Édition du 30 avril 2024

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Europe

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Traité flou, conséquences limpides

PAS d’inquiétude : il s’agit d’un texte purement technique ! C’est à peu près en ces termes que le gouvernement de M. Jean-Marc Ayrault a présenté, le 19 septembre 2012, le projet de loi organique relative au pilotage des finances publiques. Le texte – qui vise à mettre en oeuvre les dispositions « contraignantes et permanentes » du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) (1) – s’avère pourtant lourd de conséquences politiques et sociales : il place le Parlement français sous la tutelle d’organismes administratifs et financiers, accélère l’appauvrissement de l’Etat et annonce une attaque en règle contre la protection sociale.

(Tiré du journal Le monde diplomatique, octobre 2012)

Une fois de plus, on applique la funeste « méthode Monnet (2) », qui consiste à conférer des compétences politiques de plus en plus importantes concernant des secteurs essentiels à des institutions dites techniques échappant à tout contrôle démocratique. Après le traité de Rome de 1957, l’Acte unique de 1986, le traité de Maastricht de 1992, celui de Lisbonne de 2007, voici l’acte V du processus de démantèlement de la démocratie dans les pays européens.

Le TSCG impose l’« équilibre des finances publiques » aux Etats l’ayant ratifié. Or la notion manque de clarté. Elle s’adosse sur une évaluation du « déficit structurel » de chaque pays. Selon les termes du traité, celui-ci mesurera l’endettement d’un pays en dehors des causes « conjoncturelles » : on retranchera donc au déficit annuel la part liée aux crises ainsi qu’aux « dépenses exceptionnelles et légitimes du gouvernement ». Quant au sens des termes « exceptionnelles » et « légitimes », aucune précision n’est apportée. En refusant de trancher dans l’âpre débat sur la formulation, la loi organique française se contente de la reprendre à son compte – se plaçant ainsi à la merci de l’interprétation qu’imposera la Commission européenne, chargée, par le traité lui-même, de calculer les déficits structurels des Etats.

Résumons : soucieux de se mettre en conformité avec le TSCG, le gouvernement français présente donc un projet de loi organique destiné à s’assurer que l’Hexagone atteindra des objectifs… qu’il peine à identifier. Et ce avec suffisamment d’entrain pour s’interdire l’échec : en cas de difficulté, les lois de programmation des finances publiques devront, « au moins pour une période de trois ans », définir une « trajectoire d’effort structurel » permettant de satisfaire les énigmatiques exigences du TSCG.

Car au flou de la mission répond la précision des moyens. La loi présente ainsi trois volets : l’application de la fameuse règle d’or (3) et les moyens de la mettre en oeuvre ; la création d’un Haut Conseil des finances publiques (HCFP) ; la mise en place d’un « mécanisme de correction automatique » destiné à résorber les écarts entre prévisions budgétaires et résultats de l’année. Bref un « effort structurel » décomposé précisément pour chaque administration publique, avec définition d’objectifs et analyse des résultats obtenus en termes de recettes et de dépenses. Tous les détails devront être soumis à l’appréciation de la Commission européenne et du HCFP.

Dans ce domaine, l’article 3 du projet va très loin : l’« effort » concernera les collectivités territoriales mais aussi « des dépenses des régimes obligatoires de base de sécurité sociale ainsi que l’objectif national de dépenses d’assurance-maladie de l’ensemble de ces régimes ». En identifiant à l’avance les branches à élaguer, Bercy devance les attentes du TSCG, qui n’exige pas l’identification de cibles permanentes. Singulière aubaine : la loi organique évoque la protection sociale au moment même où le Conseil d’analyse économique souligne le retard de Paris visà- vis de Berlin dans ce domaine et où la Cour des comptes publie un rapport dénonçant le coût du système de retraite français. Alors que la plupart des médias détaillent les « gaspillages » de l’Etat ou pourfendent les « privilèges » des retraités, l’opinion se voit peu à peu préparée aux réformes « nécessaires ».

LORS de l’audience de rentrée de la Cour des comptes, le 7 septembre dernier, le président François Hollande a lui-même annoncé la création du HCFP, rouage-clé du dispositif. Il aura pour mission d’agréer les prévisions macroéconomiques fondant les lois de finances (définissant le budget de l’Etat) ainsi que le financement de la Sécurité sociale. Il évaluera le respect des objectifs fixés, la trajectoire d’effort structurel, la nécessité de déclencher les mécanismes de correction ainsi que les circonstances exceptionnelles invoquées par Matignon. Placé auprès de la Cour des comptes, le HCFP sera composé d’un conseil de prévision macroéconomique et d’un conseil budgétaire dont les membres seront désignés par le président de la République après avis des commissions compétentes du Parlement et par les présidents des assemblées parlementaires. Non révocables, ces conseillers seront nommés pour six ans (leur mandat ne sera pas renouvelable).

« Purement technique » ? Rarement un texte de loi aura tant oeuvré au démantèlement des institutions démocratiques. Doté de pouvoirs réels, le HCFP s’érigera en arbitre des choix politiques. Les grandes orientations économiques et sociales devront se couler au moule de contraintes déterminées par d’autres que les élus du peuple. On aurait pu imaginer que le Conseil constitutionnel – obligatoirement consulté – rappelle que la libre administration des collectivités locales est un principe constitutionnel (article 72). Mais peuton encore attendre de cette instance qu’elle protège la Constitution ?

In fine, les limites du déficit structurel autorisé brideront les investissements publics et, avec eux, les horizons du volontarisme politique : accès égal à l’éducation, à la santé, à la culture, au logement, aux transports, à l’eau, à l’énergie ? « Oui, mais sans dépenser un euro ! », répondra-t-on. Et quid de la transition écologique ou de la lutte contre le changement climatique ? L’obligation d’atteindre l’équilibre budgétaire fermera, dans les faits, la voie de l’emprunt – une autre manière de paralyser l’action publique et de s’en remettre au secteur privé pour presque tout.


(1) Débattu à l’Assemblée nationale à partir du 2 octobre et promis, sauf surprise, à une adoption aisée.

(2) Jean Monnet, commissaire général au Plan en 1950, prônait une méthode dite « des petits pas » ou de l’engrenage qui aurait notamment pour conséquence un certain secret et l’absence de débat politique.

(3) Lire « Deux traités pour un coup d’Etat européen », Le Monde
diplomatique, juin 2012.


* Essayiste.

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