Édition du 23 avril 2024

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Économie

Argentine : Milei, le dollar et le cauchemar monétaire

Jonathan Marie, membre du collectif d’animation des Économistes atterrés explique pourquoi la mesure macroéconomique phare du prochain président argentin serait catastrophique si elle était mise en oeuvre. Le texte revient sur les leçons oubliées de la crise économique argentine de 2001, et envisage les conséquences d’une dollarisation officielle sur les inégalités ou les enjeux environnementaux.

Tiré du blogue de l’auteur.

Les électeurs ont donc désigné dimanche 19 novembre 2023 Javier Milei comme président de la nation argentine.

Bien des propositions faites par le futur président pendant la campagne sont absolument effrayantes (abrogation du droit à l’avortement ; libéralisation de la vente d’organes ; suppression de ministères comme ceux de de l’éducation, de l’environnement ou de la culture ; suppression de toute législation sur les armes… ).

Sur le plan macroéconomique, sa mesure phare, la dollarisation intégrale de l’économie, l’est tout autant. Cela signifie que la monnaie argentine, le peso, serait supprimée et que la monnaie officielle deviendrait le dollar états-unien[1].

Ce court article explique pourquoi cette mesure, si elle était mise en œuvre, serait catastrophique.

Javier Milei fait régulièrement référence à un ancien président argentin, Carlos Menem, allant jusqu’à arborer les mêmes rouflaquettes pour attester d’une filiation symbolique. Carlos Menem fut élu en 1989, en pleine crise économique et hyperinflationniste. L’hyperinflation, ce n’est pas simplement une inflation très élevée[2] ; c’est l’abandon d’une monnaie par ses utilisateurs pour compter et payer, au profit d’une devise étrangère. Les prix exprimés dans la monnaie rejetée ne signifient alors plus rien, beaucoup de transactions sont empêchées et l’économie est étouffée. Carlos Menem, en 1991, avait par la loi acté le rôle du dollar états-unien dans l’économie argentine et modifié très profondément le régime monétaire argentin.

À l’origine : le plan convertibilité (1991-2001)

Le plan, connu sous le terme de Convertibilité (Convertibilidad en castillan) avait consisté à réduire considérablement les attributions de la Banque centrale. La Banque centrale n’était plus chargée que de maintenir la valeur de la monnaie domestique au pair avec le dollar (un peso pour un dollar), en assurant la conversion des monnaies sur demande à un taux de change défini par la loi, rigoureusement fixe, et en ne mettant en circulation des pesos que si des dollars étaient présents dans les réserves de change pour faire face aux demandes de conversion.

Dans un tel système[3], contrairement à l’écrasante majorité des banques centrales contemporaines, la Banque centrale argentine était incapable de mener une politique monétaire discrétionnaire, c’est-à-dire de mettre en œuvre une mesure de soutien à l’activité économique, de lutter contre le déficit commercial ou d’amortir tout choc frappant l’économie. La convertibilité engendrait une rigidité de l’architecture monétaire institutionnelle qui sera finalement fatale au système.

Ces mesures étaient dictées, selon ses promoteurs, par le fait que l’inflation serait d’origine monétaire et budgétaire, c’est-à-dire provoquée par une politique budgétaire laxiste et une politique monétaire trop accommodante[4]. En liant ainsi les mains de la Banque centrale, les promoteurs de la convertibilité affirmaient qu’ils mettraient fin à l’inflation et qu’ils ne faisaient que répondre à la volonté des Argentins d’utiliser le dollar comme monnaie.

Javier Milei reprend exactement ce raisonnement pour présenter son projet de dollarisation intégrale. Il va même un cran plus loin, puisque son plan implique de purement et simplement supprimer la Banque centrale et la monnaie domestique (qui circulait simultanément au dollar dans le système de la convertibilité).

Comment peut-on oublier le ‘fracaso’ du système de la convertibilité en 2001 et ses causes ?

Cet arrangement monétaire, adopté en 1991, a pourtant mené à un désastre économique pour l’Argentine, désastre qui a culminé à la fin 2001[5]. Un tel régime implique la libre circulation absolue des capitaux entre l’économie considérée et le reste du monde. Dès lors, l’économie est soumise à l’instabilité financière globale, instabilité externe qui se transmet et s’accroit sur le plan interne, en suscitant des variations brutales et extrêmes des conditions de financement domestiques, les banques commerciales étant elles-mêmes contraintes par le régime monétaire dans leur capacité à octroyer des prêts. Si les vents sont porteurs, c’est-à-dire si les flux de capitaux entrants sont importants, alors l’économie peut être financée car les banques obtiennent les dollars nécessaires pour pouvoir offrir des crédits.

Mais si les investissements internationaux réalisés vers l’économie se restreignent, ou si les anticipations des rendements financiers locaux se dégradent, les sorties des capitaux provoquent mécaniquement une récession (par la hausse des taux d’intérêt) et une crise de balance des paiements. Ce mécanisme est induit par ce type de système monétaire : les banques sont rendues incapables de répondre aux besoins de l’économie en créant de la monnaie ex nihilo, ce qui est pourtant indispensable pour une économie monétaire de production. La présence de dollars est un préalable aux prêts ; or rien ne garantit qu’il y aura suffisamment de dollars dans l’économie pour assurer les besoins de financement de l’économie argentine.

Un tel cycle s’est logiquement produit dans l’Argentine de la convertibilité : de 1991 à 1994, l’économie a pu attirer des capitaux dans un contexte d’apogée du consensus de Washington[6] avant que la récurrence de crises financières dans d’autres économies émergentes n’incitent les investisseurs à se montrer beaucoup plus réticents à maintenir leurs capitaux en Argentine, puis les encouragent à les retirer, générant une terrible crise monétaire et financière. Cette crise était larvée depuis plusieurs années de récession de 1995 à 2000.

Lorsque le FMI a stoppé ses apports de capitaux, le système de la convertibilité, exsangue, a explosé. La crise de 2001 est donc une crise du régime monétaire. Et c’est avec un taux de change divisé par 3 par rapport à la période de la convertibilité que l’économie argentine va se redresser dans les années 2000[7].

Toutefois, les défenseurs actuels de la dollarisation rappellent que la convertibilité avait permis de réduire drastiquement l’inflation. On a alors cherché à soigner une maladie (l’hyperinflation) par un traitement qui n’est pas moins néfaste (la récession suivie de la crise du régime monétaire), mais qui a effectivement rompu la spirale inflationniste.

Aujourd’hui, l’inflation mesurée par l’indice des prix à la consommation en Argentine est supérieure à 140 % en rythme annuel selon l’institut national de statistiques[8] ; ce niveau de l’inflation explique le retour au premier plan de telles propositions.

Pourquoi la dollarisation permet de rompre une dynamique de très forte inflation ?

La dollarisation, comme le système de convertibilité adopté en 1991, permet certainement de réduire l’inflation. Cela ne signifie pas pour autant que l’inflation est générée par un excès de monnaie.

Alors que l’Argentine utilise le peso argentin comme monnaie domestique, le dollar états-unien occupe une place très particulière dans les comportements ; c’est une spécificité de ce pays[9]. Et ce, de longue date : les Argentins qui ont un patrimoine et peuvent épargner ont pris l’habitude, au moins depuis les années 1970 d’évaluer leur richesse en dollars. Ce comportement s’observe aussi dans quelques autres économies (par exemple au Liban, mais ce n’est pas le cas au Chili ou au Brésil). Comme on évalue la richesse en dollars, les plus grandes entreprises argentines, le secteur agro-exportateur ou encore les financiers argentins ont l’habitude et la capacité de répercuter sur leurs prix exprimés en pesos toutes les variations du taux de change : dès que la monnaie argentine se déprécie, l’inflation se renforce[10].

Ce mécanisme peut devenir explosif si la balance commerciale est déficitaire (ce qui nourrit la dépréciation du peso), si les conditions de l’endettement en devises deviennent plus difficiles pour les débiteurs argentins (par exemple si les taux d’intérêt aux États-Unis augmentent), ou encore si les agents anticipent que le peso va se déprécier. Cette anticipation provoque de facto la dépréciation du peso par l’achat massif de dollars (et donc la vente de pesos) par les Argentins. C’est ce mécanisme qui est en cours aujourd’hui. Le gouvernement sortant n’a pas su enrayer cette dynamique.

Avec la dollarisation et la disparition de la monnaie domestique, on supprime de fait toute dépréciation du change : on coupe donc le moteur clé de l’inflation. Mais ce mécanisme empêche aussi tout ajustement externe par le taux de change : ne reste alors que la dépréciation interne en cas de déficit courant. La rémunération du travail est poussée à la baisse à mesure qu’une dynamique macroéconomique récessive se met en place. C’est exactement ce qui fut observé en Argentine au cours des années 1990, avant même la crise finale du régime monétaire.

Qui a intérêt à la dollarisation ?

Certains acteurs économiques argentins auraient bien sûr particulièrement intérêt à la mise en place de la dollarisation ; c’est bien pour cela qu’ils promeuvent ou soutiennent une telle réforme. On pense en particulier au secteur agro-exportateur argentin, qui enregistre des recettes en dollars sur les marchés internationaux, recettes qui sont largement « taxées » par la Banque centrale argentine pour le compte du Trésor[11]. L’opposition à de tels prélèvements fiscaux est au cœur de l’opposition de l’agro-industrie vis-à-vis de la présidence sortante.

On pense aussi aux acteurs du secteur financier, qui avec la dollarisation n’auraient plus à subir de contrôles sur les flux de capitaux entrants ou sortants, et n’auraient plus à contourner les mécanismes institutionnels qui cherchent à limiter l’instabilité du taux de change. On pense enfin à tous les Argentins qui détiennent un patrimoine important ou des revenus élevés et qui ont intérêt à voir la monnaie argentine être dotée d’une valeur importante sur le marché des changes, leur garantissant ainsi un pouvoir d’achat important au niveau international. Tout cela souligne combien les enjeux de répartition des richesses sont au cœur des questions monétaires.

Qui n’y a pas intérêt ?

À l’inverse, la plupart des Argentins peuvent voir leur rêve d’une amélioration de leur situation par la baisse de l’inflation se fracasser sur les mécanismes engendrés. La dollarisation est susceptible d’accroitre sur un plan interne l’instabilité externe et de déclencher une nouvelle phase de restriction économique, empêchant toute modernisation ou transformation de l’économie et poussant à la baisse la rémunération du travail. L’industrie domestique, déjà très mal en point, serait particulièrement touchée.

Le secteur public serait lui aussi particulièrement fragilisé, mais sa large réduction fait partie des promesses de Milei. Le chômage et la précarité devraient donc s’élever tendanciellement, éloignant la possibilité pour de nombreux Argentins de voir leur situation s’améliorer en lien avec une possible réduction de l’inflation. A terme, la dollarisation serait alors un remède pire que le mal et de toute évidence un vecteur d’instabilité et d’accroissement des inégalités.

L’impact désastreux sur la question environnementale

Mais un tel régime monétaire serait aussi catastrophique d’un point de vue environnemental. D’ailleurs, il est tout à fait logique qu’il soit préconisé par Milei qui qualifie la notion de dérèglement climatique de « Socialist Hoax[12] ». Une dollarisation officielle de l’économie argentine va logiquement accroître sa dépendance aux entrées de dollars dans l’économie. Ces dollars ne pourront être obtenus que par les marchés financiers (prêts, investissements directs étrangers, investissements de portefeuille…), ou par les exportations.

Et ce sont les exportations de matières premières et agricoles qui seront favorisées, traditionnels « atouts » de l’économie argentine. Or, le secteur agro-industriel exportateur argentin est d’ores et déjà un acteur majeur de la déforestation et de la pollution de l’air et des sols (notamment par la culture du soja transgénique). La dollarisation encouragerait encore plus le développement catastrophique de ce secteur, tout comme l’exploitation des mines de lithium ou de gaz de schiste. Absolument à contre-courant de ce qu’il conviendrait de mettre en œuvre afin de limiter l’incidence humaine sur le dérèglement climatique…

Quels « espoirs » ?

C’est un euphémisme, l’élection de Javier Milei est une très mauvaise nouvelle.

Les conséquences catastrophiques de son élection seraient atténuées sur le plan macroéconomique s’il ne pouvait mettre en œuvre son projet de dollarisation, qui une fois enclenché, serait extrêmement difficile à remettre en cause dans l’avenir (comme le montre l’étude de Jean-François Ponsot sur l’exemple équatorien).

Dans ce sombre tableau, deux nuances peuvent être mentionnées :

Si Milei a gagné la présidentielle, il ne pourra pas s’appuyer sur une majorité de parlementaires issus de sa formation dans les chambres législatives. La recherche de compromis pour gouverner avec d’autres groupes pourrait l’empêcher de mener à bien ce projet extrême.

Ensuite, la situation économique actuelle est tellement dégradée en Argentine (et pour le coup, Milei n’y est pour rien, alors que son adversaire battu était le Ministre de l’économie sous la présidence sortante…), que le projet de dollarisation pourrait être empêché. En effet, l’économie argentine souffre d’un niveau de réserves de change très faible, alors même que se profilent des échéances de remboursement de prêts internationaux contractés en devises par les gouvernements précédents et que des dollars devront donc être fournis aux créanciers.

Le montant des réserves en dollars apparait donc largement insuffisant pour lancer la dollarisation sans appauvrir très largement la population. En effet, la dollarisation va nécessiter le rachat des pesos détenus contre des dollars. S’il y a peu de dollars disponibles pour cela, la dollarisation se fera à un taux de change très défavorable aux Argentins.

La victoire de Milei n’en reste pas moins cauchemardesque

Notes

[1] Cette décision, qui serait prise unilatéralement par l’Argentine, n’implique évidemment pas la responsabilité des États-Unis dans la stabilité monétaire et financière de l’Argentine. La Banque centrale des États-Unis n’aurait alors aucunement la charge d’assurer le refinancement des banques argentines comme elle le fait auprès des banques états-uniennes.

[2] Voir Jonathan Marie, « L’hyperinflation ou le rejet de la monnaie domestique », Regards croisés sur l’économie, 2023.

[3] La littérature économique désigne ces systèmes sous le terme de caisses d’émission ou en anglais Currency Board.

[4] Cette analyse des causes de l’inflation et de l’hyperinflation est démentie par les faits, comme par des économistes hétérodoxes. Voir par exemple « La Monnaie, un enjeu politique » (Seuil, 2018) par le collectif des Economistes atterrés ou la note de Jonathan Marie et de Virginie Monvoisin « L’inflation ? Une question de répartition » (février 2022).

[5] Voir le film de Fernando Solanas « Mémoire d’un saccage », disponible en ligne.

[6] L’expression « consensus de Washington » désigne le consensus néolibéral en vigueur de la fin des années 1980 à la crise de 2000-2001, promu par la Banque mondiale et le FMI et partagé par les plus grandes puissances, en particulier par les États-Unis.

[7] À partir de 2002, bénéficiant aussi d’une période très favorable d’un point de vue des prix des biens traditionnellement exportés (biens issus de l’agriculture, matières premières), l’Argentine connait une période de rebond économique marqué. Les inégalités diminuent, les revenus moyens s’élèvent.

[8] À titre de comparaison, l’inflation sur la même période est estimée à 4 % en France.

[9] À tel point que des sociologues ont étudié ce phénomène et publié un livre en 2019 au titre évocateur : « Le dollar : histoire d’une monnaie argentine ».

[10] Les salariés ne sont pas dans une situation symétrique. Si certains salaires sont indexés sur l’inflation, ce n’est pas le cas de tous. Ainsi, de nombreux travailleurs voient leurs revenus réels se réduire avec l’augmentation de l’inflation.

[11] Les recettes en dollars des exportations agricoles sont converties en pesos par la Banque centrale à un taux de change qui n’est pas le taux de change « libre ». Ce mécanisme permet à la Banque centrale de cumuler des réserves de change au détriment des exportateurs.

[12] https://www.nature.com/articles/d41586-023-03620-3

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