Édition du 14 mai 2024

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Arts culture et société

Émotions et mouvements sociaux (émotions collectives)

Croissance froissée et choc moral comme principes moteurs à l’action collective

Si l’individu se caractérise par une raison et des émotions, ces qualités se reflètent automatiquement dans toutes constructions collectives.

De là, Émile Durkheim nous a appris à discerner des fondements sociaux à partir de ses types de solidarités (mécanique et organique), associables également à la raison et aux émotions misent en commun. Nous voilà en présence d’un système déterminé, qui a sa vie propre, c’est-à-dire qui possède sa propre conscience, une conscience collective. Et à l’intérieur de cette entité, soit un groupe, soit une association, soit une entreprise, soit un mouvement social, soit encore une société, interagissent des individus à la fois soucieux de celle-ci et stimulés par leurs aspirations. Sans eux, il ne pourrait y avoir de changement. Touraine complète Durkheim par ses explications du rôle que jouent les individus en devenant des acteurs de changement social, ce qui suppose un mobile et un motif justificateurs, voire un état d’être possible de résumer sous l’expression de « croissance froissée ».

Bien sûr, une conscience collective se lie à une émotion collective, sinon la société serait incohérente en elle-même. Et l’irritation exprimée par un mouvement social expose une dynamique conforme à cette cohérence désirée, dans la mesure où l’équilibre s’obtient dans un jeu de confrontation des idées, des valeurs et des représentations. Nul doute, la multiplicité insinue une hétérogénéité, dont la cohésion en un groupe presque devenu homogène s’obtient par accord ou compromis, mais toujours dans l’optique d’une réalisation collective acceptable restant à perfectionner. Alors, bafouer des valeurs communes risque de créer des réactions de riposte, souvent émotives, puisque, comme l’avance James M. Jasper (1998 : 409), une instabilité s’installe, un « choc moral » froisse la conscience commune.

De la même façon, ce choc moral sert au recrutement de membres pour un mouvement social, facilite l’approche des personnes outragées par une situation donnée, telle que, en citant un exemple, la discrimination subie par des personnes de couleur et/ou des femmes dans l’accès à certains postes. Pour les plus convaincu-e-s du bienfait de la valeur de l’égalité des personnes, peu importe leur nationalité, leur couleur ou leur genre, les actes de discrimination posés choquent ipso facto leur conscience. Leur réaction sera de protester afin de condamner cette ségrégation, voire même, à l’extrême, de souhaiter des peines imposées à leurs auteurs. Si le motif repose sur la défense de la valeur de l’égalité, il n’en demeure pas moins que le mobile a pris ici toute la place, dans un premier temps, afin de répliquer ; définitivement, susciter l’émotion permet de faire réagir et de mobiliser les gens désormais sensibilisés. Jasper (1998 : 412) souligne justement le lien intime du sentiment de colère, d’outrage et de choc moral avec le besoin de blâmer un ou une responsable, puisque le blâme expose automatiquement un adversaire – un vilain – à combattre, mettant ainsi en scène une lutte typique du bien contre le mal. Voilà une autre manière d’exprimer ce que Touraine qualifierait de principe d’opposition caractérisant un mouvement social, dont l’adversaire apparaît subitement lors du conflit déclaré – en effet, aucun reproche n’avait été adressé aux personnes jugées fautives avant l’apparition des discriminations.

Cela dit, les émotions perdurent au sein d’un mouvement social, et ce, après son émergence. Toute activité de revendication, de protestation, est animée par celles-ci qui, inversement, sont maintenues par l’ensemble des actions posées à l’intérieur ainsi qu’à l’extérieur du mouvement, dont la solidarité mécanique de départ transcende en une culture agrémentée de rites, de rituels, de héros, d’anecdotes, de bons et mauvais résultats, qui augmentent le plaisir d’en faire partie (Jasper, 1998 : 417). De là provient l’émotion collective, par cette proximité, semblable à celle des quartiers ouvriers de la société industrielle. Et cette notion de plaisir se révèle d’autant plus importante dans le contexte actuel, alors que l’individualisme semble transformer les anciennes conceptions de la solidarité – semble, en effet, car l’être humain demeure néanmoins ce qu’il a toujours été.

En l’occurrence, le déclin d’un mouvement social peut donc s’expliquer par une baisse de plaisir chez ses membres, soit parce qu’un changement de direction survenu brise la cohésion, soit parce que le renouvellement des membres transforme la dynamique de groupe, soit parce que le but espéré a été atteint, rendant ainsi inutile, selon un certain point de vue, la continuité du mouvement, soit encore parce que non seulement le but n’a pas été atteint, mais que tous les efforts consacrés à sa réalisation restent vains, ce qui engendre un désespoir, voire du déplaisir susceptible de nuire à sa perpétuité (selon Hirschman, tiré en particulier de Jasper, 1998 : 419). Ainsi, le plaisir attribué à cette forme d’appartenance, à cette source d’identité et à cette fierté de poser des gestes concrets en vue de défendre ce qui doit être considéré comme étant le bien contribuent à mieux saisir la dynamique d’un mouvement social.


Pour conclure

Une action, ou encore une réaction, survient normalement en réponse à quelques stimulants, telle une bougie d’allumage grâce à laquelle l’inertie d’un corps disparaît pour laisser place à un mouvement subit et orienté vers une fin précise. Pourquoi pas en raison d’un sentiment moral, d’une volonté animée par une contrariété jugée majeure par notre conscience, puisque notre « idéal » de vie en société a été soudainement profané… Par automatisme, supposant que nous nous discréditons d’être la source d’un tel mal survenu, il nous faut alors trouver un coupable, pour ne pas dire façonner la cause sous une forme aisément identifiable et qui ressemble très souvent à autrui. Mais cette inclination confirme pourtant notre nature humaine, habituée au jeu des mobiles et des motifs. Afin de justifier ce genre de réaction émotive, la raison doit normalement intervenir pour organiser la pensée, de manière à communiquer convenablement ensuite le changement voulu. Et souvent la tâche nécessite une organisation de groupe, lorsque plusieurs consciences froissées interagissent et veulent s’opposer à l’objet qui gêne leur bien-être quotidien – voire leur bonheur qui se réduit peut-être, au bout du compte, à une version « acceptable » de leur idéal. Jasper nous aide donc à connaître à la fois la dynamique d’un mouvement social, dans ses vicissitudes, mais surtout à dresser le portrait d’un mouvement social typique qui contraste avec l’extrémisme d’un groupe révolutionnaire, celui-là bien illustré par Hannah Arendt dans l’un de nos précédents articles.

À nouveau ici, nous sommes obligés de qualifier les émotions de moteurs (mobiles) à l’action individuelle et collective, ce qui nous pousse à devoir faire un pas de plus et à envisager une fin pour notre réflexion sur le lien unissant les émotions et les mouvements sociaux. Dans notre dernier article, nous exposerons particulièrement les concepts d’« affectivité implicative » et de « mobilisation généralisée » développés par Danilo Martuccelli.

Écrit par Guylain Bernier

Bibliographie

JASPER, James M. (1998), “The Emotions of Protest : Affective and Reactive Emotions In and Around Social Movements”, Sociological Forum, Vol. 13, No 3, p. 397-424.

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