Édition du 7 mai 2024

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Histoire

René Lévesque : Du docteur Jekyll keynesien au Mister Hyde rétrolibéral

René Lévesque demeure une figure nationale presque mythique au Québec. Notamment dans certains milieux nationalistes, académiques et intellectuels, on tient l’ancien premier ministre (1922-1987) pour le meilleur à avoir jamais occupé cette fonction. On retient de lui surtout sa lutte pour l’indépendance du Québec (il était en réalité "souverainiste-associationniste") et en second lieu, la social-démocratie qu’il aurait aussi défendue selon ses thuriféraires. On l’a en quelque sorte canonisé.

Ce faisant, on rejette dans l’ombre (consciemment ou pas) certaines de ses politiques impopulaires. Je vais me concentrer sur l’action socio-économique de René Lévesque au fil du temps sans m’attarder outre mesure sur son nationalisme.
Il importe de replacer ses politiques dans leur contexte historique. On peut distinguer quatre étapes majeures dans sa longue carrière politique : en gros, la première se situe durant la première moitié des années 1960 alors qu’il était ministre libéral dans le cabinet de Jean Lesage, la seconde alors qu’il a fondé le Parti québécois en 1968, la troisième lorsqu’il est arrivé au pouvoir le 15 novembre 1976 et la quatrième lors de son second et dernier mandat de 1981 à 1985. Celui-ci s’est révélé un désastre pour le premier ministre, le gouvernement qu’il dirigeait et la société québécoise tout entière. Elle a du supporter en effet les affres de la pire récession depuis la Grande Dépression de la décennie 1930. Monsieur Lévesque a du quitter son poste de premier ministre en juin 1985 dans le discrédit général. Examinons tout cela de plus près.

Il occupa tout d’abord diverses fonctions dans le gouvernement Lesage (1960-1966) : ministre du Bien être social, celui des Ressources hydrauliques et des travaux publics, ensuite des Richesses naturelles (par suite de la fusion des ressources hydrauliques et des mines) puis de la Famille et du Bien être social encore une fois. En mai 1965, il a créé la Société d’exploitation minière (la SOQUEM), laquelle impliquait davantage l’État au sein du processus d’exploration minière.

On a surtout retenu de son action la nationalisation complète de l’électricité à titre de ministre des Ressources hydrauliques par la création d’Hydro Québec en mai 1963. Dans la réalité, c’est le gouvernement libéral d’Adélard Godbout qui avait mis sur pied cette société d’État en 1944 par la loi 17, laquelle nationalisait les compagnies d’électricité de la région de Montréal. Lévesque généralisera le processus de production et de distribution de l’électricité dans tout le Québec. Le slogan libéral "Maître chez nous" utilisé par les libéraux lors de la campagne électorale de 1962, remontait aux années 1930. Dans leur volonté de réforme de l’État, les libéraux de Jean Lesage se l’étaient approprié. En 1965-1966, alors qu’il occupait le poste de ministre de la Famille et du Bien être social, Lévesque a mis au point un régime d’adoption, un autre de soutien aux familles monoparentales et une assistance médicale gratuite.

C’est alors la période keynésienne de l’après-guerre qui se continue. Elle se caractérisait par l’étatisation de plusieurs services auparavant dispensés par l’entreprise privée et un soutien à la consommation pour maintenir le pouvoir d’achat de la population. Le Parti libéral de cette période, et surtout ses éléments les plus dynamiques, adhéraient à cette doctrine, y compris bien sûr René Lévesque. C’était dans l’air du temps.

Le programme du Parti québécois (formation fondée en octobre 1968, résultant de la fusion du Mouvement souveraineté-association de René Lévesque et du Rassemblement national, un petit parti indépendantiste de droite mis sur pied par Gilles Grégoire) conçu fin des années 1960 et début de la décennie suivante poursuivait dans la même veine de réforme sociale et allait même plus loin sous l’influence de l’aile gauche dont une bonne partie provenait du Rassemblement pour l’indépendance nationale (le RIN), dont le chef était Pierre Bourgault. Plusieurs de ses membres se sont ralliés au Parti québécois peu de temps après l’apparition sur la scène politique de celui-ci, sur la recommandation de Pierre Bourgault, Ce dernier avait sabordé son propre parti pour former un front indépendantiste uni en se joignant à la nouvelle formation politique dirigée par René Lévesque. Cet apport de militants et de militantes gauchistes contrariait René Lévesque et sa garde rapprochée, ceux-ci plutôt de centre-droit sur le plan social et aussi "associationnistes" qu’indépendantistes, contrairement aux rinistes et à Bourgault lui-même. Lévesque et Bourgault ne purent d’ailleurs jamais vraiment s’entendre, en dépit d’une collaboration de circonstance. Si Lévesque a fusionné le Mouvement souveraineté-association avec le Ralliement national de Gilles Grégoire, c’était pour donner un vernis de respectabilité au Parti québécois. L’irruption des gens du RIN au sein du PQ a bouleversé les plans de l’ex ministre libéral, non seulement dans son projet nationaliste, mais aussi sur les plans social et économique. Mais il ne pouvait pas trop le montrer, car les anciens membres du Rassemblement pour l’indépendance nationale lui fournissaient un important réservoir de militants et de militantes très motivés par la lutte indépendantiste et social-démocrate. Plusieurs d’entre eux adhéraient même au socialisme, alors que l’adhésion de Lévesque à la social-démocratie était tiède.

En fait, le rêve secret de Lévesque et de sa garde rapprochée consistait à rallier les gens d’affaires et les financiers québécois au projet indépendantiste, un projet qui aurait bien entendu rebuté une bonne partie de la base péquiste s’il l’avait révélé sans détour. Même si Lévesque appuyait formellement le programme social et économique du Parti québécois, on sait aujourd’hui qu’il jugeait plusieurs de ses propositions irréalistes et inapplicables.

On pourrait qualifier cette période de l’histoire du Parti québécois (1968-1976) "d’entre-deux". Elle fut marquée par de sérieuses tensions internes entre indépendantistes de stricte obédience d’une part, et souverainistes-associationnistes d’autre part, et entre la gauche sociale du parti et ses éléments plus à droite, que Lévesque approuvait en toute discrétion. Il devait jouer le rôle d’arbitre entre ces courants idéologiques opposés, qui cohabitaient difficilement au sein de sa formation politique. Notamment, la dissociation entre prise du pouvoir et tenue d’un référendum (le "renérendum" comme ses adversaires surnommaient cette stratégie) sur l’indépendance fragilisait encore davantage le Parti québécois, mais elle lui ouvrit les portes du pouvoir.

La victoire électorale imprévue du 15 novembre 1976 sauva le Parti québécois d’une crise interne grave et qui aurait sans doute entraîné la démission de son chef. Un troisième revers électoral d’affilée aurait peut-être été fatal au PQ. Toujours est-il que René Lévesque accéda enfin au poste de premier ministre du Québec. La souveraineté entrait dès lors dans l’ordre du possible. La troisième partie de la carrière politique de Lévesque débuta alors, mais dans un cadre économique et financier nettement plus difficile que lors de la période bénie des années 1960. En effet la crise de l’énergie (à partir de 1974), la montée du taux de chômage (10% en 1976), l’augmentation des taux d’intérêt par la Banque du Canada pour lutter contre la crise inflationniste, qui entraîna une gestion serrée des relations de l’État avec les travailleurs et travailleuses du secteur public et parapublic au Québec (et ailleurs aussi), toutes ces difficultés et d’autres aussi étaient défavorables aux grandes réformes sociales contenues dans le programme péquiste. Le marché du travail évolua au rythme du rétrécissement relatif de l’économie. Le patronat par exemple, commença à appliquer la stratégie de la précarisation de l’emploi afin de préserver ses marges de profit, que l’État à son tour imitera peu à peu pour lutter contre un déficit croissant. Celui-ci s’accrut, ce qui entraîna de sérieuses tensions sur les rapports du gouvernement Lévesque avec les employés des secteurs public et parapublic.

En dépit des promesses péquistes de former un "bon gouvernement", les relations se tendirent entre le cabinet Lévesque et les centrales syndicales. Mais proximité référendaire aidant (la consultation aura lieu le 20 mai 1980), une entente plus ou moins satisfaisante pour les travailleurs et travailleuses syndiqués fut conclue avec l’État employeur au cours de diverses négociations avec les branches syndicales en 1979-1980. Toutefois, la réputation de gouvernement social-démocrate du gouvernement péquiste en sortit très amochée.

Après la période keynésienne (1960-1966), celle de l’entre-deux (1970-1976), et la troisième "couci-couça" de 1976 à 1981, débuta la quatrième de 1981à1985, laquelle vit le ralliement brutal de la direction péquiste au rétrolibéralisme alors montant à la suite de l’élection des conservateurs de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne (1979) et surtout des républicains de Ronald Reagan aux États-Unis (1980), Ce président inaugura ce qu’on surnomma : les "reaganomics". Cette adhésion partielle de la direction péquiste au rétrolibéralisme, d’abord forcé et ensuite plus sincère, signifia un grave recul de la social-démocratie au profit de ce qu’on devait nommer le néolibéralisme, qui étendit son ombre sur l’ensemble du monde occidental durant les décennies 1980, 1990 et 2000.

Devant la crise des finances publiques et la baisse de paiements de transfert d’Ottawa en direction des provinces, Lévesque et ses proches décidèrent en secret, fin 1980 et début 1981, de procéder à des compressions budgétaires drastiques, si le parti était reporté au pouvoir, ce qui se arriva. Durant la campagne électorale de l’hiver 1981, le leader péquiste et ses lieutenants dissimulèrent avec soin leurs intentions. Ils ne se sont jamais interrogés, semble-t-il, sur la légitimité de ces politiques restrictives pour lesquelles ils n’avaient sollicité aucun mandat. Ils estimaient peut-être que la crise économique serait de durée assez brève pour laisser au gouvernement le temps nécessaire d’adopter des mesures d’atténuation susceptibles de lui attirer une certaine indulgence de l’électorat quatre ans plus tard. Toujours est-il que Lévesque et ses lieutenants se sont lancés dans cette aventure risquée comme on défonce une porte à coups d’épaule.

Dès mai 1981, à la suite de la victoire électorale péquiste d’avril, les compressions budgétaires s’abattirent sur une population qui s’était habituée jusque là à bénéficier de services étatiques assez étendus. Les coups de boutoir de politiques financières et sociales restrictives non annoncées par le cabinet Lévesque la bousculèrent avec dureté. La consommation, moteur de l’économie recula considérablement et la pauvreté gagna de larges secteurs de la société pour longtemps. Il faut mentionner qu’à la suite des taux d’intérêt quasi usuraires imposés par Ottawa qui visaient à juguler l’inflation, le taux de chômage au Québec atteignit 16% en août 1982. Il fallait remonter à l’époque de la Grande Dépression économique des années 1930 pour se souvenir d’un pareil désastre social et humain.

Dans la foulée, le gouvernement Lévesque choisit la manière forte avec ses employés de la fonction publique et parapublique pour négocier le renouvellement des conventions collectives. Prétextant l’urgence de la situation, la loi 105 imposa 109 conventions collectives aux 300,000 syndiqués du secteur public en 1982. En 1983, le cabinet Lévesque fit adopter la loi 111 à l’endroit des enseignants et enseignantes qui prévoyait sans droit d’appel, la perte de salaires, la perte d’ancienneté pour ceux et celles en grève et pour finir, la suspension de la Charte des droits et libertés. On comprend la colère et l’indignation des employés et employées touchés par ces mesures.

Dès 1982, René Lévesque ne défendait plus la social-démocratie que du bout des lèvres. La réalité lui revenait en pleine figure.
Parallèlement, Lévesque et certains de ses lieutenants organisèrent avec des gens d’affaires des contacts discrets pour les rallier à l’indépendance, mais ces discussions n’aboutirent pas. La plupart étaient nationalistes autonomistes, mais surtout pas "séparatistes".

Pour résumer, le gouvernement Lévesque quatrième et dernière manière a rompu avec ses alliés syndicaux et communautaires pour tenter de se rallier les gens d’affaires, majoritairement opposés à l’idée de souveraineté, même sous sa version édulcorée de souveraineté-association. Sans succès. Pour Lévesque, son second et dernier mandat se solda par un échec sur plusieurs plans, surtout les plus importants.

Le 20 juin 1985, René Lévesque, découragé, accablé et lâché par la plupart de ses plus proches collaborateurs, démissionna de son poste de premier ministre. Lorsque Pierre-Marc Johnson, qui lui succéda, déclara que la Révolution tranquille était bien terminée, il ne faisait qu’énoncer une évidence.

On était donc passé d’un René Lévesque docteur Jekyll à un autre, Mister Hyde, c’est-à-dire d’un politicien adepte des mesures keynésiennes à celui désormais converti (peut-être à contrecoeur pour commencer) au rétrolibéralisme. Si sur le plan économique et social, de 1976 à 1980, le bilan Lévesque fut mitigé, celui de 1981 à 1985 s’avéra carrément calamiteux. Ce n’était pas tout à fait de sa faute : la politique monétariste d’Ottawa l’ayant contraint à opérer des choix douloureux. Mais on peut blâmer sa façon sournoise et brutale de procéder. L’après révèle souvent les solidarités latentes de l’avant, ce qui met en lumière la relative fragilité des convictions sociales de René Lévesque et son estime pour le monde des affaires. Il a été un grand réformateur d’État durant la décennie 1960, mais jamais par la suite un réformateur social d’envergure, en dépit de quelques mesures adoptées entre 1976 et 1980. Son but suprême a toujours été de changer le statut politique du Québec, accessoirement de refaçonner la société québécoise dans le sens d’une plus grande égalité et d’une plus juste redistribution des ressources disponibles. Il a au contraire inauguré sans prévenir l’ère des politiques néo-conservatrices, continuées par Lucien Bouchard et Bernard Landry milieu-fin des années 1990 et début de la décennie 2000.

On peut se demander si, en dehors de son "Option Québec", le fondateur du Parti québécois a jamais entretenu une vue cohérente de ce que devait devenir la société québécoise.

Jean-François Delisle

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