Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débats

À propos de la chasse aux sorcières menée contre les woke

Il aura fallu les attaques en règle de Mathieu Bock Côté et de Louise Mailloux pour que quelques-uns des représentants les plus en vue de la nouvelle gauche québécoise se réveillent et se lancent dans une défense tout azimuth de ceux et celles qu’on appelle les woke et qui se sont fait récemment connaître auprès du grand public québécois, notamment à travers l’affaire Verushka Lieutenant Duval de l’Université d’Ottawa et le débat sur la liberté académique qui s’en est suivi.

Pourtant, si l’on ne peut que rager de voir des représentants de la droite populiste ou conservatrice du Québec prendre le haut du pavé et casser du sucre sur les idéaux égalitaires de la gauche, on ne peut pas pour autant s’en laver les mains et jouer les ponce-pilate indignés ; n’y voyant là que la sempiternelle chasse aux sorcières menée à travers l’histoire par la droite : hier les communistes (avec la loi du cadenas), aujourd’hui les woke !

Comme si dans cette affaire, les woke (ou ceux et celles que l’on appelle ainsi) étaient politiquement au-dessus de tout soupçon. Et comme s’il n’était pas temps qu’on ose s’interroger aussi sur les actions qu’ils mettent de l’avant, sur les cadres de références idéologiques qui sont les leurs, sur les types d’alliance qu’ils refusent et sur les politiques de division et de fragmentation qu’ils ne cessent d’installer, en somme sur la façon si problématique dont ils se sont appropriés, ré-appropriés les meilleurs idéaux de la gauche.

Au nom d’une vérité sans partage

Toute proportion gardée, cela fait penser aux dogmes de certains groupes maoïstes québécois des années 70 qui pendant un temps se sont évertués à écarter de la scène politique toutes les autres tendances ou sensibilités de la gauche québécoise (indépendantistes, social-démocrates, guevaristes, trotskystes, etc.), au nom d’une conception de la vérité sans partage qui réduisait toute politique au fameux « qui n’est pas avec moi est contre moi » !

Et si à l’époque c’était au nom de vérités marxistes léninistes (dites scientifiques) et qu’aujourd’hui c’est plutôt au nom de valeurs moralisantes (dites existentielles ou éthiques !), le résultat final reste le même : tuer dans l’oeuf tout espace de débats participatifs et de discussions démocratiques, stériliser la pensée, et par conséquent les possibles de l’action, y compris ceux se réclamant d’une perspective révolutionnaire.

C’est Samir Saul qui faisait récemment remarquer dans les pages du Devoir comment "le trouble idéologique de notre époque se répercute dans les universités, caisses de résonance de la société" constatant avec raison "qu’un identitarisme ambiant (ethnique, racial, sexuel, confessionnel) s’oppose à l’universalisme, que l’individualisme et l’entre-soi communautariste chassent le collectif et le national, que les identités font oublier les classes sociales, que le sociétal prend le dessus sur le politique".

Tordre le bâton dans l’autre sens

Car c’est bien là le problème : non pas l’indignation des woke à l’encontre des maux qui taraudent le monde d’aujourd’hui (montée du racisme, des inégalités sociales, de l’autoritarisme, etc.) — mais la façon dont ils s’y prennent pour politiquement vouloir en venir à bout : une catastrophe ! Certes cette novlangue issue de l’impérialisme culturel états-unien et qui leur est associée (intersectionnalité, fragilité blanche, cancel culture, etc.) se légitime de ce que les générations passées d’activistes de gauche n’avaient pas assez ou mal pensé : le patriarcat, le racisme, le colonialisme ou l’écologie. Mais ce faisant, emportés par l’indignation moralisante et surfant sur une culture post-moderne tirée en avant par la globalisation néo-libérale (individualisme et identitarisme exacerbés, vision fragmentée du monde, etc.), ils ont tordu le bâton dans l’autre sens, finissant même, avec leurs anathèmes sectaires et intégristes, par alimenter à leur insu ce qu’ils prétendent combattre.

Ce qui pourrait nous rassembler

Car en cette période de montée d’un néolibéralisme autoritaire et d’une vague inquiétante de populisme de droite et d’extrême droite, c’est ce à quoi l’on devrait d’abord penser : à tout ce qui pourrait nous unir et nous rassembler à l’encontre du système capitaliste global qui dans les faits ne cesse de ré-alimenter l’ensemble des discriminations et oppressions contre lesquelles on veut avec tant de raison lutter.

Au début des années 30, années de sinistre mémoire, alors que les mouvements d’extrême droite fascisante ne cessaient de prendre de l’ampleur, les partis communistes d’alors se sont enferrés dans des politiques sectaires, se refusant à toute alliance pour faire face au danger qui pointait.. avec tous les désastres... que l’on sait !

Et si à propos des woke du Québec de l’année 2021 l’on veut, coûte que coûte, faire appel à l’histoire, ne seraient-ce pas plutôt des terribles effets de la division et du sectarisme dont il faudrait oser se souvenir ?

Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
Dernier essai paru : Les impasses de la rectitude politique, Montréal, Varia, 2019

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

Messages

  • En Occident, ce que l’on peut qualifier d’extrême-droite ne sont que des groupuscules sans réelle influence. À moins que l’auteur en mentionne quelques-uns.

  • Je partage votre analyse. Du moins, jusqu’à ce que j’arrive à ce que je considère votre vœu pieu de la fin :
    ’’ à quoi l’on devrait d’abord penser : à tout ce qui pourrait nous unir et nous rassembler à l’encontre du système capitaliste global...’’ etc.
    Je considère complètement irréaliste de penser ’’union’’ entre la gauche classique et les woke. En dépit d’apparence de parenté idéologique commune, ces derniers ne se préoccupent d’opposition au capitalisme que du bout des lèvres, leurs préoccupations clairement affichées se situant complètement ailleurs. Quand un mouvement comme BLM choisit d’investir à fond l’idée de supprimer complètement la police, ou que l’indigénisme français n’hésite pas à prendre la défense de mouvements aussi réactionnaires de droite que les islamistes, il n’y a même plus de dialogue possible, encore moins de convergence même purement stratégique.
    J’en dirais tout autant du côté féministe. Aucun dialogue ni convergence possible entre les universalistes de PDFQ et les intersectionnelles de la FFQ. Même quand il y a apparence d’unanimité autour d’une revendication, les motivations et objectifs sont tellement différents qu’il devient plus dangereux qu’utile de se regrouper autour de cette revendication. D’ailleurs, nous avons la chance, ici, qu’un organisme comme PDFQ ait vu le jour, car c’est la seule organisation qui ait pignon sur rue et visibilité médiatique et qui représente cette vision universaliste d’avant... les années ’80. En France, il n’y a même rien de tel (seulement des femmes qui s’expriment sur une base individuelle).
    Depuis 4 ans que je suis quotidiennement l’évolution de toute cette problématique, je n’ai plus aucun doute : l’une des ’’deux gauches’’ (i.e. la vraie et la fausse) doit disparaître, il y en a une de trop. Bien sûr, je ne parle pas d’extermination ni même de censure (je laisse cette dernière arme aux woke qui font leur préférée). Je pense qu’il faut utiliser tous les moyens médiatiques possibles pour décrédibiliser complètement le wokisme sous tous ses avatars, quitte même à faire voix commune avec la droite que vous vilipendez exagérément pour l’occasion. décrédibiliser pas tellement auprès de la population en général qui n’a jamais ’’embarqué’’, mais auprès de tous ces intellectuels, journalistes, politiciens, universitaires qui se sont laissé influencer par ce discours aux allures de bien-pensance. Quand les Guy A. Lepage et Pénélope McQuade de ce monde (par ex.), ou éditorialistes au Devoir, ou Jacques Frémont craindront d’être complètement ’’out’’ en continuant à distiller leurs inepties, les woke redeviendront ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être : complètement marginalisés.
    Il y a des cas, hélas, où l’union ne fait pas la force.

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