Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Enjeux de la gauche en marche

Colloque sur Marx philosophe

Le colloque sur Marx philosophe, tenu le jeudi 5 avril à l’université Laval à l’instigation des départements de sociologie de l’Université Laval et de l’UQAM, a prouvé au moins deux choses : le besoin d’un ressourcement théorique ; et en même temps la fécondité toujours actuelle de l’oeuvre de Marx.

La présence, à ce colloque, de plus d’une cinquantaine de participants et participantes (et notamment de plusieurs membres de Québec Solidaire) le démontre bien : il y a aujourd’hui au Québec le besoin ressenti par plusieurs d’un ressourcement théorique qui nous permette d’élaborer et d’affiner nos catégories d’analyse critique de la société, et qui nous mette en meilleure prise sur ce monde sur lequel nous souhaitons agir de façon positive. En effet, pour cette « nouvelle gauche en marche » au développement de laquelle nous assistons sur tous les continents depuis une dizaine d’années, l’élaboration d’outils de compréhension critique du monde et d’intervention non-aliénante et non-aliénée dans le monde ne peut être ignorée en tant que partie incontournable de ce projet de transformation du monde qui nous anime.

Fécondité intellectuelle

En second lieu, le thème et les 5 interventions de ce colloque d’une journée ont montré la persistance de la fécondité intellectuelle de l’œuvre de Marx, qui se montre toujours à même de stimuler la recherche critique en philosophie et dans plusieurs champs des sciences humaines. Au-delà des transformations politiques et socio-économiques qui ont affecté la situation de l’ordre mondial depuis 30 ans (chute de l’URSS et de ses États satellites, recul du mouvement ouvrier et des organisations de la gauche traditionnelle, hégémonie néo-libérale tant politique qu’intellectuelle, complétion de la mondialisation capitaliste), il semble que les éléments de réflexion proposés par Marx aient gardé une pertinence telle qu’ils puissent aujourd’hui encore motiver le regroupement de chercheurs de divers horizons (analyse financière, philosophie et sociologie de l’action, etc. ) dans ce même objectif d’un enrichissement de leur compréhension critique du monde dans lequel nous vivons. Et on nous disait que Marx était mort…

Interventions

La première intervention fut celle de Franck Fischback, philosophe et professeur à l’Université de Toulouse II. Dans une relecture des manuscrits philosophiques de 1844, le propos du professeur Fischback tenait à montrer le souci du jeune Marx de dépasser la perte de l’objectivité du monde naturel tel qu’elle se trouve dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Par le biais d’une caractérisation de la philosophie hégélienne comme type même de philosophie aliénée, Marx proposerait son dépassement dans l’établissement du rapport du sujet au monde, non pas dans un rapport de pur savoir mais dans un rapport vital fondé avant tout sur le besoin.

Ce thème trouvera son prolongement dans la conférence de François L’Italien, sociologue et doctorant au département de sociologie de l’Université Laval. Dans l’hypothèse où pour Marx la réalité ne peut se résumer au seul savoir de soi du réel (tel qu’il est énoncé par la discours hégélien par exemple) mais qu’au contraire cette réalité est avant tout constituée par le rapport pratique des hommes au monde, et de ce fait justiciable pour sa compréhension d’une théorie de l’acte ou de l’action, L’Italien pointe en direction des gains intellectuels qui pourraient être attendus d’une approche théorique basée sur l’action. Comment se fait-il, en effet, que dans le cadre du procès de production capitaliste, le résultat de la pratique humaine se retourne contre elle dans une aliénation du monde semblant arracher le faire (la production du monde humain) à la signification de ce faire (production régulée en dehors des normes que pourraient vouloir lui imposer les producteurs) ?

Outre le commentaire de Michel Ratté, philosophe et boursier post-doctorant de l’Université de Montréal, sur le contenu et les perspectives de l’analyse de Marx que livre le phénoménologue français Michel Henry, le colloque a également été le lieu d’une conférence d’Olivier Clain, professeur au département de sociologie de l’Université Laval et directeur du département, et d’Éric Pineault, professeur au département de sociologie de l’UQAM. L’allocution du professeur Clain a donné lieu à une lecture toute personnelle du premier chapitre du Capital, arguant contre l‘interprétation classique d’une dichotomie épistémologique de ce chapitre entre une importation en provenance de l’économie politique anglaise et une autre d’origine hégélienne, et visant plutôt à mettre en lumière la multiplicité des influences théoriques de provenance hégélienne qui s’y retrouvent. Éric Pineault a, en concluant, exposé le résultat provisoire de ses recherches sur le capital financier, en présentant la thèse d’une différenciation ontologique du capital financier d’avec le capital industriel, le situant sur un plan rendant possible son augmentation sui generis (A-A’) tout en le maintenant en relation symétrique avec l’appareil de production industriel.

Suites

Ce colloque, qui s’était donné comme axe central l’étude du Marx philosophe et particulièrement dans la perspective de sa compréhension phénoménologique telle que proposée par le philosophe Michel Henry, a incontestablement été une solide séance de gymnastique neuronale. D’une haute tenue intellectuelle, la plupart des interventions ont cependant été caractérisées par le peu d’incidence pratique et immédiate qu’elles recélaient. Certes la recherche fondamentale, en sciences humaines comme en sciences pures, a toujours sa place et trouve assurément son lieu naturel dans l’université. Certes encore, la complexité des enjeux sociaux et politiques auxquels nous faisons face appelle sans doute une appréhension théorique à leur hauteur.

Cependant, au vu du degré hautement abstrait des analyses proposées, il serait tout à fait bienvenu que des débats subséquents puissent prendre le relais pour essayer de dégager les conséquences pratiques et concrètes des réflexions proposées et tenter une articulation renouvelée avec les pratiques militantes contemporaines. Sans vouloir imposer à chacun l’impressionnante polyvalence de Marx lui-même, qui entre deux volumes du Capital trouva encore le temps de fonder l’association internationale des travailleurs, il ne faudrait pas perdre de vue que l’esprit qui anima Marx fut tout autant celui d’une meilleure compréhension du monde que celui d’une action sur celui-ci. Malgré tout, ce colloque reste une contribution heureuse à ce projet qu’il faut saluer chaleureusement. Et de cette alliance renouvelée de la théorie et de la pratique, peut-être trouverons-nous mieux le sens de cette énigmatique proposition de la onzième thèse de Marx sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe c’est de le transformer. »

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