Édition du 14 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

Réflexion sur le mouvement « Occupy Wall Street »

SI NOUS VOULONS AVOIR UNE CHANCE D’AVOIR UN AVENIR DÉCENT, LE MOUVEMENT QUI SE PASSE ICI ET AILLEURS DANS LE MONDE DOIT S’EMPLIFIER

Conférence en mémoire d’Howard Zinn, sur le site d’Occupy Wall Street et rapportée par Conter Currents.org.,
Traduction : Alexandra Cyr

(….)

Le mouvement Occupy est un développement politique et social vraiment excitant. C’est même spectaculaire, sans précédent. Je ne peux me rappeler rien de semblable. Si tous les liens et toutes les associations qui s’y développent peuvent durer sur une longue période (il n’y a pas de victoires rapides) cela pourrait devenir très marquant dans l’histoire américaine.

Des différences avec le passé

Il est juste de dire que les manifestations en cours sont sans précédent. C’est une ère sans précédent, pas seulement ce moment particulier mais tout ce qui se passe depuis les années soixante-dix. Ces années ont marqué un tournant majeur dans l’histoire américaine. Depuis des siècles, depuis ses débuts, ce pays a été en développement même si c’était avec des hauts et des bas. L’accumulation de la richesse, l’industrialisation et la croissance étaient les signes d’un progrès général. Même dans les périodes sombres il y avait de l’espoir ; on s’attendait à ce que ça aille mieux.

Je suis juste assez vieux pour me souvenir de la Grande Dépression. Après quelques années, au milieu des années trente, même si la situation était objectivement pire qu’aujourd’hui, l’atmosphère était différent. Nous avions le sentiment que nous allions nous en sortir. Même les chômeurs et chômeuses le pensaient. Ça allait aller mieux. Le mouvement ouvrier organisait la résistance. Y compris la CIO. Le mouvement à pu se rendre jusqu’aux occupations d’usine ce qui a effrayé le monde des affaires. On peut s’en rendre compte en relisant les journaux d’affaire de l’époque. Une occupation c’est juste un pas avant la saisie de l’usine par les ouvriers et ouvrières pour la faire fonctionner à nouveau.

Les lois du New Deal commençaient aussi à être promulguées sous la pression populaire. Il y avait une certaine conviction qu’on allait s’en sortir.

Aujourd’hui, c’est différent. Nous sommes dans un climat pervers où ont n’attend plus aucun développement positif, qui va même jusqu’au désespoir. Je pense que c’est assez nouveau dans l’histoire américaine. Et il y a une base objective à cet état d’esprit. Dans les années trente, les chômeurs et chômeuses pouvaient penser, de façon assez réaliste, qu’ils allaient retrouver des emplois. Aujourd’hui, si vous travaillez dans le secteur manufacturier et que vous perdez votre emploi, (le taux de chômage dans ce secteur est à peu près égal à ce qu’il était durant la grande dépression), et si les tendances se maintiennent, vous savez que ces emplois ne reviendront pas.

Un tournant historique

Le changement a eu lieu durant les années soixante-dix. Pour de multiples raisons. L’une d’elles, la chute du taux de profit, a été démontrée par l’historien de l’économie, le Professeur Robert Martin qui a beaucoup étudié ces sujets. Cela, avec d’autres facteurs, a mené à un renversement de 700 ans de progrès dans l’industrialisation et le développement. Nous sommes entrés dans un processus de désindustrialisation et de recul de la croissance. Bien sûr, la production manufacturière se poursuit, mais ailleurs. C’est très profitable pour les industriels mais pas pour les ouvriers et ouvrières. Nous avons aussi subit un changement important de l’économie. Nous sommes passés de l’économie liée aux entreprises manufacturières, celles qui produisent des biens dont la population a besoin vers la finance et la manipulation financière. La financiarisation de l’économie a pris naissance à ce moment-là.

Avant les années soixante-dix, les banques étaient des banques ; elles faisaient ce qu’elles doivent faire dans une économie capitaliste : prendre des fonds non utilisés, (par exemple vos dépôts) et les transférer dans quelque investissement utile, (par exemple un achat de maison ou le paiement pour l’éducation d’un enfant). Il n’y avait pas de crises financières. Ce fut une période d’énorme croissance, la plus importante dans l’histoire américaine peut-être même dans toute l’histoire économique. La croissance soutenue au cours des années cinquante et soixante était égalitaire. La population du plus bas percentile améliorait ses revenus de même que celle du plus haut. Beaucoup de gens sont arrivés à un niveau de vie raisonnable. On les appelle aujourd’hui la classe moyenne, dans d’autres pays on parle de la classe ouvrière.

Cette situation bien établie n’a fait que s’accélérer dans les années soixante. Les luttes au cours de cette période, après des années plus sombres, ont réussi à civiliser ce pays de multiples façons dont certaines sont devenues permanentes. Arrivent les années soixante-dix et un soudain tournant de l’industrie vers la délocalisation de la production. En même temps le virage vers les institutions financières s’est considérablement développé.

Au cours des années cinquante et soixante l’industrie a développé ce qui est devenu, plusieurs décennies plus tard, les bases de l’économie de la haute technologie. Les ordinateurs, Internet, en d’autres mots la révolution électronique, a été essentiellement développée par le secteur public au cours de ces années. Il a fallu un peu de temps pour que son développement se fasse, mais il vient de là.

Au cours des années soixante-dix un cercle assez vicieux s’est installé qui a mené à une concentration de plus en plus importante de la richesse dans les mains du secteur financier. Et cela n’a aucunement profité au reste de l’économie.

Transformation de la vie politique

La concentration de la richesse mène à la concentration du pouvoir politique qui finit par produire le genre de législations qui renforce encore le cycle. Les politiques telles les changements dans la taxation, dans les règles de gouvernance, les dérégulations ont été le fait des deux partis politiques du pays. Parallèlement, le coût des élections n’a cessé de s’accroitre ce qui a poussé les partis à se coller encore plus aux fonds des entreprises.

Par la suite, un nouveau processus a commencé ; littéralement, la dissolution des partis. Antérieurement, quand vous étiez membre du congrès, vous pouviez compter sur vos années de loyaux services pour avancer dans la hiérarchie et, par exemple, pouvoir accéder à la présidence de comités, avoir une position de responsabilité. Vous pouviez espérer beaucoup de votre longue implication et des services rendus. En quelques courtes années, il a fallu que ces élus-es contribuent à la caisse de leur parti pour espérer dépasser leur simple position de député ou de sénateur-trice. Il n’en fallait pas plus pour pousser le système encore plus loin dans les poches des entreprises et singulièrement dans celles du secteur financier. Ne détiennent-elles pas une énorme richesse, principalement celle du 1% de la population l aplus riche du pays.

Situation économique actuelle

Pour les autres, commençait une période de stagnation ou même de déclin pour la majorité. Les gens ont voulu s’en sortir par des moyens plutôt artificiels : l’endettement, l’allongement des heures de travail par exemple. Donc, une période de stagnation pour les uns-es et de concentration de la richesse pour les autres. Et le système politique a commencé à se déliter. Il y a toujours eu une distance entre ce que la population veut et les politiques publiques adoptées pour y correspondre. Mais c’est finalement un fossé qui s’est creusé. On peut le voir en ce moment.

Voyez un peu ce qui arrive maintenant. Le gros sujet de débat à Washington c’est le déficit. Pour le public, ça n’est pas LE problème ; LE problème c’est le chômage. Il y a une commission qui travaille sur le déficit, aucune sur le chômage et la création d’emplois. La population a des idées en ce qui concerne le déficit. Pour peu que vous vouliez les entendre. Les sondages nous rapportent un appui sans faille pour l’augmentation des impôts des plus riches qui n’ont pourtant cessé de diminuer sensiblement au cours des années de stagnation, de déclin de l’économie réelle. Le public veut ces augmentations pour pouvoir conserver ce qui reste encore de filet social. Il est probable que les conclusions de la commission sur le déficit n’iront pas dans ce sens. Ou ils s’entendent à l’encontre des vœux de la population, ou bien nous tomberont sous l’emprise d’un système automatique qui se chargera de faire le sale travaili. Et cela arrivera bientôt. La commission doit conclure ses travaux dans les prochaines semainesii. Les mouvements Occupy devrait pouvoir mobiliser suffisamment largement pour tenter de contrer ce pompage de revenus au cœur même de la population. D’autant que cela aura des effets négatifs sur l’économie elle-même.

Sans aller dans les détails, le développement de l’économie tel qu’il s’est déroulée au cours des trente dernières années, est devenu un véritable cauchemar selon ce que prévoyaient les économistes classiques. Prenez la peine de lire Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations d’Adam Smith, vous verrez qu’il traite de la possibilité que les marchands et les manufacturiers anglais décident de faire des affaires hors d’Angleterre et veuillent aussi y investir pour importer ensuite. Il conclut que cela leur sera profitable mais nuira au pays. Et il ajoute que ces marchands et manufacturiers devraient préférer investir dans leur pays, ce qu’on appelle parfois avoir le biais domestique. Donc, comme si par une main invisible, l’Angleterre avait pu éviter les ravages causés par la globalisation néo libérale.

Difficile d’ignorer ce passage. D’ailleurs, c’est la seule fois, dans cet ouvrage, qu’il emploie l’expression « main invisible ». Qui sait, peut-être bien que l’Angleterre pourrait être sauvée de la globalisation néo libérale par une main invisible…David Ricardo, l’autre grand économiste classique, reconnaît la même chose et espère lui aussi le même résultat. Un peu sentimental ?
Ça n’est pas arrivé à l’époque mais on y est maintenant. C’est ce qui se passe depuis trente ans. Pour la vaste majorité de la population, comme le décrit le slogan 99% des indignés-es, la vie est vraiment dure et ne peut qu’empirer. Nous sommes peut-être dans une phase de déclin irréversible. Pour le 1 %, (surtout pour le 1/10ième de ce 1%), tout va merveilleusement bien. Ils dominent, sont plus riches et plus puissants que jamais, ils contrôlent le système politique sans égard au reste de la population et si ça continue….tant mieux, allons-y ! C’est exactement ce contre quoi Smith et Ricardo mettaient en garde.

Prenons City Group. Pendant des années elle a été une des plus corrompues des grandes banques d’investissement. Depuis les premières années de l’administration Reagan elle a été secourue à même les fonds publics de multiples fois et l’est à nouveau en ce moment.

Je ne m’étendrai pas sur l’ampleur renversante de cette corruption ; vous êtes sans doute au courant. Il y a quelques années, cette banque a produit un prospectus pour les investisseurs. Elle les encourageait à mettre leur argent dans ce qu’elle appelait un « plutonomy index ». Donc, le monde se divise entre la ploutocratie, les riches et ainsi de suite. Et c’est là que ça se passe !! Elle dit que leur index arrive à dépasser les rendements du marché boursier habituel ; donc que c’est là qu’il faut investir. Et les autres ? Ils ne comptent pour rien. On ne s’en préoccupe pas et on n’en a pas besoin d’eux. Ils doivent rester là pour assurer un État fort qui pourra les protéger et les sauver financièrement quand ils seront mal pris. C’est tout ce qu’on leur demande. Certains nomment « précariat » cette population qui vit une dure existence à la périphérie de la société. Sauf que ce n’est plus la périphérie ; c’est maintenant l’essentiel de la société américaine et de bien d’autres pays.

Certains voient cela comme une bonne chose. Par exemple, Alan Greenspan a témoigné devant une commission du Congrès durant l’administration Clinton pour expliquer les merveilles de cette grande économie quand il était encore « Saint Alan », encensé par toute la profession des économistes comme le plus grand de tous les temps, (c’était avant le crash auquel il a beaucoup contribué). Il a déclaré que l’économie était effectivement basée sur la « l’augmentation de la précarité des travailleurs et travailleuses ». C’est que, s’ils sont dans l’insécurité, s’il y a un « précariat » qui vit à la dure, cela empêche les revendications, les salaires restent bas, il n’y a pas de lutte pour les bénéfices marginaux. Toute chose bonne pour garder l’économie en santé. C’est ce qu’on appelle une économie techniquement en santé et il a été loué pour une telle position.

Quel avenir ?

Donc, en ce moment le monde se divise entre la ploutocratie et le « précariat » ou, dans le langage du mouvement Occupy entre le 1% et le 99%. Et ce serait du côté de la ploutocratie que ça se passe…. Ça peut continuer comme ça, et pire, devenir permanent. C’est vers là que nous nous dirigeons. Les mouvements Occupy sont la première réaction populaire importante contre la situation qui pourraient réussir. Il va falloir se préparer à faire face à une longue et dure bataille. Les victoires ne viennent pas du jour au lendemain. Il faut développer une forme de structures de pression durables qui pourra se maintenir dans les périodes les plus difficiles et mener à des gains majeurs. Beaucoup de choses sont à faire et peuvent être faites.

Je vous ai déjà souligné qu’au cours des années trente, les occupations d’usines étaient les actions les plus efficaces. Pour une raison bien simple : un pas de plus et c’est la prise de contrôle de l’industrie. Au cours des années soixante-dix, alors que le déclin s’installait, il y a eu quelques actions importantes. (…) En 1977, US Steel a décidé de fermer une de ses plus grandes usines à Youngstown, Ohio. Au lieu de partir docilement, les travailleurs et travailleuses avec l’appui de la communauté environnante, ont décidé d’acheter les installations et de les autogérer. Ils n’ont pas gagné leur pari mais si l’appui populaire avait été plus important ils auraient pu. C’était une victoire partielle malgré tout. Ce projet a permis à d’autres expériences de se développer en Ohio et ailleurs dans le pays.

Ce sont maintenant des centaines et peut-être même des milliers de prise en mains d’entreprises, pas toujours si petites, par les ouvriers et ouvrières qui se passent en ce moment. C’est la base pour une véritable révolution. C’est comme ça que ça s’installe. Ici aussi, dans la périphérie de Boston, ça arrive. Une multinationale avait décidé de se départir d’une usine fonctionnelle, profitable mais pas encore assez pour les propriétaires. Les travailleurs, travailleuses et leur syndicat ont fait une offre d’achat. L’entreprise a plutôt décidé de fermer. Sans doute par manque de conscience sociale. Ça fait leur affaire ! Probablement que, là aussi, si l’appui populaire avait été plus conséquent, le projet aurait réussi.

Il y a d’autres expériences du genre et même de très importantes. Récemment, le président Obama a pris en main l’industrie de l’auto. Elle est devenue propriété publique. Elle a été remise sur pied et rendue à ses propriétaires pour que tout redevienne comme avant. Il aurait pu faire autre chose. Il aurait pu la transformer en une expérience d’autogestion. C’est une part importante de l’économie américaine qui aurait été confiée aux travailleurs et travailleuses pour qu’ils produisent ce dont la population a besoin. Et nous avons besoin de beaucoup de choses. Par exemple, nous savons, ou devrions savoir, que nous sommes très en retard dans le secteur des transports à haute vitesse. Cela a un impact sur la population et sur l’économie. C’est très sérieux.

Je vais vous raconter une petite histoire personnelle. Je suis allé donner des conférences en Europe récemment et j’ai dû me rendre dans le sud de la France. Le trajet en train entre Avignon et Paris n’a pris que deux heures. C’est la distance entre Boston et Washington où le trajet est beaucoup plus long. C’est scandaleux ! Nous pourrions en faire autant, nous en avons les capacités, la force de travail expérimentée et formée pour le faire. Cela nécessite un certain support populaire. Mais ça serait un changement important dans notre économie. Pour ajouter à l’ironie, pendant que ce genre de projet est mis de côté, le président Obama envoyait son secrétaire aux transports en Espagne pour recruter des entreprises pour la construction de trains à haute vitesse. On pourrait les faire ici, dans la Rust Belt où presque tout a été fermé. Il n’y a aucune raison économique pour de telles décisions. Ce sont des raisons de classes sociales et un manque de mobilisation politique qui expliquent ce genre de gestion.

Il y a, aussi des développements internationaux dangereux qui jettent un voile sur tout ce que nous discutons ici. Pour la première fois depuis le début de l’humanité nous vivons sous de réelles menaces contre la paix et contre la survie de l’humanité. La menace nucléaire est au-dessus de nos têtes depuis 1945 et ça tient du miracle qu’elle ne se soit pas matérialisée. L’administration et ses alliés n’ont fait que la développer. Il nous faut faire quelque chose à ce propos ou nous serons vraiment en mauvaise posture.
Ensuite vient la possible catastrophe environnementale. Partout dans le monde les nations prennent au moins quelques mesures pour tenter de l’atténuer. Les États-Unis aussi, mais pour accélérer le processus. Nous sommes le seul pays qui, non seulement ne fait rien de constructif à ce sujet, mais nous ne tentons même pas de nous joindre aux autres. Nous travaillons à reculons.

Le Congrès légifère en ce moment pour renverser des lois adoptées par l’administration Nixon. (…) Il s’agit de se débarrasser de mesures qui visaient justement à se préparer à réagir en cas de développement d’une catastrophe possible. Le monde des affaires mène en ce moment une chaude propagande contre ces mesures en disant qu’elles sont un travestit de mesures libérales. Pourquoi donc prêter attention aux scientifiques ? Je ne blague pas : nous somme en train de retourner au Moyen Âge. Si la nation la plus riche et la plus puissante dans l’histoire du monde se retrouve dans cette situation, alors nous ne pourrons pas venir à bout de la crise actuelle et tout ce dont nous discutons maintenant ne voudra rien dire dans une génération ou deux. Tout ces enjeux sont devant nous actuellement et il faut que quelque chose soit fait bientôt de manière responsable et durable. Il ne sera pas facile de réussir. Il va y avoir bien des obstacles, des difficultés et même des échecs en cours de route. À moins que ce qui se passe ici et dans le reste du monde en ce moment continue, se développe et devienne une force sociale majeure partout, les possibilités d’un futur acceptable ne sont pas brillantes.

Questions de la salle

1-Que pensez-vous du statut de personne attribué aux entreprisesiii ? Et comment sortir l’argent du processus politique ?

Réponse  : Il y a beaucoup à faire mais il faut un large soutient populaire très actif. Si le mouvement Occupy était la force militante la plus importante du pays, vous pourriez aller de l’avant. La plupart des gens ne connaisse pas ce dont vous parlez ou, s’ils le savent, ils n’en voient pas la portée. Les sondages montrent un large appui de la part de ceux et celles qui sont au courant. Cela nous assigne une tâche : il faut aller renseigner les gens partout à travers le pays, leur dire ce qu’il en est et les conséquences si rien n’est fait pour renverser la situation.

Le statut de personne attribué aux entreprises n’est pas une mauvaise chose, mais encore faut-il savoir ce qu’il en est au juste. (….) le 5ième amendement de la Constitution dit que les droits d’une personne ne peuvent lui être retirés qu’après un processus légal juste et conforme. Les pères fondateurs, lorsqu’ils employaient le mot personne ne parlaient pas nécessairement de tous les humains de la nation en chair et en os. Par exemple les Amérindiens n’étaient pas considérés comme des personnes et n’avaient aucun droit. Il y avait une catégorie considérée et dite « 3/5 humains-es » qui n’avaient pas plus de droits. Les femmes n’étaient pas complètement des personnes et ne bénéficiaient pas de tous les droits. Bien sûr une bonne partie de cela a été corrigé au fil des années. Au cours de la Guerre civile les 3/5 de personnes ont été élevés au statut d’humains à part entière en principe ; ce n’était qu’un principe.

Les cours ont modifié le concept de « personne » de deux façons par la suite. L’une d’elle visait à l’élargir pour y inclure les entreprises. Les cours et l’État ont introduit là une véritable fiction légale. Plus tard, les dirigeants des entreprises, les gestionnaires sont devenus des personnes. Ce n’est pas ce dont parle le 14ième amendement. Cela affecte les sans-papiers ; ils doivent être exclus de la catégorie de personne. Cela se passe en ce moment !
Ce genre de loi a deux aspects : l’inclusion des dirigeants et administrateurs d’entreprises leur donne des droits alors que via les traités et autres arrangements commerciaux ils ont déjà des droits au-delà de tous les droits humains. Par contre, les réfugiés-es d’Amérique centrale qui fuient leurs terres dévastées par les États-Unis et ceux et celles du Mexique qui sont forcés-es de partir parce qu’il est impossible de soutenir la compétition avec l’agriculture américaine hautement subventionnée, sont exclus-es de la définition et de ses garanties.

Au moment de l’adoption du Traité de libre échange nord américain, l’administration Clinton était bien consciente que cela allait dévaster l’économie mexicaine et elle a commencé à militariser la frontière. Nous en voyons les conséquences. Ces gens n’ont pas droit au statut de personne.
Alors lorsque nous parlons de ce statut n’oublions jamais qu’il y a deux faces à cette médaille et qu’il faut en informer la population. Si nous voulons lutter contre ce jugement, il faut mobiliser une vaste base et qu’elle s’implique sérieusement.

Q.- Qu’en est-il de la classe dominante aux États-Unis ? Est-ce que nous nous orientons vers un système fasciste ?

R.- Honnêtement je ne pense pas. La force nécessaire n’est pas là. Il y a environ un siècle que les deux nations les plus libres du monde, la Grande Bretagne et les Etats-Unis, ont compris que c’était impossible de contrôler leurs populations à long terme. Elles avaient, grâce à leurs luttes gagner trop de liberté et les dirigeants s’en rendaient compte. On peut voir cela dans les écrits de l’époque. Ils ont reconnu qu’ils devraient changer de tactique pour contrôler les attitudes et les croyances. Ils ne pouvaient plus se fier à la seule force. (…) C’est à ce moment-là qu’est née l’industrie de la communication, des public relations. Dans les deux pays il fallait contrôler les attitudes et les croyances pour induire le consumérisme, l’apathie et les distractions. C’est un moyen toutefois moins dur que d’affronter la torture et la Gestapo. Je ne crois vraiment pas que les conditions soient réunies pour que le fascisme renaisse ici.

Q.- Vous avez mentionné que les occupations d’usine sont les précurseurs de la prise de contrôle d’une industrie. Diriez-vous que la grève générale est un moyen d’avancer ? Si jamais on vous le demandait, seriez-vous prêt à soutenir ouvertement la volonté démocratiquement exprimée par la population américaine ?

R.- Vous ne voulez pas de leader ? Vous voulez mener les choses par vous-mêmes. Il doit quand même y avoir des représentants-es et vous devriez en être. Mais que ce soit une représentation soumise à rappel.

Pour ce qui est de la grève générale, c’est comme pour toutes les autres actions. Vous pouvez envisager sa possibilité quand la population est prête à ça. De toute évidence nous ne pouvons pas, assis-es ici, déclarer la grève générale. Il faut qu’une très grande partie de la population soit prête à prendre des risques. Cela demande de l’organisation, de la formation et du militantisme. Et, éduquer ne signifie pas dire comment penser. Cela veut dire apprendre personellement. Marx disait : « Il ne faut pas seulement comprendre le monde, il faut le changer ». Nous devrions garder en tête une variante de cette formule : « Si vous voulez changer le monde mieux vaut commencer par essayer de le comprendre ».

Comprendre ne veut pas dire écouter un discours ni lire un livre quoique cela ne soit pas inutile. Cela vient par l’implication. Apprendre se fait par la participation. Vous apprenez des autres, des gens avec qui vous essayez de vous organiser. Vous devez prendre de l’expérience et apprendre ce qu’il est possible d’introduire comme idées et tactiques.

Il y a beaucoup à faire et ça ne se fera pas en un tour de main. Il faut un long travail très spécifique. Je pense qu’un des aspects les plus excitants des mouvements Occupy est la construction de multiples liens et associations. Si cela dure et rejoint une grande partie de la population qui n’est pas encore au courant de la situation, si cela arrive, vous pourrez soulever des questions de tactique comme celle-là qui pourrait bien être la réponse adéquate à un moment donné.

Noam Chomsky

prof. MIT

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