Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Politique canadienne

Créer un mou­ve­ment syn­di­cal qui soit à la hau­teur (Première partie)

Nous vivons l’un de ces moments historiques, qui appelle la classe des travailleurs à construire de nouvelles capacités, de nouvelles solidarités et des espoirs concrets. La question cruciale n’est pas de savoir jusqu’où les attaques contre le secteur public iront ; la question réelle est de savoir jusqu’où nous leur permettront d’aller. Quelle sera la réponse des militant-e-s de la classe ouvrière syndiquée et celle des non-syndiqués ? Avons-nous une stratégie pour contrer leur plan ? Sommes-nous en train d’en élaborer une ? Pouvons-nous agir de façon aussi décisive que ceux qui nous attaquent ?

Traduction : Daphné D’Cruz

Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’obtention de nouvelles concessions. Les répercussions de la plus profonde crise capitaliste depuis la Grande Dépression ont laissé aux élites politiques et économiques l’opportunité d’amener deux changements sur le long-terme : la réduction et la privatisation du secteur public à un niveau qui n’a jamais été vu auparavant ; et- avec les syndicats du secteur privé, dévasté par les pertes d’emplois et une incapacité significative à former de nouveaux syndicats – l’affaiblissement des bastions qui restent du syndicalisme, soit ceux des fonctionnaires.

L’attaque contre le secteur public revêt, communément, la forme de coupes budgétaires, mais il est également crucial de souligner le fait que cela est lié à la privatisation. Cela fait quelque temps, que les entreprises grignotent pour profiter des services publics. Les gouvernements se sont attachés à faciliter ce phénomène en restructurant l’organisation et la manière dont sont organisés ces services ; afin que ceux-ci puissent être privatisés, et si nécessaire de façon progressive. Les difficultés financières du gouvernement sont utilisées pour justifier cette tendance. Le résultat final sera la perte de services jugés non-rentables par le secteur privé au détriment de la qualité et de l’accès et ce, tout payant plus pour les soins médicaux, la collecte des ordures, les services d’utilité publique comme la poste et tous les autres services que nous devrons payer ( ou qui seront toujours financés par des taxes).

Il est clair que la vieille tactique éprouvée, même militante, est insuffisante. Nous devons nous engager dans de nouvelles formes de lutte et cela signifie qu’il faut réévaluer tout en ce qui concerne les structures, les modus operandi et les stratégies.

Une réponse efficace nécessite un mouvement social plus fort que celui que nous avons présentement ; et cela soulève le problèmes posé par les attaques contre les syndicats. Il est évident que nous devons contre-attaquer ; nous savons par expérience que si nous ne le faisons pas, cela ne fera qu’accroître le niveau de détermination du camp adverse. Mais étant donné ce à quoi nous nous mesurons, un État déterminé à changer les lois, il est clair que l’activité militante, même plus dynamique, sera insuffisante. Nous devons nous engager dans cette bataille d’une manière différente. Cela implique de ré-évaluer toutes les structures de notre organisation syndicale, ses procédés et ses stratégies.

Choix stratégiques : mener le combat en faveur des services publics.

Les syndicats se sont bâtis en fonction d’organisation sectorielle et non en fonction des classes sociales : ils unifiaient les travailleurs d’un lieu de travail en particulier ou d’un secteur et s’employaient à négocier des bénéfices pour leurs membres syndiqués. Jadis, cela a produit d’importants gains, qui ont été étendus, subséquemment, à l’ensemble des travailleurs et non seulement aux secteurs syndiqués. Toutefois, lorsque les circonstances ont changé, les entreprises et les gouvernements ont conclu à la nécessité de renverser la situation afin de préserver leurs profits ; et nous étions mal préparés pour affronter leur nouvelle détermination. Notre habitude de ne se soucier que de nos propres compensations et conditions, nous a laissé divisés et vulnérables à leurs récentes attaques.

Les gouvernements ont exploité cette faiblesse depuis un certain temps et désormais, ils se montrent encore plus déterminés, en utilisant l’argument du déficit fiscal, pour isoler les fonctionnaires. Cela se traduit par la restriction des choix entre le niveau de rétribution des travailleurs et le niveau des services publics. Comme les autres travailleurs subissent les effets de ces changements, et que le secteur public en est relativement épargné, cela accentue le danger de division de ce secteur du reste de la classe des travailleurs et des travailleuses. Les désinvestissements dans le secteur privé, les coupures dans l’assurance-emploi, l’augmentation des emplois précaires, la chute continue des taux d’aide sociale (actuellement, avec une diminution 55% en terme réel par rapport à la fin des années-90, puisque la consolidation du néolibéralisme a permis à ce modèle de s’imposer comme le cadre des réglementations). Tout cela expose les fonctionnaires à plus de ressentiments.

En arguant le fait, que nous avons toujours soutenu de meilleurs services sociaux ; nous mettons en avant les résolutions adoptées lors de notre conférence syndicale progressiste et nous insistons pour que les riches soient plus taxés afin de financer des services décents et que nous obtenions une juste rétribution. Ce sont des revendications valides. Toutefois, celles-ci ne convainquent pas ceux que nous voulons atteindre. Nous devons prouver notre engagement dans la pratique, à travers l’élaboration de priorités que nous nous fixons et que nous cherchons à obtenir. Cela signifie faire un choix stratégique : nous devons ré-équilibrer l’attention portée sur les traditionnelles négociations collectives, dans le but d’identifier la défense du service public et de la considérer comme une préoccupation primordiale, que nous devons nous approprier – dans les négociations, dans nos relations avec les usagers des services, et dans les rues – la direction de la lutte pour des services sociaux adéquats, de haute qualité et sensibles à nos besoins.

Il est capital de rendre limpide, ce que de telles réorientations signifient. Cela exigera un changement radical de toutes nos stratégies, tactiques et structures. Cela impliquera de ré-allouer la caisse du syndicat, de construire de nouvelles capacités à l’échelle locale, sectorielle et également nationale ; une participation plus forte des membres, de repenser comment nous interagissons avec la communauté ; en ayant le courage de dénoncer des services de piètre qualité tout en donnant notre opinion sur la façon dont ceux-ci peuvent être améliorés. Et enfin, cela nous demandera de développer notre confiance et notre vision pour déplacer la lutte en dehors de leur zone de confort ; zone où la compétitivité et préserver la suffisance et le bonheur des banques prime sur toutes les autres valeurs. En somme, cela exigera une révolution à l’intérieur du syndicalisme.

Nombre de militants et de dirigeants seront confrontés à une certaine nervosité au sujet de ce bouleversement de l’activité syndicale. Étant donné la culture syndicale dans laquelle ils ont évolué, les acteurs syndicaux ont le sentiment de perdre au change, en laissant la question des droits sociaux à des enjeux liés aux services publics, qui sont valides mais jugés secondaires. Néanmoins, la réalité des choses est tout autre. Premièrement, le niveau et la qualité des services publics ne sont pas, le moins du monde des problématiques secondaires. Ils représentent la contribution cruciale des fonctionnaires à la société. Deuxièmement, l’amélioration du niveau et de la qualité des services est inséparables de l’amélioration de nos charges de travail, ainsi que de nos condition de travail. Et troisièmement, nous avons besoin de bien comprendre le fait que de la façon dont les choses se présentent, bien qu’il faille continuer de défendre nos acquis et que nous puissions remporter des gains à court terme, nous ne pourrons gagner la guerre -quel que soit légitimité de nos revendications - sans que nous élargissions la lutte.

Le maintien syndicalisme traditionnel ne débouchera qu’à isoler les fonctionnaires et les rendra vulnérables. La détermination pour défendre nos professions et leurs conditions de travail, ne se fera qu’en attirant une partie importante du public de notre côté. Si nous ne trouvons pas de nouvelles manières d’accroître le soutien de la population – et en particulier le soutien de toutes autres personnes appartenant à la classe des travailleurs, qu’ils soient syndiqués ou non, salariés à temps-plein ou temps-partiel, au chômage ou encore les pauvres – la défense de nos revendications salariales et de nos bénéfices sociaux ne fera pas long feu, ainsi que notre lutte pour l’amélioration des normes du travail pour les salarié-e-s gagnant moins et celle pour la défense de nos conditions de travail.

Plus encore, alors que toute l’attention était portée aux accords codifiés dans les conventions collectives et à la résolution des conflits sur les lieux de travail, les attaques viennent maintenant de l’État et se manifesteront sur plusieurs fronts en même temps – de la remise en question des droits d’ancienneté des enseignants à la privatisation des services des soins de santé, en passant par la limitation du droit de grève. Cela impose des limites à nos combats, en les confinant à des lieux de travail, secteurs d’activité et à des organisations syndicales. Ces batailles ne rencontreront un grand succès que si elles sont appréhendées comme des enjeux de classe et attirent le soutien des autres travailleurs et de nouveaux alliés.

Faire face à l’austérité : les Conservateurs ontariens

Les coupures dans les dépenses sociales et les attaques contre les droits syndicaux, que nous avons déjà pu observer au Canada venant des politiciens de tous bords, ne feront qu’empirer. Les brutales coupures budgétaires qui se passent aux États-Unis, vont conduire et avec force, à faire de même ici et nous avons, bien entendu, des politiciens de notre propre cru et une élite économique déjà prêts à prendre les devants. Avec Rob Ford comme maire de la plus grande ville du Canada (Toronto) ; un parlement majoritaire en faveur de Stephen Harper ; et les Conservateurs ontariens de Tim Hudak qui mènent dans les sondages au détriment du gouvernement Libéral de Dalton McGuinty, il serait insensé de sous-estimer, ce à quoi nous allons nous mesurer.

La plateforme des Conservateurs ontariens inclut l’obligation de recourir aux appels d’offre pour les services d’assistance à l’intérieur du secteur public – tout pourra être mis en vente. Des lois seront, probablement, introduites pour rendre caduc des conventions collectives, qui auraient empêché la mise en place de ces appels d’offre ( puisque la constitution ne permet pas de faire des changements unilatéralement, il est plus que certain que cela sera suivi par une « période de consultations » avec des syndicats qui chercheront à se protéger contre tout changement juridique).

Dans l’éventualité que cela se produise, les travailleurs du service technique tels que les personnels de nettoyage ou de cuisine, seraient « autorisés » ( encouragés) à faire des offres aux entreprises pour du travail – ce qui ne pourra être fait qu’avec l’acceptation de coupures significatives dans les coûts du travail pour plus de compétitivité sur ce nouveau marché ; coupures ne concernant pas uniquement les salaires mais également les bénéfices sociaux et les prestations déterminées à un régime de pension. Ceux qui ne sont pas compétitifs perdraient leur emploi avec un tel projet de loi. Dans la mesure où les politiques d’appels d’offre ne ciblent que les travailleurs du service d’assistance tout en préservant les droits sociaux des infirmier-ère-s et des enseignant-e-s ( pour le moment !) ; la plateforme des Conservateurs menace de diviser les organisations syndicales.

Une des réponses des syndicats peut être de simplement d’ignorer ou de minimiser la menace. Jusqu’à maintenant, un bon nombre des dirigeants syndicaux du secteur public ont adopté une attitude suffisante du fait de la croissance du nombre de syndiqué-e-s et des salaires au cours de ces dix dernières années ; et ne sont occupées que par leurs responsabilités quotidiennes. La perte de 600 000 emplois dans le secteur public suite aux mesures d’austérité par le gouvernement anglais ou encore, les licenciements de 60 000 auxiliaires de soins à domicile texans, provoqués par les coupures budgétaires fédérales sont considérés comme des évènements particuliers, lointains et malheureux plutôt que comme des attaques systématiques à l’encontre des travailleurs et que ce sont des scénarios qui se dérouleront ici aussi.

Une autre réaction sera de se tourner vers les partis politiques pour qu’ils nous sauvent et les syndicats seront prêts à dépenser des millions pour influencer les résultats des élections. Les enseignants, les infirmier-es et les ouvriers qui identifient les Libéraux comme un moindre mal soutiendront le parti Libéral. Tandis que d’autres syndicats des secteurs privé et public, insisteront sur les liens traditionnels et pencheront pour le Nouveau Parti Démocratique ( NPD).

Le problème qui se pose va au-delà des divisions de votes au sein des mouvements syndicaux. Historiquement, les syndicats se sont toujours impliqués dans les processus électoraux et se sont mobilisés en faveur de partis politiques socialistes, les conséquences – non seulement en Ontario mais aussi dans les autres provinces – sont à méditer.

L’enjeu n’est pas de savoir si les élections sont importantes – cela relève de l’évidence - mais d’être réalistes quant aux limites des partis politiques actuels, même envers ceux qui nous sont favorables. Aucun parti politique ne s’est engagé à fondamentalement contester les diktats de la finance et le pouvoir des entreprises. Aucune formation politique n’a dénoncé, que dans une société dont la richesse excède celle de la génération précédente, les travailleurs n’aient pas à abaisser leurs attentes, mais au contraire en espérer plus. Aucun parti politique ne cherche à faire de la classe ouvrière, une puissante force sociale. Aucun parti politique existant ne nous sauvera.

Il n’en demeure pas moins que la « politique » doit être redéfinie, de sorte que l’on puisse bâtir des organisations représentant la classe laborieuse et des moyens ; qui nous garantissent d’être pris au sérieux. Cela nécessite, de la part des syndicats du secteur public, d’utiliser leurs fonds considérables au service d’une orientation politique, prenant en compte les intérêts de l’ensemble de la classe des travailleurs. Dans la mesure où cela comprend aussi les partis politiques, plusieurs points sont à clarifier.

Notre soutien ne doit pas être accordé automatiquement mais conditionné par l’appui d’un parti à des lois défendant les droits de tous salariés.

Nous devons nous montrer prudents quant aux alliances politiques et aux ententes favorisant les professions libérales par des mesures législatives positives ; et en retour de leur soutien ou de leur silence concernant d’autres politiques gouvernementales. Ce clientélisme, entre les syndicats et le gouvernement tend à transformer, ce qui devrait être une politique fondée sur la classe sociale en son contraire, soit une politique basée sur la division de classe. Par exemple, le gouvernement ontarien a autorisé des procédures spéciales d’accréditation syndicale aux métiers de la construction, alors qu’il les a refusé à d’autres.

Hormis les politiques gouvernementales, nous devons combattre l’absurde identification des politiques avec le Parlement. Nous devons mettre l’emphase sur l’utilisation des ressources du parti, de ses structures et de son pouvoir pour s’émanciper du joug d’Ottawa, afin de mobiliser activement la société (cela est primordial au Québec puisque nombre de militants des mouvements syndicaux NPD ont été élus).

Nous devrions aussi attendre des partis politiques progressistes d’incarner un leadership idéologique ; contestant et œuvrant à inverser les orientations politiques qui ont contribué à aggraver les inégalités. Et qui ont fait de l’insécurité, un élément omniprésent dans nos vies, affaibli nos valeurs sociales et nous ont laissé avec une démocratie entravée par la « réalité de la compétitivité globale. »

Les activités syndicales dans les campagnes électorales ne doivent pas se faire au détriment des campagnes pour faire face aux problèmes importants comme des prestations universelles aux garderies ou l’éradication de la pauvreté.

Plus important encore, on ne peut permettre que l’activité politique se substitue aux mobilisations indépendantes des syndicats. Sans une substantielle autonomie, nos revendications risquent d’être mises de côté et notre soutien, tenu pour acquis ( leçon apprise, auparavant, et par la manière forte). La dernière chose dont nous avons besoin, c’est de concentrer toutes nos ressources dans le panier financier des élections pour se réveiller un matin avec les Conservateurs au pouvoir. Les Conservateurs agiront rapidement pour imposer le gel des salaires, limiter l’implication politique des syndicats, restreindre les droits de négociation et introduire une politique d’appels d’offre, tout en réduisant le financement des services publics – et nous aurons à payer pour les tâches que nous aurions dû faire depuis longtemps.

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