Édition du 14 mai 2024

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Livres et revues

Jeremy Rifkin, le gourou du gotha européen

Il se pourrait que ce billet et les deux suivants (nous avons regroupé les trois billets de Jean Gadrey dans l’article ci-dessous - ndlr), consacrés à une critique de la « Troisième Révolution Industrielle » (TRI) de Jeremy Rifkin, suscitent des controverses, y compris de la part de lecteurs proches des analyses de ce blog. J’assume, et je souhaite qu’on en discute. Je n’ai lu que des comptes-rendus et réactions favorables ou enthousiastes à ce livre. Serais-je le seul à voir dans la TRI, au-delà de points de convergence évidents et anciens, une impasse pour la transition écologique et sociale ?

Les remarques qui suivent ne concernent que la TRI, et pas les ouvrages antérieurs de Rifkin, depuis son premier livre sur le brevetage du vivant (1977), puis Entropy en 1980 (postface de Georgescu-Roegen), ou son best-seller « La fin du travail » (1995, préface de Michel Rocard pour la traduction française en 1996). J’avais rédigé en 2001 pour l’Encyclopaedia Universalis un compte-rendu assez critique de son livre enthousiaste sur la nouvelle économie, « L’âge de l’accès » (2000), paru avant l’éclatement de la bulle Internet. Mes critiques de la TRI sont plus sévères.

Comme exemple de Rifkinmania de gauche, voir cet article de février 2012, « Jérémy Rifkin éclaire la gauche française ». Du côté des acteurs à forte sensibilité écologique, l’accueil n’est pas moins favorable. Voir par exemple ce (bon) billet de blog, « pourquoi j’ai dévoré le dernier Rifkin ». Commençons donc par ce côté ensoleillé de la TRI.

POURQUOI RIFKIN SÉDUIT (Y COMPRIS MOI, PARFOIS)

Cet auteur prolifique a beaucoup d’atouts. Il a un exceptionnel talent de conteur, de « storytelling » à très large spectre, et d’ailleurs il le revendique au nom du fait que nous avons absolument besoin de « grands récits ». Il a raison, sous réserve qu’il ne s’agisse pas de contes de fées.

C’est un écologiste convaincu, et depuis longtemps. Il a même parfois des accents de « deep ecology » (écologie radicale), notamment dans son chapitre sur l’école ou dans sa conception d’une science économique comme variante de la thermodynamique et de la biologie. On peut donc comprendre que nombre d’écolos le voient comme un allié important, vu sa surface politique et médiatique, car il ne manque pas de rappeler les périls qui nous attendent si nous ne changeons pas de cap. Sous l’angle de la prise de conscience des enjeux climatiques en particulier, il fait œuvre utile.

Il fait appel à la jeunesse, aux jeunes générations, à la « génération Internet », aux nouveaux entrepreneurs contre la vieille garde de la deuxième RI et les vieux « lobbies de l’énergie ». Il critique les systèmes éducatifs « verticaux » actuels et propose « l’enseignement latéral », « la classe distribuée et coopérative », ouverte sur les réseaux sociaux mondiaux. Cela contribue à son capital de sympathie chez certains. C’est l’objet de l’un des chapitres (8) les plus stimulants, en dépit du caractère « écolo-simpliste » de son hypothèse selon laquelle c’est dans « l’intégration des élèves dans la nature » que réside le cœur du lien éducatif et social scolaire, sans parler du ridicule achevé de cette citation qui en dit long sur son technocentrisme électrique : « Intéresser les élèves à l’électricité et au réseau électrique est la priorité numéro 1 » !

Il valorise le « pouvoir latéral » contre le pouvoir hiérarchique. Il se dit favorable à la coopération contre la concurrence, aux organisations non lucratives, aux AMAP, à la création de citoyens globaux dans une biosphère partagée. Il écrit qu’il faut « repenser la propriété » à l’heure des « communaux ouverts » et des réseaux sociaux, favoriser le droit d’accès, remettre en question la propriété intellectuelle et certains brevets, que la vraie richesse est dans les liens sociaux (le « capital social ») et la diversité des expériences, qu’il faut des indicateurs alternatifs. Des altermondialistes et des acteurs de l’ESS, entre autres, ont quelques raisons d’apprécier un tel avocat de certaines de leurs causes.

Que d’atouts pour une analyse vraiment alternative, surplombant les « idéologies politiques », « empathique » (voir son livre de 2011 sur l’empathie), surtout si l’on y ajoute un optimisme permettant de croire « qu’on en sortira »… si on le suit ! Car, nous dit-il, il a « la solution », et il est en train de convaincre les plus hauts dirigeants politiques (à l’exception d’Obama, qui le déçoit beaucoup, mais on verra que ce dernier a peut-être de bonnes raisons), en tout cas en Europe, et même un vaste cercle de grands patrons « modernes ».

La suite de mon analyse sera moins enthousiaste. Je la résume en quelques mots : il y a un fossé, et d’innombrables contradictions, entre d’un côté les valeurs de société hautement sympathiques mises en avant par Rifkin, celles qui expliquent les réactions enthousiastes, et, de l’autre, ses solutions concrètes (les « cinq piliers » de la TRI), dont je doute que certains commentateurs les aient vraiment décortiquées. Rifkin est une bonne locomotive pour convaincre les dominants de changer de cap, mais le cap qu’il propose avec la TRI n’est pas le bon, c’est même une impasse, tout autant que la méthode politique qu’il privilégie et par laquelle je commence.

POURQUOI LE GOUROU DU GOTHA ? UNE PREMIÈRE CONTRADICTION

Il me faut justifier le titre de ces billets. Ce n’est pas difficile. Car en fait de grand récit, ce livre multiplie surtout de petits récits mettant en scène de façon avantageuse « l’homme qui parle à l’oreille des grands de ce monde », grands politiques et grands patrons. Rifkin n’a pas toujours été comme ça. Il s’adressait d’abord, dans le passé, à des lecteurs citoyens ou militants.

Dans ce livre, il ne conte pas ou peu de rencontres avec la base, il ne s’adresse pas, comme l’a fait Stiglitz, aux « indignés », il ne fréquente pas les forums sociaux mondiaux. La société civile n’est plus sa cible, il dialogue avec le sommet, on l’invite pour des conventions, devant les cadres réunis de multinationales. Et surtout, il est l’invité ou l’ami – il nous en fournit les détails avec complaisance - d’Angela Merckel, de Manuel Barroso, « de cinq présidents du Conseil européen », de Prodi, de Zapatero, de « David » (Cameron), de Papandréou, de l’OCDE « devant les chefs d’État et ministres de 34 pays membres », de Neelie Kroes (ultralibérale, invitée régulière du groupe Bilderberg), du maire de Rome (ancien ministre de Berlusconi), du prince de Monaco. Mais aussi, à un moindre degré, de Chirac et Hollande.

Tout cela vous pose un homme, mais me pose un problème, indépendamment de la présence massive dans cette liste de nombreux leaders libéraux ou ultralibéraux. POUR QUELQU’UN QUI VALORISE EN THÉORIE LE POUVOIR LATÉRAL, TOUT SE PASSE COMME SI, POUR FAIRE AVANCER SA CAUSE, IL EMPLOYAIT EXCLUSIVEMENT DES MÉTHODES VERTICALES, visant à conquérir le cœur de l’oligarchie. La démocratie est certes pour lui une fin, mais pas un moyen de transformation sociale : elle « sera donnée par surcroît » (Évangile, Mathieu, 6.33), comme conséquence de l’adoption des nouvelles technologies « partagées » de l’information et de l’énergie.

Ce rêve de réorientation démocratique partant de l’oligarchie et de la technologie est une impasse, une dépossession, un piège à citoyens. Si ces derniers ne s’emparent pas de la transition, si en particulier ils ne reprennent pas le contrôle de la finance (une priorité totalement absente chez Rifkin) ET DES TECHNOLOGIES, l’oligarchie, qui en a vu d’autres, va récupérer les idées de Rifkin et n’en retenir que ce qui conforte ses intérêts. Elle sait fort bien, elle, que ce ne sont pas les « forces productives », Internet et les réseaux électriques décentralisés qui menacent son pouvoir et qui vont bouleverser les « rapports de production », même si, en son sein, les innovations technologiques peuvent, comme toujours, modifier le rapport des forces économiques entre diverses fractions du capitalisme.

Internet existe depuis plus de vingt ans, l’informatique depuis quarante ans, et l’on n’a pas observé de recul du pouvoir de l’oligarchie, au contraire. Rien n’empêchera Neelie Kroes et les autres ultra-libéraux qui invitent volontiers Rifkin de tenter de profiter de ces nouvelles configurations techniques pour pousser les feux d’un capitalisme encore plus dérégulé, encore moins « partagé ». Ils savent comment faire pour dominer les nouveaux réseaux techniques. Seuls des mouvements sociaux, des réseaux citoyens, peuvent, du local au global, orienter et acclimater ces innovations afin de les mettre au service du partage et des droits humains. Mais ce n’est pas à eux que Rifkin s’adresse en priorité. C’est au gotha qu’il vend, très cher, ses conseils et ceux de son team.

Les cercles de grands patrons entourant Rifkin ont très bien compris qu’ils pouvaient s’engouffrer dans la brèche médiatique ouverte et y prendre des positions de pouvoir et de lobbying, afin d’être les artisans hautement lucratifs des nouvelles infrastructures électriques « intelligentes », des véhicules électriques, des énergies renouvelables, des piles à combustibles, etc. Ils savent que, dans ce cas, le « pouvoir latéral » et le « capitalisme distribué » de Rifkin ne sont pas pour demain…

On comprend enfin pourquoi ce lobbying orienté vers le haut convient à certains élus de sommet, internationaux, nationaux ou régionaux, qui participent d’une conception verticale du changement, impulsé par eux. Rifkin les flatte, à peu de frais. Or une transition définie par le haut, presque forcément indifférente aux inégalités qu’elle suscite, prendra un autre tour que celle qui ferait toute leur place à « la base » et à la « justice environnementale », autre grande absente du livre de Rifkin.

Il me faut, à ce stade, expliquer ce qu’est le grand projet de Rifkin en termes de préconisations concrètes pour les 40 ans à venir, telles qu’il les met en avant lorsqu’il conseille les dirigeants de l’UE et la Commission, les chefs d’État, les grands patrons et les présidents de région. Elles figurent certes dans son livre, mais on les trouve de façon dépouillée dans de courts rapports pour les décideurs, dont celui qu’il a rédigé pour l’UE et que l’on retrouve partout où il passe. Ce sont « les cinq piliers » de la TRI. J’en examinerai ensuite les limites, énormes.

LES CINQ PILIERS DE LA TROISIEME RÉVOLTUION INDUSTRIELLE (TRI) ET LE DÉTERMINISME TECHNOLOGIQUE

Les voici, dans le texte :
- Passer aux énergies renouvelables.
- Transformer les bâtiments en microcentrales énergétiques.
- Déployer la technologie de l’hydrogène et autres techniques de stockage dans chaque immeuble et dans l’ensemble de l’infrastructure pour stocker les énergies renouvelables intermittentes.
- Utiliser la technologie Internet pour créer un réseau similaire de partage de l’énergie, chaque microproducteur ou bâtiment vendant ses surplus.
- Lancer de nouveaux moyens de transport fondés sur des millions de véhicules électriques « branchables » ou à pile à combustible, capables d’acheter et de vendre de l’électricité sur le réseau.

Tel est en fait le « nouveau récit » en pratique. Il relève d’un déterminisme technologique comme il en existe peu. Il faut peut-être remonter au rapport Nora-Minc de 1978 sur l’informatisation de la société, qui fut à l’époque lui aussi un best-seller, pour trouver un équivalent. Or presque toutes les prévisions de ce rapport ont été démenties par les faits, je l’avais montré point par point dans la postface de la deuxième édition mon livre « nouvelle économie, nouveau mythe » (2001).

Voici un extrait de l’introduction du livre de Rifkin : « Dans l’ère qui vient, des centaines de millions de personnes produiront leur propre énergie verte à domicile, au bureau, à l’usine, et ils la partageront entre eux sur un « Internet de l’énergie », exactement comme nous créons ou partageons aujourd’hui l’information en ligne. LA DÉMOCRATISATION DE L’ÉNERGIE S’ACCOMPAGNERA D’UNE RESTRUCTURATION FONDAMENTALE DES RELATIONS HUMAINES, DONT L’IMPACT SE FERA SENTIR SUR LA CONCEPTION MÊME DES RAPPORTS ÉCONOMIQUES, DU GOUVERNEMENT DE LA SOCIÉTÉ, DE L’ÉDUCATION DES ENFANTS ET DE LA PARTICIPATION A LA VIE CIVIQUE »

La séquence logique est la suivante, et tout le livre la confirme : le gotha (grandes entreprises et grands dirigeants politiques), convaincu par Rifkin, décide d’investir massivement dans les infrastructures intelligentes d’énergie électrique du futur, dans les microcentrales (dont les automobiles, les habitations à énergie positive…) et l’économie hydrogène. Cette voie technologique décentralisée entraîne D’ELLE-MÊME un partage du pouvoir et du savoir, elle conduit à privilégier la coopération, le tout aboutissant à une économie post-carbone dans une société collaborative et « biophile ». Quand je parlais de conte, étais-je si loin du compte ? Si la « deep ecology » est parfois présente chez lui, c’est la « deep technology » qui l’emporte en fait. Selon moi, c’est contradictoire. Non pas que la transition n’ait pas (aussi) besoin d’innovations technologiques, mais parce que, chez Rifkin, elles constituent l’unique déterminant du changement.

Or le pari de la bonne fée techno menant au partage du pouvoir et à la « biophilie » a toutes chances d’être perdu. Les maîtres du monde ne risquent pas de se faire déborder par les technologies qu’ils auront mises en place si les citoyens n’organisent pas ce débordement. Rifkin, comme tout gourou dessinant seul l’avenir souhaitable, est à l’exact opposé du mouvement des « sciences citoyennes ». C’est une autre des contradictions majeures de son livre et de sa stratégie « top-down ». Quelle différence avec ce que produit, entre autres, l’association négaWatt avec près de mille membres ! Et du coup, quelle différence dans le réalisme des scénarios !

LA TRI EST MATÉRIELLEMENT INSOUTENABLE !

J’en viens à cette question du réalisme du scénario des « cinq piliers » de la TRI. C’est un sujet délicat car on entre forcément dans des controverses scientifiques et techniques et je n’ai rien d’un expert ni d’un futurologue de l’énergie. Mais les simples citoyens, ou les élus, ne peuvent pas se laisser déposséder de toute capacité de jugement sur ces questions (ou sur celles du climat, du nucléaire, des OGM et bien d’autres), sauf à confier leur sort et ceux des générations futures à l’alliance terrible de l’expertocratie et de l’oligarchie, qui a déjà fait trop de dégâts. Il faut donc consulter les sources, les confronter, et prendre le risque d’évaluer, individuellement et (surtout) comme collectifs concernés.

Par ailleurs, le « réalisme » (ou la pertinence) d’un scénario n’est pas seulement d’ordre scientifique et technique, au sens des sciences « dures ». Il est aussi social, économique, politique, philosophique, etc. Mais commençons par le « dur ».

Rifkin développe des analyses solides en termes de « bilan carbone » et de déclin inéluctable des énergies fossiles. Mais il délaisse les « bilans matière ». Comme c’est un homme intelligent, cet oubli est délibéré : il sait que cette seconde entrée ruinerait sa crédibilité. Le scénario Rifkin revient, on va le voir, à réduire fortement nos émissions en augmentant fortement nos prélèvements matériels sur la nature. Cela ne peut pas marcher.

Mon argument est simple. Il ne concerne pas d’abord l’infrastructure électrique intelligente ou « smart grids » (elle sera en effet nécessaire, mais tout dépendra de sa configuration et de son contrôle), mais les « centaines de millions » de microcentrales énergétiques, bâtiments, véhicules (et imprimantes 3D) qui constituent le cœur de son scénario pour les quarante ans à venir. En résumé : Rifkin « oublie » que les matières premières, minerais et terres rares absolument indispensables à ces technologies où chacun devient producteur d’énergie (et producteur de biens à domicile via la 3D) vont, tout comme les énergies fossiles, connaître des « pics » de production dans la période à venir. Pour certains de ces matériaux, nous y sommes déjà.

De ce fait, contrairement à ce que prétend Rifkin (ch. 7), LES ÉNERGIES RENOUVELABLES NE VONT PAS « DEVENIR PRATIQUEMENT GRATUITES » à un horizon prévisible. Tout juste peut-on dire, avec négaWatt et bien d’autres, qu’elle vont probablement devenir à moyen terme moins coûteuses que les énergies fossiles et que le nucléaire (si son prix inclut tous ses coûts mesurables, sans parler de ses risques non quantifiables en monnaie). L’ÉNERGIE RESTERA CHÈRE, et c’est une bonne chose quand on voit ce qu’a produit la civilisation du pétrole abondant et bon marché. L’analogie constante que pratique Rifkin entre l’énergie et l’information (dont en effet les prix de collecte et de diffusion ont spectaculairement chuté avec l’informatique et Internet) est écologiquement et économiquement indéfendable. Cela ruine son modèle économique implicite.

Comme tous les scientistes, Rifkin s’en sort en évoquant brièvement, à propos des « terres rares », des innovations parfaitement hypothétiques permettant de mettre au point des substituts peu coûteux (ch. 7) : des « métaux alternatifs », voire des « substituts d’origine biologique » grâce aux « biotechnologies, à la chimie durable et aux nanotechnologies » Je ne doute pas que des recherches soient en cours, avec des bouts de solutions. Mais on nous a trop souvent fait le coup des technologies-du-futur-qui-vont-tout-résoudre et cela n’a pas empêché pas la « grande crise » écologique de s’approfondir. Par ailleurs, les substituts à la nature ne sont jamais gratuits, ils ont des effets écologiques et humains pervers, on le voit avec les agrocarburants. S’il faut en passer, après ces derniers, par de futurs « agro-minerais » ou « bio-terres-rares », les terres arables d’une planète déjà en surcharge écologique n’y suffiront pas.

Une des conséquences de la négligence totale des enjeux liés aux ressources matérielles naturelles, renouvelables ou non, est QU’ON NE TROUVE NULLE PART DANS SON LIVRE LES NOTIONS ET LES TERMES D’ÉCONOMIE CIRCULAIRE OU D’ÉCONOMIE DE LA FONCTIONNALITÉ, ET RIEN SUR LE RECYCLAGE DES BIENS ET COMPOSANTS ! Or, bien que ces solutions aient des limites elles aussi (voir mon billet), elles font partie de toute « boîte à outils » un peu sérieuse de la transition. Quant à « l’énergie grise », elle passe elle aussi à la trappe. C’est par exemple celle que nécessite la fabrication des matériaux de construction pour un immeuble dont les performances énergétiques apparemment formidables… deviennent lamentables si les matériaux sont issus de processus gourmands en énergie et généreux en émissions.

Le sommet de la futurologie anti-écologique est atteint avec ses longs développements sur l’avenir radieux des imprimantes 3D (ch. 4). Je ne dis pas que cela n’existe pas et n’aura pas d’applications. De là à prétendre que la planète et ses ressources matérielles pourront supporter une situation d’hyperconsommation où « TOUT LE MONDE PEUT ÊTRE SON PROPRE INDUSTRIEL AUTANT QUE SA PROPRE COMPAGNIE D’ÉLECTRICITÉ », je tique. Voici cette partie hyperbolique du « grand récit » : « Bienvenue dans le monde de la production industrielle distribuée. Ce procédé s’appelle l’impression 3D…. [permettant de]… construire des couches successives du produit, en utilisant une poudre, du plastique en fusion ou des métaux… comme une photocopieuse… des bijoux aux téléphones portables, des pièces détachées d’automobile et d’avion aux implants médicaux et aux piles … Cette fabrication dite « additive »… n’exige que 10 % des matières premières consommées dans le procédé habituel et utilise moins d’énergie… »

Je ne crois pas que Rifkin ait vu le formidable documentaire « Plastic planet » et tenu compte des dommages planétaires de la poursuite dans la voie des plastiques. Je doute qu’il ait fait des bilans matière (en particulier métaux) de ces nouvelles imprimantes et des flux matériels mondiaux qui y passeraient si son rêve devenait réalité. Je doute tout autant du chiffre de 10 % qu’il balance sans preuve ni référence. Lorsque je lis cela, je ne suis pas loin de penser que la futurologie flirte avec le charlatanisme. Dites-moi si je suis trop sévère et pourquoi.

LA SOBRIÉTÉ À LA TRAPPE, BIENVENUE AU CONSUMÉRISME ET AU PRODUCTIVISME « POST-CARBONE »

Rifkin fait bien une ou deux allusions (ch. 7), très sobres, à la nécessité de ne pas trop « profiter » des miracles de la TRI (les énergies renouvelables devenant pratiquement gratuites, chacun devenant producteur à domicile d’énergie et de biens matériels et pouvant se déplacer sans dommage écologique dans des véhicules verts…) pour faire gonfler sans limites la consommation d’énergie, de biens et de déplacements. Il a entendu parler de l’effet rebond (qu’il ne cite pas), mais en réalité il s’oppose clairement aux appels à la sobriété (autre mot absent ; on trouve une fois le mot parcimonie) et encore plus à l’objection de croissance. La TRI est une modalité de croissance supposée verte.

Il est évident qu’il séduirait beaucoup moins les grands de ce monde s’il prônait la sobriété matérielle et l’objection de croissance. Il n’en est rien, bien au contraire. SA TRI EST EN RÉALITÉ HYPERMATÉRIELLE, HYPERCONSUMERISTE ET HYPERPRODUCTIVISTE, comme conséquence de son hypothèse intenable de quasi-gratuité de l’énergie à terme et de son oubli délibéré des pics matériels (minerais, terres arables, forêts, eau douce…) qui nous attendent et qui ont commencé à faire sentir leurs effets. Il n’a tenu aucun compte des constats précis de Tim Jackson et de bien d’autres sur ces pics. Il réussit même l’exploit de ne jamais citer Jackson dans ses abondantes notes et références ! Il s’agit à mes yeux d’une imposture intellectuelle, mais aussi d’un choix stratégique pour refuser un scénario de « prospérité sans croissance ». C’est sans doute le prix à payer pour que le gotha vous écoute et vous paie. C’est très cher payé en termes d’éthique scientifique.

Son pouvoir de séduction du gotha tient aussi au titre de son livre. Avec une « révolution INDUSTRIELLE », Rifkin peut mettre dans sa poche les industrialistes de tous bords, et dieu sait s’il y en a. Il nous explique qu’il a hésité à choisir cet adjectif (début du chapitre 9). Mais pour sa stratégie orientée vers l’oligarchie, c’est beaucoup plus rentable qu’une révolution antiproductiviste…

BEAUCOUP D’AUTRES CRITIQUES, QUE JE NE DÉVELOPPE PAS

Je pourrais consacrer d’autres billets à d’autres idées de Rifkin qui me semblent scientifiquement intenables et écologiquement insoutenables. Mais je finirais par lasser, ce qui est peut-être déjà le cas. Voici en résumé ce qui ne « passe pas » pour moi et qui vient s’ajouter aux critiques précédentes.

1) Il annonce la poursuite de FORTS GAINS DE PRODUCTIVITÉ DANS L’AGRICULTURE grâce à des « technologies intelligentes » (ch. 9). On trouve certes un intéressant bilan énergétique de la consommation de viande (ch. 7) et quelques références au bio, mais rien sur les OGM, sans doute parce qu’ils ne sont pas exclus des solutions industrielles de Rifkin. Or il n’est pas difficile de montrer que la généralisation progressive de l’agro-écologie (autre terme absent) serait créatrice d’emplois, CONTRE LES GAINS DE PRODUCTIVITÉ, et que cela passerait plus par des innovations douces et sociales, par une montée en intelligence humaine distribuée, que par des technologies branchées.

2) Il prévoit de FORTS GAINS DE PRODUCTIVITÉ AUSSI DANS PRATIQUEMENT TOUS LES SERVICES, HÔPITAUX COMPRIS (ch. 9) GRÂCE AUX ROBOTS PARTOUT ! Seul l’enseignement semble être mis un peu à part. C’est à vrai dire une thèse ancienne de Rifkin, qui, vingt ans plus tard, s’est avérée fausse et le restera. C’était aussi celle du rapport Nora-Minc. Rifkin n’y connaît strictement rien aux services, il les néglige totalement, et, comme tous les industrialistes, il n’y voit qu’un nouveau secteur à « industrialiser ». Ne parlons pas des activités de « care », ce n’est pas son truc, c’est à l’exact opposé de l’industrialisme productiviste, cela ne peut pas rentrer dans son cadre. Je suppose que sa formule est : I don’t care… L’économie de Rifkin est incompatible avec une économie du « prendre soin », qui a pourtant un énorme potentiel de création d’emplois utiles.

3) On ne trouve RIEN SUR LES INEGALITÉS QUE POURRAIT SUSCITER SA TRI, ce qui est cohérent avec son refus de se situer sur le clivage « dépassé » droite/gauche. Certes, pour faire bonne mesure, Rifkin consacre un court passage, au début du chapitre 4, aux salaires excessifs des PDG et aux revenus des 1 %. Mais c’est tout. Or qui, dans sa TRI, va pouvoir transformer son logement en fournisseur net d’énergie, se payer un véhicule à pile à combustible producteur d’électricité et s’équiper en super imprimante 3D ? Lorsqu’il affirme que « à l’ère nouvelle, TOUT LE MONDE peut être son propre industriel autant que sa propre compagnie d’électricité », c’est de l’aveuglement. Et il n’y a rien sur les pays « en développement ». Juste quelques lignes en conclusion pour dire que sa TRI serait formidable pour eux aussi.

4) Pris dans sa logique de production généralisée d’électricité par les véhicules et les bâtiments, RIFKIN LAISSE DE CÔTÉ ce que tous les acteurs de la transition énergétique placent au premier plan : L’ISOLATION THERMIQUE DES LOGEMENTS ANCIENS, non pas pour en faire majoritairement des logements producteurs nets d’électricité, mais pour diviser par un facteur 4, 5 ou plus leurs émissions. C’est de loin la stratégie la plus réaliste écologiquement, économiquement, et SOCIALEMENT, et d’ailleurs ces acteurs commencent à disposer de modèles économiques permettant d’envisager un partage des gains (très forte réduction des factures) entre propriétaires, locataires, pouvoirs publics et établissements de crédit. C’est une condition de prévision des financements publics et privés nécessaires à moyen et long terme. Rifkin n’a aucun modèle économique pour sa stratégie, en tout cas pas dans son livre.

5) Il présente une analyse écolo-simpliste de « LA VRAIE CRISE ÉCONOMIQUE QUE PERSONNE N’A VUE », sauf lui (ch. 1). Pour quelqu’un qui plaide par ailleurs pour la pensée systémique, il est loin du compte. Il a bien raison de mettre en avant l’existence d’une composante écologique de la crise actuelle, mais, d’une part, cette composante ne se limite pas à l’énergie comme il le prétend, et, d’autre part, on a de bonnes raisons de refuser les explications unilatérales, au bénéfice d’interprétations vraiment systémiques de la crise : sociale, écologique, financière, économique, et démocratique. C’est sans doute pour cela qu’il ne voit que les énergies intelligentes comme issue, en oubliant en route aussi bien le contrôle social de la finance et du crédit que la régulation écologique et sociale du commerce et de l’investissement mondiaux ou la réduction des inégalités, parmi d’autres.

6) TOUT CENTRER SUR L’HYDROGÈNE pour stocker les énergies intermittentes, une autre vieille idée de Rifkin, est une solution refusée par presque tous les spécialistes de l’énergie et les collectifs qui les rassemblent. Voir par exemple ceci, par Jancovici http://tinyurl.com/c6rwdv6, ou encore les quelques passages consacrées à l’hydrogène dans le scénario négaWatt, ou dans le rapport de février dernier du CGEDD (Conseil général de l’environnement et du développement durable). Tous disent qu’il s’agit d’une voie parmi d’autres, que des recherches s’imposent là comme ailleurs, mais que sa généralisation est très peu probable à un horizon prévisible parce qu’elle pose de nombreux problèmes techniques, écologiques et économiques. Une fois de plus, en nous faisant croire qu’il a « la » solution, Rifkin nous induit en erreur (probable).

7) RIFKIN CRITIQUE AVEC DE BONS ARGUMENTS « LA SCIENCE ÉCONOMIQUE » actuelle, notamment pour son incapacité à penser les contraintes et les opportunités liées à notre inscription dans la biosphère et à penser la coopération plus que la concurrence marchande. J’approuve. Malheureusement, ici comme pour l’électricité à l’école, c’est pour proposer de la remplacer par une branche de la thermodynamique et de la biologie (ch. 7), au motif que « les lois de l’énergie gouvernent toute activité économique » et que « le processus économique reflète les processus biologiques de la nature ». Le passage de l’économie comme variante de la mécanique newtonienne à une économie fondée sur la thermodynamique n’est pas du tout ce que visent les économistes hétérodoxes ou ceux qui pratiquent l’écologie politique. Même ceux d’entre eux les plus « branchés écolo » revendiquent une économie politique, écologique et sociale, relevant d’une pensée complexe, tenant compte de l’histoire et des institutions, liée à la sociologie économique, etc. Bref, une science sociale, capable de tenir compte des enjeux de long terme et des contraintes écologiques, mais pas une science de la nature. Oui, les lois de l’énergie et de la matière doivent être intégrées, mais les pratiques économiques sont des pratiques sociales qui ne se limitent pas à des échanges d’énergie. Rifkin n’a aucune culture sociologique et aucun intérêt en la matière. C’est pour lui hors sujet.

8. Au début du chapitre « AU-DELÀ DU CLIVAGE DROITE/GAUCHE », il pose la question : « Quand avez-vous entendu pour la dernière fois un moins de 25 ans proclamer ses convictions idéologiques ? » (il veut dire ici : préférences politiques). Vous, je ne sais pas, mais moi, c’était hier soir, et presque tous les jours. Il faut dire que je ne fréquente pas le gotha mais une « base » militante, amicale ou familiale et, curieusement, on y trouve des jeunes qui « proclament des convictions idéologiques ».

9) Une dernière curiosité technocentriste. Rifkin intitule un paragraphe du chapitre 5 « comment INTERNET A TUÉ LE MACHISME ». J’ai cherché un argument à l’appui de cette thèse. Je n’ai rien trouvé, en dehors d’une citation de Zapatero… En écrivant mon livre sur la « nouvelle économie », j’avais fait le constat d’une écrasante domination masculine dans le monde de la high tech, des start-up et d’Internet. Je suis prêt à parier que cela reste largement vrai aujourd’hui, bien que moins caricatural qu’à l’époque, et que les « smart grids » de l’énergie et les lieux d’usage d’imprimantes 3D ne sont guère peuplés de femmes. De façon générale, la pensée industrialiste est terriblement mâle. Si le machisme, toujours bien là, recule historiquement, c’est parce que les femmes se battent, parfois avec certains hommes, pas par les vertus spontanées des nouvelles technologies. On trouve une femme et douze hommes dans le « European team » de Rifkin…

MAIS ALORS, À QUI SE FIER SI LE GOUROU DU GOTHA N’EST PAS FIABLE ?

Ni à lui ni à aucun autre grand penseur autoproclamé, et il n’en manque pas chez nous, entre Attali, Minc, Allègre, les grands économistes chiens de garde et les ex-nouveaux philosophes, entre autres.

À qui se fier ? D’abord à des collectifs de la société civile incluant des experts de profession et des « profanes compétents ». Certaines administrations font également du bon boulot. Il est bien dommage que ces organismes n’aient pas la force de frappe médiatique des sauveurs suprêmes qui tiennent le haut du pavé parce que l’establishment leur déroule le tapis rouge et aligne les billets verts.

Pour ce qui est de la transition énergétique, envisagée dans toutes ses dimensions, ce que je connais de plus fiable comme scénario est un travail collectif remarquable et de longue haleine, FONDÉ EXCLUSIVEMENT SUR DES TECHNOLOGIES QUI EXISTENT DÉJÀ et jamais sur des paris hasardeux de « ruptures ». C’est le rapport négaWatt 2011, version considérablement revue et enrichie des scénarios 2003 puis 2006. J’en reparlerai bientôt. Deux livres récents sont à conseiller : le Manifeste négaWatt et Changeons d’énergies, ainsi que le site http://www.negawatt.org/. Je vous indiquerai aussi des sources complémentaires et assez compatibles entre elles, mais incompatibles avec la TRI. Et je consacrerai mon prochain billet à quelques très bonnes lectures pour votre collection printemps/été, dont plusieurs livres récents sur et autour de la transition.

S’agissant de TRI, je propose donc le tri sélectif, en sachant qu’une bonne partie n’est pas recyclable dans l’écologie politique. Je compte sur vous pour exprimer vos éventuels désaccords avec mes critiques.

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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