

Un nouveau mouvement de libération prend forme à côté de l’ANC, le PAC, qui se veut plus militant et en phase avec les mouvements de libération ailleurs sur le continent. Des révoltes paysannes éclatent dans le sud du pays. L’ANC et le Parti communiste décident de passer à la lutte armée en 1961, avec l’appui de certains États africains comme l’Égypte, la Tanzanie et le Ghana. Des actions symboliques sont entreprises contre des symboles du régime et quelques institutions du régime, mais la résistance armée est mal préparée et mal organisée. En 1963, les leaders de l’ANC sont presque tous arrêtés dont Nelson Mandela. L’Assemblée générale de l’ONU vote pour la mise en place d’un embargo sur les livraisons d’armes à l’Afrique du Sud. Des entreprises militaires européennes et nord-américaines sont visées, mais puisque l’Assemblée générale n’a pas les moyens d’exécuter les décisions, l’embargo n’est pas imposé.

Internationalisation

Dans les années 1970, le mouvement de masse reprend de la vigueur (grèves de Durban de 1973, manifestations étudiantes de 1976). L’ANC n’est pas encore remise du fiasco de la lutte armée, tout en organisant des camps d’entraînement dans plusieurs pays d’Afrique australe. Le Mozambique et l’Angola où les mouvements de libération parviennent au pouvoir, sont déterminés à appuyer la lutte au-delà des déclarations de principe. Avec Zimbabwe qui devient indépendant en 1980, ces pays deviennent les États de « la ligne de front ». Le régime de l’apartheid entreprend alors une série de guerres régionales qui met à mal l’ensemble de l’Afrique australe. La « Guerre froide » se transporte en Afrique. L’Union soviétique et Cuba interviennent pour appuyer ces États de la ligne de front, de même que l’ANC. Les États-Unis s’alignent totalement avec le régime de l’apartheid (politique dite de l’ « engagement constructif ») en bloquant des résolutions contraignantes de l’ONU et an aidant, avec l’Afrique du Sud, des mouvements contre-révolutionnaires en Angola notamment. Dans plusieurs pays capitalistes se mettent en place des mouvements anti-apartheid, la plupart du temps sous l’influence de partis de gauche et de mouvements sociaux.

Confrontations

Dans les années 1980, l’Afrique du Sud explose à nouveau. Les insurrections locales se propagent dans les townships. Un nouveau mouvement syndical prend forme (formation de la COSATU). De puissantes grèves générales paralysent le pays et font trembler l’establishment économique. Des secteurs importants de la petite bourgeoisie africaine, métisse et indienne, se placent en dissidence, sous l’influence de leaders religieux comme Desmond Tutu. En Angola, l’armée sud-africaine subit de sérieuses défaites contre l’armée angolaise secondée par les contingents cubains. L’Assemblée générale de l’ONU s’active à nouveau en dénonçant les « élections » organisées par le régime de l’apartheid pour coopter une partie des élites non-blanches. À l’extérieur de l’Afrique, la mouvance anti-apartheid acquiert une force considérable, comme aux États-Unis sous l’impact des communautés afro-américaines, des Églises et des étudiants, ce qui fait basculer l’opinion publique. Les sanctions contre l’apartheid, longtemps réclamées mais jamais mises en œuvre, prolifèrent par l’action des sociétés civiles, via des campagnes de « désinvestissement » qui forcent des institutions (universités, municipalités, fonds de pension) à se départir des actions dans les entreprises multinationales présentes en Afrique du Sud.

Négociations

À la fin des années 1980, tout se cristallise. L’Afrique du Sud est forcée de se retirer de l’Angola, puis de négocier l’indépendance de la Namibie. La guerre régionale est perdue, pendant que parallèlement, l’establishment économique blanc commence à négocier discrètement avec le leadership de l’ANC en exil à Lusaka (Zambie). Le régime de l’apartheid perd sa cohésion et les « réalistes » et deviennent prédominants au sein de l’État, d’où les tractations qui débouchent sur la libération de Mandela et la légalisation de l’ANC et du Parti communiste. Pour autant, les tenants de l’apartheid essaient d’imposer un découpage de l’Afrique du Sud et la protection des « droits » des blancs. Parallèlement, des secteurs de l’armée et de l’extrême-droite déclenchent une campagne de terreur contre les townships dans le but d’intimider l’ANC. Pour les États-Unis et ses alliés-subalternes, la priorité est de permettre une transition qui préserve l’essentiel du statu quo économique, donc la préservation des grands monopoles sud-africains et multinationaux qui disposent de la richesse du pays. Des pressions plus ou moins discrètes sont exercées sur Mandela pour qu’il mette de côté la « charte de la liberté », le programme-phare accepté par les mouvements de résistance. Devant ce qu’il considère un rapport de forces dangereux, Mandela accepte ce recul avec l’appui du Parti communiste.

Transitions

En 1994, L’ANC et ses alliés communistes et syndicaux l’emportent haut la main avec plus de 60 % du vote. Tout au long de la campagne, les mouvements sociaux jouent un rôle décisif pour mobiliser, informer et influencer la campagne. Ils se rallient derrière un programme formulé par les syndicats, le Reconstruction and Development Program (RDP), qui préconise des réformes radicales notamment dans le domaine de la réforme agraire et de la reprise en main des « sommets structurants » de l’économie. Rapidement, une confrontation éclate entre les alliés qui ont renversé l’apartheid. Successeur de Mandela, Thabo Mbeki accentue ce qu’il qualifie lui-même de tournant néolibéral, qui reprend la substance et même les termes des politiques préconisées par le FMI et les pays occidentaux : stabilité macro-économique couplée aux restrictions des dépenses publiques, privatisation d’une partie de l’État, libéralisation des échanges et des investissements qui permettent aux conglomérats sud-africains de sortir leurs capitaux, consolidation d’une nouvelle élite africaine cooptée par le pouvoir économique, etc. Une nouvelle génération de mouvements sociaux prend forme à l’extérieur de l’ANC et dans une spirale de confrontations avec le gouvernement, ce qui entraîne même une partie importante du mouvement syndical. Toutefois, ces résistances sont globalement sans projet « global ». Le paradigme de la libération nationale identifié à l’ANC et secondairement au Parti communiste reste dominant, malgré la répression, la corruption, la mal-gouvernance et le maintien d’un intolérable statu quo qui préserve les intérêts du 1% contre la vaste majorité de la population sud-africaine. À une plus grande échelle, l’Afrique du sud « post-apartheid » essaie de devenir hégémonique en Afrique via les activités de ses conglomérats, notamment dans le secteur minier et de l’énergie, via également des opérations militaires de caractère douteux.

Camps retranchés

Aujourd’hui, l’Afrique du Sud est polarisée. Les élites « globalisées », y compris une élite africaine, espèrent profiter du « boom » des ressources et de la nouvelle compétition inter-impérialiste qui s’esquisse en Afrique entre les États-Unis, la Chine et l’Union européenne. Pour autant, le régime s’essouffle au fur et à mesure que s’éteint l’imaginaire de la lutte anti-apartheid que reflétait Nelson Mandela. La corruption et la violence (massacres de mineurs en grève à Marikana) remontent à des niveaux inquiétants sous l’égide du président Zuma que la plupart du monde considère comme un sinistre clown. Au-delà d’investissements superficiels, les capitaux étrangers hésitent à investir dans ce pays qui prétend être « émergent », mais qui est totalement déphasé par rapport au progrès économique et social en Asie et en Amérique latine. Les institutions du capitalisme mondialisé, comme la Banque mondiale et le FMI sont là pour surveiller, intimider, interdire tout changement de politique substantiel qui permettrait de briser le cercle vicieux actuel. En face, des mouvements sociaux restent encore puissants, bien que relativement incohérents. Ils s’appuient sur les nouvelles subjectivités de résistance qui s’expriment un peu partout dans le monde sous le drapeau ample de l’altermondialisme et qui redécouvrent, dans le contexte africain, l’héritage d’Amilcar Cabral, de Patrice Lumumba, de Samora Machel et de tant d’autres. Ils s’inspirent des insurrections populaires du « printemps arabe », du Forum social mondial, des Indignados et des Occupy. Ils font un travail en profondeur, avec l’appui d’intellectuels qui quittent les tours d’ivoire pour se joindre aux luttes, et qui s’efforcent de déchiffrer, comprendre, projeter, pour penser la rupture douloureuse mais nécessaire, comme l’expliquait Frantz Fanon :

"Disloquer le monde colonial ne signifie pas qu’après l’abolition des frontières on aménagera des voies de passage entre les deux zones. Détruire le monde colonial c’est ni plus ni moins abolir une zone, l’enfouir au plus profond du sol ou l’expulser du territoire." (Les damnés de la terre, 1961)

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