Édition du 30 avril 2024

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Service public : les moyens de nos besoins

Quelques jours après le colloque qu’elle a organisé à l’Assemblée Nationale sur les services publics, la députée Clémentine Autain revient sur l’urgence qu’il y a à les remettre au premier plan dans leur globalité. Si les besoins ont évolué et augmenté, les moyens, eux, n’ont pas du tout suivi, le fossé s’est creusé entre les besoins de la population et la réponse de l’État, laissant ainsi une place croissante au privé.

5 février 2024 | tiré d’AOC media
https://aoc.media/opinion/2024/02/05/service-public-les-moyens-de-nos-besoins/

Quand j’étais adolescente, la France pour moi c’était les trains qui arrivent à l’heure. On savait quand on partait et quand on arrivait. À la minute près. C’était notre modèle, loin de celui de Reagan/Thatcher.

La privatisation des chemins de fer anglais avait été une telle catastrophe qu’il avait fallu renationaliser. Et nous, nous semblions résister à cette marchandisation du monde. J’étais fière. Cette France-là s’est effondrée. Contrairement à ce que je fantasmais, à l’idée que je me faisais de mon pays, elle n’a pas tenu bon.

C’est aujourd’hui l’éléphant dans la pièce. À gauche, alors que nous sommes de toutes les mobilisations pour empêcher une maternité, une classe d’école ou un bureau de poste de fermer, nous ne mettons pas au premier plan l’enjeu des services publics dans leur globalité – et pas seulement pour exiger plus de moyens. Cet angle est pourtant essentiel si l’on veut déjouer les logiques capitalistes et organiser la réponse à nos besoins. Le service public est une clé qui ouvre plusieurs portes. À condition de décloisonner, de ne pas laisser enfermer chaque secteur dans son couloir de nage mais d’embrasser la totalité du sujet. Car ce sont les mêmes maux qui appellent les mêmes changements profonds.

Le choix néolibéral conduit partout à la casse des biens communs. La pensée dominante, avec ses déclinaisons gouvernementales depuis des décennies, part de l’idée que le privé serait plus efficace que le public. Les fonctionnaires seraient trop nombreux[1]. La dépense publique serait un coût. Le management privé, avec sa politique du chiffre, ses primes, son « reporting » et ses tableaux Excel, serait plus efficace que le temps pour la relation humaine et la coopération.

Jusqu’au sommet de l’État qui se rue désormais sur les agences de conseil pour orienter ses choix, avec des haut fonctionnaires toujours plus à l’affût de pantouflage, l’esprit public est dilapidé. Il nous faut mieux et plus de services publics. C’est un moyen d’agir pour une répartition primaire des richesses, et pas seulement pour la redistribution. C’est également un ferment de cohésion sociale car les services publics ont vocation à répondre à toutes et tous, sans distinction, dans un souci d’égalité. Ma conviction est qu’à gauche, nous avons le devoir et la légitimité de porter cette voix. Haut et fort.

S’emparer du service public, c’est relier « les tours et les bourgs », pour reprendre l’expression de François Ruffin, qui a raison d’alerter sur l’adéquation entre notre discours et les attentes des catégories populaires habitant dans les sous-préfectures. Depuis la crise des gilets jaunes, j’ai l’obsession de trouver ce qui peut fédérer le monde populaire des banlieues, comme celles de chez moi en Seine-Saint-Denis, et des territoires ruraux, périurbains. Car je me méfie des soustractions. S’il fallait arrêter de batailler contre les violences policières ou le racisme au motif que cela n’intéresserait pas voire rebuterait dans la Creuse ou en Baie de Somme, je crois profondément que nous ferions fausse route. C’est pourquoi les services publics m’apparaissent comme un élément fédérateur.
La macronie a massacré les services publics : quand va-t-elle les réparer ? Évidemment jamais, car la « Start’up Nation » est engluée dans les normes du marché, loin de l’esprit public.

Quand je vais à Pamiers ou à Guingamp, on m’interpelle sur les retards de train, la maternité désormais à plus de 45 minutes, le manque de places en Ehpad… À Sevran, si les questions se posent parfois différemment – ce n’est par exemple pas pareil d’avoir un RER souvent en panne que pas de train du tout –, elles sont de même nature : lignes de bus qui disparaissent, urgences d’hôpitaux fermées la nuit, manque d’AESH…

Le sentiment de déclassement ne se joue pas que dans le travail qui ne permet plus de vivre dignement, la désindustrialisation, l’inflation et les bas salaires. Il a également à voir avec l’espace public qui recule, le dépérissement de tout ce qui permet le lien social, le creusement des inégalités territoriales. Nous avons là un fil potentiellement mobilisateur et unifiant. Ici et là, le service public est au cœur des préoccupations quotidiennes. Il n’est pas toujours identifié comme tel. Comme il fut longtemps décrié, l’expression elle-même de service public a été sortie des radars, avant de réapparaître progressivement notamment à la faveur de la crise Covid.

Si je suis convaincue que les services publics doivent (re)devenir un identifiant majeur à gauche, c’est aussi en écho à l’une de mes préoccupations anciennes, le processus d‘individuation. Ce concept forgé par le sociologue Georg Simmel, que j’ai découvert dans les travaux de Bernard Stiegler, dit la relation indispensable entre l’individu et le collectif : l’interaction entre le « je » et le « nous » est un facteur majeur de l’émancipation humaine. Or aujourd’hui, c’est le « nous » qui est malade. L’épanouissement individuel se trouve empêché par l’étiolement du lien social, l’effondrement de l’égalité et de la fraternité. Dans son discours de politique générale, Gabriel Attal a asséné aux jeunes : « tu casses, tu répares ». Après d’autres, la macronie a massacré les services publics : quand va-t-elle les réparer ?

Évidemment jamais, car la «  Start’up Nation  » est engluée dans les normes du marché, loin de l’esprit public.

Mon engagement ne relève pas de la seule construction intellectuelle. Quelque chose vient des tripes. Du cœur. De la rage intérieure. Dans ma circonscription, il y a bien longtemps que je vais soutenir les luttes au grand hôpital Robert Ballanger. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’à chaque fois désormais, ou presque, je vois des femmes pleurer en évoquant leur situation et parfois des hommes au bord des larmes – la dimension de genre est passée par là. Maintenant ce sont aussi les enseignants qui pleurent. On me raconte qu’en période de rentrée scolaire, dans les collèges de mon secteur, il ne se passe pas une semaine sans qu’un jeune nouvellement affecté craque en salle des profs.

Les usagers aussi sont à bout. Dans le RER B, coincé à une station faute de personnel de maintenance suffisant, j’ai vu des femmes pleurer parce qu’elles n’arriveront pas à temps pour chercher leur bébé à la crèche. Dans le Paris-Clermont, il y aussi de quoi bouillir. L’autre jour, ma collègue Marianne Maximi me racontait qu’une panne de train avait conduit à l’arrêt sur les voies pendant une nuit entière, laissant les passagers sans chauffage en plein hiver et sans toilettes. C’est la Croix-Rouge qui a apporté des couvertures de survie et de l’eau !

Et comment ne pas penser à ces personnes qui meurent sur des brancards dans les couloirs des urgences alors qu’ils auraient pu être sauvés s’il y avait eu suffisamment de moyens et de personnel ? Ou à ces femmes qui accouchent dans leur voiture parce que la maternité a fermé[2] et qu’elles doivent se rendre à plus de 45 minutes de leur domicile ? À ces nouvelles victimes des algorithmes de la CAF qui traquent les pauvres[3] ? Aux déçus des maisons France services, qui hurlent ou crachent au visage des personnels incapables d’apporter une solution à leur problème – ils n’en ont pas la compétence, ni le pouvoir ?

D’intensités variables, toutes ces souffrances d’agents et d’usagers sont insupportables parce qu’elles relèvent directement de choix politiques dogmatiques et irresponsables.

Pour tuer son chien, on dit qu’il a la rage. Le sabotage pour ouvrir des marchés au privé a été méthodiquement organisé depuis les années 1980-1990. Le discours de mépris à l’égard des fonctionnaires et de dénigrement des services publics s’est ancré dans notre pays, ouvrant la voie aux vagues successives de privatisations, initiées par Pinochet au Chili[4]. Le tournant néolibéral s’est affirmé, adossé progressivement à l’obsession de la dette ainsi qu’à l’instauration du « New Public Management », qui distille la notion de rentabilité dans le public – un contre-sens total. L’État a organisé son propre délitement. À ce rythme, nous finirons peut-être comme dans Les Furtifs d’Alain Damasio où la ville d’Orange se voit rachetée par l’entreprise du même nom… La dystopie nous rattrape.

Il est temps d’augmenter les recettes de l’État et des collectivités, et donc de taxer les grands groupes et les hyper-riches pour financer les biens communs.

« La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un autre résultat », disait Einstein. À nous d’affirmer un autre chemin. L’État doit être garant des intérêts collectifs, et non un allié du privé. Il faut d’urgence bâtir un nouvel esprit public de gouvernement pour partir des besoins pour organiser la société – une révolution ! Dans cette optique, il ne s’agit pas seulement de défendre les services publics mais d’en conquérir de nouveaux. Avec l’urgence écologique, la hausse de l’espérance de vie, et donc des soins, ou encore l’augmentation du nombre de bacheliers, et donc des places dans l’enseignement supérieur, les besoins ont évolué et augmenté. Or les moyens, eux, n’ont pas du tout suivi. Comme l’a remarquablement documenté le collectif « Nos services publics », le fossé s’est creusé entre les besoins de la population et la réponse de l’État, laissant ainsi une place croissante au privé[5].

En s’emparant des services publics, c’est l’impôt que l’on peut réhabiliter. Car c’est l’occasion de dire qu’il est temps d’augmenter les recettes de l’État et des collectivités, et donc de taxer les grands groupes et les hyper-riches pour financer les biens communs[6]. En prenant à bras-le-corps les services publics, nous affronterons le pouvoir du capital car ils représentent autant d’incursions dans la propriété privée. C’est un véritable mouvement de démarchandisation que nous pouvons enclencher. Pourquoi Doctolib, qui collecte nos données personnelles, devrait-il être privé ? Pourquoi laisserions-nous 3 000 gares en France gérées par une filiale de la SNCF qui les transforme en centres commerciaux quand nous pourrions y installer des espaces culturels, des guichets administratifs, des salles de sport ou des locaux associatifs ?

Le mot « public » dans la Rome antique désignait les choses qui ne devaient appartenir à personne et placées de fait hors commerce. Le service public est l’occasion de repenser la place de l’État car il ne s’agit aucunement d’en revenir au Gosplan. À l’État, avec les collectivités locales, revient la mission essentielle d’organiser le débat démocratique sur la définition de nos besoins, qui ne sont pas figés une fois pour toutes et qui supposent des compromis entre différentes nécessités, et de planifier les réponses concrètes[7]. Mais cela ne veut pas dire que tout service public doit être administré par l’État, ni même par les villes, départements ou régions.

Les associations, les mutuelles, l’économie sociale et solidaire ont vocation à participer de ce mouvement de renforcement des services publics. En revanche, ce qu’il faut affirmer, c’est le caractère non-lucratif de l’entité qui assume ces missions. Ce qu’il nous faut aussi inventer, c’est une place pour les usagers dans la conduite de ces services.

L’enjeu, c’est d’avancer vers le commun, comme le proposent Pierre Dardot et Christian Laval[8]. Ainsi nous pourrons imaginer de nouvelles formes de propriétés. Des biens et services pourraient devenir inaliénables – et s’ils n’appartiennent à personne, alors on ne pourra plus les vendre ! À la fin, peut-être comprendrons-nous que, comme le chante Barbara[9], on peut être riche de la dépossession.

Clémentine Autain
DÉPUTÉE

Notes

[1] Pour comprendre l’ancienneté de ce discours : Emilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ! Histoire d’une obsession française, Fayard, 2021.
[2] Le nombre de maternités est passé de 816 à 478 entre 1995 et 2020, soit une diminution de 42 %.
[3] Voir article Le Monde.
[4] Laurent Mauduit, Prédations. Histoire des privatisations des biens publics, La Découverte, 2020.
[5] Nos services publics, Rapport sur l’état des services publics, Équateurs Documents, 2024.
[6] Ces mesures de financement sont comprises dans notre récent appel à 13 mesures d’urgence pour les services publics.
[7] Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, La Découverte, 2019 (réédité en poche).
[8] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. La révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2014 (réédité en poche).
[9] Dans sa chanson Perlimpinpin.

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