Édition du 14 mai 2024

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Attention, philosophie de guerre (2)

Deuxième partie

« La chasse à l’homme dronisée représente le triomphe de l’antiterrorisme »

Sur la dimension stratégique, le philosophe souligne que « la chasse à l’homme dronisée représente le triomphe, à la fois pratique et doctrinal, de l’antiterrorisme sur la contre-insurrection. Dans cette logique, le décompte des morts, la liste des trophées de chasse se substitue à l’évaluation stratégique des effets politiques de la violence armée. Les succès se font statistiques. Leur évaluation se déconnecte de leurs effets réels sur le terrain ».

Il cite notamment David Kilcullen, ancien conseiller du général Petraeus, éminent expert de la doctrine contre-insurrectionnelle, qui exigea en 2009 un moratoire sur les frappes de drone, non par pacifisme, mais parce qu’il jugeait ces opérations dangereusement contre-productives pour les intérêts américains, parce que les frappes sont vécues par les populations qui les subissent comme la continuation des bombardements aériens pratiqués par les Britanniques dans le cadre de guerres coloniales dans la première moitié du XXe siècle. « Les drones excellent à pulvériser des corps à distance », mais s’avèrent inaptes à gagner les cœurs et les esprits.

De ce fait, poursuit Grégoire Chamayou, « l’usage des drones présente tous les traits d’une tactique ou plus précisément d’un élément de technologie en train de se substituer à une stratégie », puisque le but stratégique serait plutôt de marginaliser l’ennemi en lui déniant sa base populaire. « Tandis que la contre-insurrection est essentiellement politico-militaire, l’antiterrorisme est fondamentalement policiaro-sécuritaire », écrit-il.

La différence est que « là où le premier paradigme considère les insurgés comme étant les représentants de revendications plus profondes au sein d’une société », dont il faut s’efforcer, pour les combattre efficacement, de saisir la raison d’être, le second, « en les étiquetant comme “terroristes”, les conçoit avant tout comme des “individus aberrants”, des personnalités dangereuses, si ce n’est comme de simples fous, ou de pures incarnations du mal. » Les partisans du drone comme arme privilégiée de “l’antiterrorisme” promettent certes une guerre sans perte ni défaite. Mais, souligne Grégoire Chamayou, ils « omettent de préciser que ce sera aussi une guerre sans victoire ».

Sur le plan juridique, le drone ne rentre ni dans le cadre du droit de la guerre, ni dans celui du law enforcement exercé par les forces de l’ordre. D’un côté, « cette arme, parce qu’elle supprime tout rapport de combat, parce qu’elle transforme la guerre, d’asymétrique qu’elle pouvait être, en rapport unilatéral de mise à mort, privant structurellement l’ennemi de toute possibilité de combattre, glisse subrepticement hors du cadre normatif initialement prévu pour des conflits armés », d’autant que « le droit international ne reconnaît pas le droit de tuer avec des armes de guerre hors d’un conflit armé effectif ».

Pour Grégoire Chamayou, cette « violence armée à sens unique persiste pourtant à se dire “guerre” alors qu’elle a mis la guerre hors de combat. Elle prétend pouvoir continuer à appliquer à des situations d’exécutions ou d’abattage des catégories antérieurement forgées pour des situations de conflits. » Pour le philosophe, « la guerre n’est plus la guerre : elle se transforme en une sorte d’opération de police hors cadre ».

Mais il devient alors nécessaire de saisir ce qui sépare, dans l’usage de la force létale, « les prérogatives d’un soldat sur un champ de bataille de celles d’un officier de police en patrouille. Alors que le premier peut impunément “tirer pour tuer” sur toute cible militaire légitime, le second ne peut faire feu qu’en dernier recours, seulement à titre de réponse proportionnée à une menace imminente ».

En résumé, écrit-il, « les deux seules voies envisageables s’avèrent également sans issue. 1° soit les frappes relèvent du “law enforcement”, mais elles devraient alors se conformer aux restrictions qui sont les siennes, dont l’impératif de gradation de la force – ce que le drone n’est pas en mesure de faire. 2° soit elles relèvent du droit de la guerre, mais celui-ci ne s’applique pas dans les zones hors conflit armé telles que le Pakistan ou le Yémen où elles ont pourtant lieu actuellement ».

« Nécroéthique »

L’usage intensif des drones ouvre ainsi à un vertige éthique, pour deux raisons principales. D’abord, parce qu’à la guerre, on ne peut théoriquement « tuer parce que l’on s’entre-tue » et que le drone introduit une rupture dans la doctrine du « droit de tuer ». « En posant que les vies de l’ennemi sont complètement dispensables et les nôtres absolument sacrées, on introduit une inégalité radicale dans la valeur des vies, ceci en rupture avec le principe inviolable de l’égale dignité des vies humaines », écrit-il.

Ainsi, la guerre dégénère en chasse, voire en sport ou en jeu, comme le montre l’écusson du drone « MQ 9 Reaper » qui figure la faucheuse, rictus inquiétant et perles de sang sur sa lame, surmontant sa devise : « que les autres meurent. » Pour Grégoire Chamayou, « si le choix des armes importe, c’est parce qu’il met radicalement en jeu ce que nous sommes – au risque d’y perdre notre âme, ou notre essence. Le sujet violent ne peut saisir sa propre essence, que s’il éprouve sa propre violence en miroir dans l’arme de l’autre ». C’est ce qui sépare un combat d’une mise à mort, et expliquerait aussi la différence entre un toréador et un boucher.

Ensuite, à cause du paradoxe que les promoteurs du drone en font précisément une « arme éthique », en raison de sa précision supposée, et bien que les opérateurs se trouvent à l’abri au Nevada lorsqu’ils déclenchent leurs missiles sur des montagnes afghanes. « À l’aune des catégories classiques, le drone apparaît comme l’arme du lâche. Cela n’empêche pas ses partisans de la proclamer être l’arme la plus éthique que l’humanité ait jamais connue », s’étonne Grégoire Chamayou, avant d’étudier les tours et surtout les détours de cette improbable « conversion morale », qu’il désigne par le néologisme de « nécroéthique ».

Pour les tenants du drone : « la double révolution de la persistance dans le regard et de la précision dans le ciblage » aurait en effet permis de supprimer les inconvénients des effets négatifs produits par les armes imprécises. Cette « morale du drone » recycle le vieux discours des « frappes chirurgicales », en prétendant ajouter « à l’immunité des uns », « la sauvegarde des autres ». Pendant les bombardements de l’OTAN, en Serbie et au Kosovo, le choix avait été fait de donner ordre aux pilotes de voler à très haute altitude, pour préserver leurs vies, quitte à augmenter le risque de tuer des civils dans les bombardements. Avec les drones, ce « dilemme moral » serait « résolu par le miracle de la technique ».

Mais, s’indigne le philosophe, " on sauve des vies" Mais de quoi ? De soi-même, de sa propre puissance de mort. "Ma violence aurait pu être pire, et comme j’ai cherché, de bonne foi, à en limiter les effets funestes, en faisant cela, qui n’était autre que mon devoir, j’ai agi moralement ". Le drone s’inscrit donc dans une logique du moindre mal, oublieuse de ce qu’écrivait Hannah Arendt : « Politiquement, la faiblesse de l’argument a toujours été que ceux qui optent pour le moindre mal tendent très vite à oublier qu’ils ont choisi le mal. »

L’auteur souligne que ses promoteurs prétendent que l’usage du drone est justifié en ce qu’il fait moins de victimes collatérales que d’autres armes, qui auraient pu être employées à sa place. « Mais, ce que postule cet argument – sans quoi cet argument ne serait pas valide – c’est que ces “autres moyens” auraient bel et bien été utilisés à défaut, c’est-à-dire que l’action armée aurait eu lieu de toute façon. »

Le sophisme apparaît dès que l’on considère que le drone est censé avoir fait moins de victimes collatérales que d’autres moyens qui, « justement parce qu’ils en auraient fait bien davantage, n’auraient peut-être tout simplement pas pu être utilisés à sa place du fait de leurs coûts réputationnels prohibitifs ». Comme le drone est un objet volant, on le compare spontanément, en raison de sa forme, aux aéronefs militaires qui l’ont précédé. Mais le choix pour liquider Ben Laden a été « entre le drone ou le commando, pas entre le drone ou le bombardement de Dresde au-dessus d’Abbottabad », rappelle le philosophe.

« Concilier le dépérissement du bras social de l’État avec le maintien de son bras armé »

Sur le plan politique, le drone prolonge donc ce qui s’est produit avec les bombardements aériens, que ce soit ceux de l’Otan au Kosovo ou d’Israël à Gaza, lors desquels l’impératif de préserver la vie des militaires l’a emporté sur celui de protéger les civils. « Les devoirs de l’État-nation l’emportent alors sur les obligations universelles énoncées par le droit international humanitaire », explique Grégoire Chamayou. Mais le projet n’est alors « rien de moins qu’un dynamitage du droit des conflits armés tel qu’il avait été stabilisé dans la seconde moitié du XXe siècle. Une éviscération des principes du droit international par un nationalisme de l’autopréservation vitale ».

Le philosophe va toutefois encore plus loin que cette reconsidération en profondeur des lois de la guerre et du permis de tuer. Il ne se contente pas, en effet, de se demander « en quoi le drone, en tant que nouvelle arme, transforme les formes de la violence armée ou le rapport à l’ennemi sous ses différentes facettes, mais plutôt en quoi il tend à modifier le rapport de l’État à ses propres sujets ».

Pour Grégoire Chamayou, le drone met en cause le principe même de citoyenneté qui expliquait, selon Kant, la raison pour laquelle le souverain ne pouvait déclarer la guerre que si les citoyens, qui allaient y risquer leur vie, avaient exprimé leur libre consentement par un vote républicain. La « guerre-chasse » menée par les drones « ne se définit pas seulement par un certain type de rapport à l’ennemi, mais aussi, antérieurement, par un certain mode de décision marqué par le désengagement vital du décideur ».

La guerre devenant fantôme et téléguidée, et ni les citoyens ni les soldats n’y risquant plus leur vie, le peuple n’aurait, à la limite, plus son mot à dire sur les actes de guerre. Ainsi, « la dronisation des forces armées altère, comme tout procédé d’externalisation des risques, les conditions de la décision guerrière. Le seuil du recours à la violence armée s’abaissant drastiquement, celle-ci tend à se présenter comme une option par défaut pour la politique étrangère », écrit le philosophe. Les drones opèrent en effet une triple réduction des coûts (politiques, économiques et réputationnels) et le fait de pouvoir agir sans prendre de risques, ni assumer de coûts trop importants, conduit à déresponsabiliser les agents des effets de leur décision.

Les drones créent une forte incitation à remplacer le travail militaire par des forces armées à forte intensité en capital, qui a de lourdes conséquences politiques et prolonge ce qui s’est joué au moment du Viêtnam, lorsque les classes dirigeantes américaines « purent voir à l’œuvre les synergies explosives que le mouvement anti-guerre fut capable d’activer en entrant en résonance avec tous les mouvements sociaux qui agitaient la société américaine ». Depuis, la nouvelle stratégie militaire a accru le poids de la guerre à haute intensité de capital : rupture définitive avec le modèle de la conscription, recours croissant à des contracteurs privés, développement d’armes perfectionnées de guerre à distance…

Les drones franchissent un nouveau seuil de ce processus, notamment parce que ces techniques renforcent encore la centralisation du commandement, alors qu’on aurait pu penser que les nouvelles technologies favoriseraient des formes centrifuges de décision. Contrairement à ce que suggèrent les scénarios de science-fiction de type Terminator, le danger, pour Grégoire Chamayou, n’est donc « pas que les robots se mettent à désobéir ; c’est juste l’inverse, qu’ils ne désobéissent jamais ».

En résolvant le vieux problème « de l’indiscipline dans les armées », le drone permet d’en « finir avec la possibilité même de la désobéissance et de l’insoumission », quitte « à supprimer aussi, en même temps que la possibilité d’un écart de conduite, le principal ressort de la limitation infra-légale de la violence armée – la conscience critique de ses agents ».

L’erreur politique serait toutefois de croire que « l’automatisation est en elle-même automatique », alors qu’en réalité le « sujet du pouvoir cherche à se faire oublier avec le drone », estime le philosophe. Pour Grégoire Chamayou, ce qui se joue avec la dronisation de la guerre transformée en chasse à l’homme mondialisée ne concerne donc pas seulement les populations afghanes ou yéménites. Ce qui est sur la table n’est rien moins qu’une « autonomisation sociale et matérielle accrue de l’appareil d’État ».

Pour l’auteur, cette évolution de la technologie militaire constitue en effet une forme de dépossession des citoyens de leur subjectivité politique et correspond à un moment où les cœurs, les esprits et les corps des Américains ne seraient sans doute plus prêts à se battre pour défendre militairement un État-nation qui ne sait plus les protéger socialement. « L’enjeu de la dronisation est de concilier le dépérissement du bras social de l’État avec le maintien de son bras armé », écrit-il.

En faisant le choix du drone, dont certains projets envisagent déjà le déploiement pour surveiller les frontières, voire les populations, l’État prône un outil qui porte en lui une pure violence, alors que le pouvoir d’État, même dans les régimes les plus autoritaires, doit malgré tout être pouvoir et non pure violence, si l’on suit la pensée d’Hannah Arendt qui écrivait que « seule la constitution d’une armée de robots qui éliminerait complètement (…) le facteur humain et permettrait à un homme de détruire quiconque en pressant simplement sur un bouton pourrait permettre de modifier cette prééminence fondamentale du pouvoir sur la violence ».

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