Édition du 23 avril 2024

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Réflexions autour de la Grèce (2) : Des idées pour nous

Les journées grecques de juillet, marquées par le référendum contre les offres européennes (le 5) et l’acceptation du 3e mémorandum par le parlement (le 15), ont bouleversé le paysage politique et idéologique en Grèce mais aussi partout en Europe et même à l’échelle mondiale. Dans un premier texte[i], nous avons présenté rapidement le contexte ayant mené à cette crise politique et esquissé quelques réflexions quant aux conclusions générales que nous pouvons en tirer.

Ici, nous mettrons l’accent sur des enseignements transposables à la situation québécoise et pancanadienne, incluant des perspectives stratégiques pour Québec solidaire.

Le retour brutal de la question stratégique

Il ressort clairement de l’expérience des six derniers mois en Grèce qu’un programme politique ou une plateforme électorale ne vaut rien sans une vision stratégique crédible quant à leur mise en œuvre. L’exemple de Syriza, qui a fait campagne à la fois pour mettre fin aux politiques d’austérité et pour maintenir la Grèce dans la zone euro, est frappant. Ces deux engagements étaient incompatibles en pratique et il aurait été préférable que Syriza (comme le proposait son aile gauche, avec l’appui de 45% du comité central à l’époque) propose un plan incluant la sortie de l’euro[ii].

À Québec solidaire, tout un chantier devrait s’ouvrir pour la Commission politique sur la question de la réalisation concrète du programme. Quelles conditions devons-nous réunir pour que ces propositions puissent s’appliquer ? Quels sont les principaux obstacles politiques, économiques et institutionnels qu’il faudra surmonter ? Par quoi on commence si on veut se rendre jusqu’au bout ? Ces réflexions devraient mener à une discussion formelle en congrès du parti, donc en impliquant le plus largement possible les membres, pour l’adoption de perspectives stratégiques.

Dans cette réflexion, l’enjeu de la résistance au pouvoir financier transnational devrait être priorisé, tout comme la question de la monnaie et celle des alliances politico-économiques internationales. Le programme contient déjà des éléments intéressants comme la création d’une banque d’État. Le soutien à l’économie sociale peut aussi s’avérer d’une grande importance, en donnant une plus grande place aux réseaux d’échange locaux et au marché intérieur.

Le débat à venir en 2017 sur le 5e et dernier volet du programme comprendra les enjeux internationaux, ce qui nous donne une occasion en or de soulever plusieurs de ces questions. Comment se situer face au pouvoir d’institutions comme le FMI ? Quelle orientation prendre quant à l’ALENA et d’autres mécanismes d’intégration économique au service du capital ? Un Québec indépendant devrait-il se joindre à l’ALBA ?[iii]

L’incontournable question des alliances

Un autre élément de la crise grecque qui milite en faveur d’une sobre réflexion est l’hostilité sans nuance des autres gouvernements européens face au gouvernement Syriza, le premier issu de la gauche radicale depuis des générations, et le premier à remettre en cause le modèle économique imposé depuis les années 1980. Chaque pays avait ses raisons pour souhaiter l’échec du nouveau gouvernement grec. Les pays nouvellement intégrés à la zone euro à de très strictes conditions, tous gouvernés par des partis de droite, étaient les meilleurs alliés de l’Allemagne. Mais du côté des pays lourdement endettés (Italie, Portugal, Espagne…), on craignait aussi qu’un succès grec ne fasse contagion chez eux et donnent de l’eau au moulin à leur gauche radicale. C’est cette réalité politique qui a prévalu, derrière le masque de moins en moins convaincant du blocage des institutions européennes et du respect des traités. Face à ce mur politique et institutionnel, la démocratie grecque n’avait aucun poids, que ce soit la victoire électorale de Syriza ou le Non retentissant au référendum.

En plus des alliances internationales que nous venons d’évoquer, cette réalité devrait nous amener à réaliser l’importance de développer des alliances pancanadiennes. En effet, rien ne garantit que l’État canadien - tout aussi dévoué aux intérêts du capital que les institutions européennes - respecterait l’élection d’un gouvernement Solidaire au Québec, ou les résultats d’une assemblée constituante ou d’un référendum sur l’indépendance. Nous avons de notre côté le poids démographique et économique du Québec qui est plus important, dans l’ensemble canadien, que celui de la Grèce en Europe. Mais même avec une mobilisation populaire forte, sans appuis dans le Reste du Canada, notre rapport de force pourrait être insuffisant pour éviter une logique de confrontation et de mesures punitives contre un mouvement menaçant pour l’ordre établi.

Les démarches entreprises depuis peu en direction de la constitution d’une alternative politique de gauche anti-austérité à l’échelle pancanadienne sont donc d’une grande importance. Et au sein de ce processus, la participation de Québec solidaire et la solidarité avec la lutte du Québec pour son autodétermination nationale sont des éléments incontournables.

La complexité des rapports parti/programme/mouvement

Une autre leçon importante pour nous, en observant les développements récents en Grèce, est que les rapports entre le mouvement social, les partis et organisations de gauche, et le programme politique permettant de sortir du carcan capitaliste, sont pour le moins complexes. Par exemple, l’attachement de la population envers l’euro est demeuré un facteur de modération significatif sur Syriza et explique probablement la mise en minorité des éléments anti-euro du parti.

Avec le programme proposé par son aile gauche, incluant la nationalisation des banques et la sortie de l’euro, Syriza n’aurait probablement pas gagné les élections de janvier, et alors, toutes les questions stratégiques qu’on se pose aujourd’hui seraient restées plutôt théorique pour une plus longue période. Est-ce à dire que le passage par les six premiers mois du gouvernement Tsipras était en fait inévitable ? Il fallait peut-être justement que la population vive les limites bien réelles de l’approche européaniste de gauche et constate que celle-ci mène à une impasse avant d’envisager sérieusement l’orientation souverainiste de gauche.[iv]

Est-ce que les tendances « eurosceptiques », minoritaires (jusqu’à récemment) mais significatives, dans Syriza, auraient dû quitter ce parti et présenter directement leur programme plus radical à la population, comme l’ont fait la coalition anticapitaliste Antarsya et le parti communiste (KKE) ? On peut douter du succès d’une telle orientation sur le plan organisationnel et électoral. La réalité est que Antarsya n’a pas obtenu suffisamment d’appui en janvier pour entrer au parlement et que le KKE reste une force politique stagnante et isolée par son propre sectarisme.

De l’autre côté, sans leur intégration complète dans Syriza, les 39 députés de gauche qui ont voté contre le mémorandum le 15 juillet auraient été, au mieux, des orateurs invités à la manifestation en dehors du parlement. Ceci aurait donné bien plus de poids à l’extrême-droite d’Aube Dorée dans le contexte de l’adoption, par un gouvernement ou un autre, du 3e mémorandum. Tandis que maintenant, les militantes et militants des tendances plus anticapitalistes de Syriza offrent à leur parti et à leur pays une direction alternative bien plus crédible que ce que peuvent offrir les organisations de gauche extérieures au parti.

Le scénario qui vient de se dérouler semble donc être le meilleur possible étant donné les rapports complexes et contradictoires entre trois éléments imbriqués : les mouvements de masse et l’opinion populaire, les partis et organisations politiques, et les programmes et idées politiques disponibles.

Pour Québec solidaire et la gauche québécoise en général, ceci signifie que la recherche de pureté programmatique et idéologique est incompatible avec l’avancement de la lutte populaire contre l’austérité et pour une vraie démocratie. Le pluralisme interne à Québec solidaire, incluant des tendances qui pourraient aller vers le social-libéralisme dans un contexte similaire à celui de la Grèce, est un atout à l’étape actuelle. Sans cette masse critique, la gauche n’aurait pas pu échapper à la marginalité et prendre une place à l’Assemblée nationale. L’orientation actuelle de QS reflète bien à la fois le potentiel et les contradictions des mouvements sociaux québécois. Seule la pratique politique concrète permettra de déterminer laquelle, parmi toutes ces potentialités, sera éventuellement réalisée.

En même temps, le pluralisme signifie aussi que, dans Québec solidaire, les tendances plus radicales, socialistes, anticapitalistes, etc, doivent s’organiser, prendre toute leur place dans les débats, mettre de l’avant des perspectives différentes tout au long de l’évolution du parti. Autrement, l’expérience du pouvoir, au lieu de mener à une clarification des enjeux stratégiques et potentiellement à une radicalisation du parti et des mouvements, pourrait mener le parti dans une voie d’adaptation et même de capitulation. Il n’a fallu que six mois pour que le gouvernement issu de Syriza accomplisse cette régression politique spectaculaire.

La démocratie interne et le contrôle de l’aile parlementaire

Heureusement, il semble que la majorité des membres du parti n’accompagne pas Tsipras et son équipe dans cette direction. En plus des 39 députés ayant voté OXI le 15 juillet, la majorité des membres du comité central (qui en compte environ 200), plusieurs organisations locales et régionales, ainsi que l’aile jeunesse, ont dénoncé le nouveau mémorandum et réclament la convocation des instances du parti afin de déterminer l’orientation à prendre dans cette nouvelle situation.[v]

Le fait que le comité central ne puisse pas se convoquer lui-même indique une centralisation du pouvoir entre les mains du président du parti (Tsipras) qui serait inconcevable dans Québec solidaire. Mais même si le comité central se réunissait et adoptait une orientation différente de celle du gouvernement, il n’y a pas de garantie que le caucus des députés de Syriza suivrait cette nouvelle ligne. La question du contrôle de l’aile parlementaire par le parti en est une qui n’a presque pas été discutée dans Québec solidaire. Un sujet à mettre à l’ordre du jour pour la révision des statuts du parti d’ici le congrès du printemps 2016 qui devrai se prononcer sur des modifications.

Mais la bataille pour le réarmement politique de Syriza - qui risque la démoralisation complète si elle se laisse transformer en instrument au service d’un gouvernement maintenant devenu gestionnaire tranquille de l’hyper-austérité - est loin d’être perdue. Un grand rassemblement a déjà eu lieu à Athènes à l’initiative de la Plateforme de gauche, plusieurs autres assemblées locales se tiennent aussi à travers le pays pour tenter de trouver la meilleure issue possible à cette crise. Les manifestations et les grèves ont repris dès l’annonce de l’accord du 13 juillet.

Bref, nous pouvons conclure en affirmant bien fort : Syriza est morte… Vive Syriza !

Notes

[i] http://leblogueursolidaire.blogspot.ca/2015/07/reflexions-autour-de-la-grece-il-ny.html
[ii] Mais pas de l’Union européenne, contrairement à l’amalgame qui revient constamment dans la bouche de Tsipras et de ses alliés de gauche comme de droite. Voir l’entrevue avec le Ministre grec de l’Éducation http://therealnews.com/t2/index.php?option=com_content&task=view&id=31&Itemid=74&jumival=14285 ou la conclusion du texte cosigné par Balibar http://blogs.mediapart.fr/blog/ebalibar/190715/etienne-balibar-sandro-mezzadra-frieder-otto-wolf-le-diktat-de-bruxelles-et-le-dilemme-de-syriza
[iii] L’Alliance bolivarienne pour les Amériques compte actuellement onze membres : Cuba, le Venezuela, la Bolivie, le Nicaragua, la Dominique, Antigua-et-Barbuda, l’Équateur, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Sainte-Lucie, Saint-Christophe-et-Niévès et la Grenade (dans l’ordre d’adhésion) plus deux États membres observateurs : Haïti et le Suriname. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alliance_bolivarienne_pour_les_Am%C3%A9riques
[iv] Sur ces concepts, voir Durand Folco http://revuelespritlibre.org/notes-provisoires-sur-la-question-grecque
[v] Sur les débats dans Syriza, voir les nombreuses contributions de Stathis Kouvelakis, députés Syriza, diffusées sur Médiapart, The Jacobin, et plusieurs autres site en français et en anglais, notamment cette entrevue http://therealnews.com/t2/index.php?option=com_content&task=view&id=31&Itemid=74&jumival=14316

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