Édition du 7 mai 2024

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International

AFGHANISTAN

Une guerre qui n’est pas à la veille de finir

Depuis quelque temps, l’armée américaine se vante d’avoir rectifié le tir dans ses opérations militaires en Irak et en Afghanistan. On parle d’un « changement de tactique » dans le sillon de la « doctrine Petraeus », du nom du général américain qui commande les forces d’occupation en Irak et qui sera bientôt le commandant en chef des forces américaines pour tout le Moyen-Orient et l’Asie, y compris l’Afghanistan. En gros, ce changement implique un mixage plus subtil de force et de négociation, de façon à ce que la contre-insurrection soit plus « efficace » et gagne les « cœurs et les esprits » de la population locale. La réalité sur le terrain en Afghanistan apparaît cependant bien différente de ce portrait.

Les Talibans à l’offensive

Depuis le début de 2008, la fréquence des attaques par les insurgés s’est accélérée et étendue à des régions jusque là épargnés par la guerre. Comme on l’a vu à Kaboul le 27 avril dernier lors d’un attentat contre le Président, les insurgés sont capables de frapper le cœur de l’état. Quelques jours plus tard, il y a eu un affrontement dans la capitale qui a duré plus de 4 heures, et durant lequel une poignée de Talibans a tenu tête à une petite armée qui avait encerclé leur maison, en faisant plusieurs victimes parmi les soldats et les policiers. À quelques kilomètres à l’est de la capitale dans la province de Wardat, des journalistes de la BBC rencontrent en plein jour des responsables Talibans qui « administrent » la région. Un haut responsable de l’ONU sur place nous avoue que les « Afghans ont en général plus peur de la police (réputée pour sa corruption) que des Talibans ». Certes, tout cela doit être mis dans le contexte. Les Talibans ne représentent pas une « menace » contre les forces américaines et celles de l’OTAN qui comptent plus de 20 000 militaires, secondés par une immense infrastructure moderne. Les insurgés sont vulnérables à plusieurs niveaux, du fait notamment des turbulences dans leurs bases-arrières au Pakistan. Pour beaucoup d’Afghans également, surtout en milieu urbain, un retour des Talibans est la dernière chose qu’on veut voir arriver. Shahir Zahine, qui dispose d’un vaste réseau de stations de radios partout dans le pays (réseau Killid) explique que la base politique des Talibans est ce qu’elle a toujours été, « très minoritaire ».

Comment expliquer l’impasse

On peut donc se demander comment se fait-il qu’après sept ans, les États-Unis et l’OTAN n’ont pas réussi à faire le travail. On explique cette situation un peu facilement en disant que les Afghans sont d’« éternels guerriers » et que le pays est à toutes fins pratiques « ingouvernable ». En réalité, l’insurrection talibane agit parce que les nouvelles institutions en place, notamment le gouvernement afghan, ne réussissent pas à combler le vide. Élu à la suite d’une série de consultations pourtant bien amorcées (loya jirga), le président Hamid Karzai ne gouverne pas vraiment. Le parlement paralyse son action sous l’influence des seigneurs de la guerre qui commandent de puissantes milices qui ont en fait renversé les Talibans en 2001 avec l’appui des États-Unis. De vastes régions échappent à la présence de l’État, d’où l’expansion phénoménale de la production et du trafic de la drogue. Ce trafic qui rapporte plusieurs milliards de dollars a contaminé la quasi entièreté de la classe politique, y compris la famille proche du Président. Les forces de sécurité, notamment la police, sont dans une large mesure « utilisées » pour faciliter ce trafic qui fait de l’Afghanistan le principal producteur d’opium dans le monde. De plus un état de « non-droit » se perpétue malgré la nouvelle constitution afghane et qui mène plusieurs milliers de personnes à être enlevées, détenues et torturées dans des centres de détention secrets ou non-accessibles, comme celui de Bagram tenu par l’armée américaine en banlieue de Kaboul.

Le bilan négatif de la communauté internationale

Réunis plusieurs fois ces dernières années lors de grandes conférences internationales, les pays occidentaux et les agences internationales ont promis d’aider à la reconstruction d’un pays ravagé par plus de trente ans de guerre. Mais encore là, le bilan n’est pas reluisant. Selon une étude réalisée par un consortium d’ONG afghanes et internationales (ACBAR) , plus de 80% de l’aide consentie retourne aux pays donateurs sous forme de juteux contrats. [1] Les grands travaux réalisés notamment par l’USAID sont par principe sous contractés à des firmes américaines dont les tarifs sont exorbitants. Dans les ministères s’agitent des masses de « consultants » pour la plupart jeunes et incompétents qui bousculent les institutions locales et imposent des décisions aussi coûteuses qu’inutiles. Six ans après la mise en place des programmes d’aide, l’espérance de vie en Afghanistan a diminué de 44,5 ans à 43 ans ! Un haut fonctionnaire du Ministère du développement rural nous confie que si la décision lui appartenait, il mettrait dehors la plupart des agences gouvernementales et non-gouvernementales qui prolifèrent en Afghanistan. Au-delà de l’incompétence, la plupart des opérateurs de l’aide internationale sont paralysés par la situation d’insécurité qui sévit partout et qui les confine derrière des ambassades transformées en bunkers fortifiés. Pour l’« homme de la rue » à Kaboul, l’opération humanitaire ne sert qu’à entretenir des étrangers et leurs copains afghans qu’on voit défiler dans les rues de la capitale dans des SUV blindés et protégés par des gardes armés.

L’Afghanistan dans la « guerre sans fin »

À Kaboul grâce à la pénétration généralisée des télévisions satellitaires et des téléphones cellulaires, tout le monde est informé des grandes manœuvres dans l’ensemble de cette région qui constitue un vaste « arc des crises ». La « guerre sans fin » déclenchée par l’administration Bush ne cesse de s’étendre. Pour les Afghans par exemple, les menaces très claires de Washington contre l’Iran annoncent l’aggravation du conflit dans leur propre pays, où près de la moitié de la population parle le « dari », une variation de l’iranien. Plus de deux millions d’Afghans sont encore réfugiés en Iran qui dispose en Afghanistan d’un vaste réseau d’appuis. Les évènements meurtriers en Palestine et au Liban font également partie du vécu afghan puisque les enjeux de ces guerres se croisent, en plus du fait que pour la majorité de la population, l’occupation de la Palestine est une agression contre l’ensemble des Musulmans. À chaque jour qui passe et où des enfants palestiniens sont tués, la « bataille pour les cœurs et les esprits » chère au général Petraeus est perdue au point où les Afghans les plus hostiles aux Talibans se mettent à rêver d’un départ des forces américaines, même si, en même temps, ils craignent un tel départ.

Pas de sortie à court terme

Il faudra plus que des négociations locales menées par les commandants canadiens dans la région de Kandahar pour mettre fin au conflit. Dans la plupart des cas selon les observateurs afghans, les Talibans sont contents de décréter des cessez-le-feu temporaires, en sachant que le temps joue pour eux, jusqu’à un certain point. Ils opèrent de manière décentralisée, en réseaux, ce qui leur permet de survivre assez bien aux opérations des États-Unis et de l’OTAN. En fin de compte, les Talibans savent que leur impact est une « nuisance » qui sape la volonté des pays occidentaux. Avec les « nouvelles » méthodes de la guérilla comme les fameux « explosif improvisés » (« IED » sous leur sigle anglais), on peut porter des coups qui font mal aux occupants sans trop d’efforts. Une bombe artisanale (qui peut coûter $20-$30 dollars) peut détruire en tout ou en partie un blindé valant plusieurs centaines de milliers de dollars. En fin de compte, la formidable armada déployée en Afghanistan, et qui coûte $100 millions de dollars par jour, ne sert pas à grand-chose. [2]Tel que dit auparavant, l’armée américaine sous l’influence du général Petraeus essaie de rectifier le tir. Mais a-t-il les moyens de supporter une opération de très longue durée, dans des conditions hasardeuses, devant une opinion publique qui s’est faire dire depuis le début de la « guerre sans fin » que tout « cela » serait réglé en deux temps trois mouvements, et que la guerre « moderne » se jouait comme un jeu vidéo, sans risque ???


Source de l’article : http://alternatives-international.net/article2085.html


[1Matt Waldman, Falling Short, Aid Effectiveness in Afghanistan, mars 2008.

[2Le Bureau du budget du Congrès américain (CBO), estimait en octobre 2007 que le coût des opérations militaires en Irak et en Afghanistan pourrait atteindre 2400 milliards d’ici 2017. C’est selon Joseph Stiglitz la guerre la plus chère dans l’histoire de l’humanité.

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