Édition du 30 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Iran : L'assassinat du général Ghassem Soleimani, nouveau pallier dans l'affrontement avec les Etats-Unis

L’assassinat du général Ghassem Soleimani par un drone américain, le 3 janvier dernier à Bagdad, constitue à n’en pas douter un palier de plus dans l’affrontement entre la République islamique d’Iran et les États-Unis.

Babak Kia et Houshang Sépéhr *
tiré de : Inprecor, janvier-février 2020, no 670-671

L’assassinat ciblé de Soleimani, ordonné par Donald Trump en personne, est intervenu dans une longue période de tensions croissantes entre la République islamique et les États-Unis. Cet acte qu’il ne faut pas hésiter à qualifier de terrorisme d’État est bien sûr illégal du point de vue du droit international (qu’aurait-on dit si un ministre occidental en visite à l’étranger avait été liquidé par la République islamique d’Iran...).

Synthèse

•Iran

Depuis son élection à la Maison Blanche, Donald Trump n’a pas cessé d’accentuer la pression sur le régime de Téhéran. De la dénonciation unilatérale de l’accord de Vienne sur le dossier nucléaire iranien en passant par les lourdes sanctions économiques qui asphyxient l’économie iranienne, jusqu’à l’élimination de Soleimani, Donald Trump n’a pas lésiné sur les moyens pour limiter l’influence de Téhéran dans la région. Il faut dire que les multiples interventions impérialistes menées depuis 1991 ont renforcé la position de la République islamique d’Iran sur le plan régional. Aujourd’hui, la mollahrchie dispose d’une influence importante au Yémen, en Irak, en Syrie et au Liban.

Qassem Soleimani dirigeait la force d’élite Al Qods du corps des Gardiens de la Révolution. À ce titre, il était l’homme des interventions extérieures du régime de Téhéran, un proche parmi les proches du Guide de la Révolution, Ali Khameneï. Soleimani recevait ses ordres directement du Guide et ne rendait compte qu’à lui. Il était au carrefour de tous les réseaux moyen-orientaux du régime et faisait office de chef de guerre et de diplomate.

Soleimani était également l’interlocuteur des États-Unis. Durant la guerre contre Al Qaïda puis Daesh en Irak, la République islamique d’Iran et l’impérialisme étatsunien avaient fait cause commune. Avec le commandement américain, l’accord était tacite. Les milices chiites contrôlées par Soleimani et les forces Al Qods s’occupaient des opérations terrestres, l’aviation américaine « tenait le ciel ». Soleimani est l’homme du partage de l’Irak entre la mollahrchie et la Maison Blanche.

Criminel de guerre, Soleimani est celui qui a organisé et participé activement à l’écrasement de la révolution syrienne. Loin d’être un anti-impérialiste, Soleimani et la République islamique ont contribué au développement du sectarisme religieux au Moyen-Orient, répondant en miroir au Royaume saoudien, autre pilier de la réaction dans la région.

Cela a largement contribué à étouffer les possibilités de mobilisations populaires dans la région, à protéger les intérêts des États réactionnaires du Moyen-Orient et ceux de l’impérialisme américain.

L’assassinat de Soleimani est une humiliation pour la Mollahrchie. Certes, il a été remplacé immédiatement et il ne manquera pas au régime car celui-ci possède un vaste réservoir sordide d’individus de cette sorte. Mais la République islamique ne pouvait rester sans réaction. Pour le moment, la riposte du régime s’est traduite par 22 missiles lancés sur deux bases américaines en Irak, ce après avoir prévenu le gouvernement irakien et sans doute après que celui-ci en eut informé Washington. La réaction de la République islamique comme celle de Trump montrent qu’il n’y aura pas d’affrontement militaire direct. L’avenir dira si la République islamique d’Iran s’appuiera sur ses supplétifs régionaux pour mener une riposte asymétrique.

Les 176 passagers (dont de nombreux étudiants canado-iraniens) de l’avion de l’UIA (Ukraine International Airlines) abattu par les missiles sol-air iraniens sont les seules véritables victimes de l’aventurisme criminel de Trump et de la « vengeance » de la République islamique.

Les rodomontades et les appels à la vengeance de Khameneï et des dignitaires du régime, la riposte grotesque contre les soldats américains en Irak, la destruction tragique de l’avion de l’UIA, la gestion catastrophique des suites de cette erreur n’ont fait qu’illustrer la faiblesse de la République islamique.

Mobilisations populaires et répression

Cet enchaînement, dont l’assassinat de Soleimani est à l’origine, s’inscrit dans un contexte interne marqué par une crise sociale et économique sans précédent et par une succession de mobilisations et de révoltes populaires sévèrement réprimées par le pouvoir et son bras armé qu’est le corps des Gardiens de la Révolution.

La multiplication par trois du prix de l’essence annoncé par le gouvernement le 15 novembre 2019 avait déjà mis le feu aux poudres. Des émeutes sanglantes avaient éclaté dans une centaine de villes, grandes et moyennes. Plusieurs centaines de milliers de manifestants s’étaient mobilisés (200 000 selon le régime). Le bilan de la répression s’élève à 10 000 arrestations, plus de 600 blessés et près de 400 morts.

Le régime a dû faire face à des actions offensives prenant la forme d’émeutes. En effet, la population n’a pas hésité à détruire les portraits géants de Khomeiny et de Khameneï, d’incendier des banques, des supermarchés, des mairies et bâtiments officiels, des véhicules des Bassidjis et de la police ou encore des pompes à essence.

Certes le pouvoir a réussi, une fois encore, à réprimer dans le sang la révolte populaire, mais l’ampleur de la crise, la hausse faramineuse des prix, le chômage massif des jeunes et la misère galopante annoncent d’autres explosions de colères encore plus radicales et plus violentes.

Le régime a d’ailleurs profité de la mort de Soleimani pour tenter de souder la population autour de ses dirigeants et autour de la République islamique. Les appels à l’unité nationale se sont succédé. L’organisation des funérailles de Soleimani, dont le corps a traversé le pays et principalement les villes qui avaient été les épicentres de la révolte populaire du mois de novembre dernier, témoigne de cette tentative. Le Guide de la Révolution, Ali Khameneï a même mené personnellement le prêche de la prière du vendredi qui avait suivi la mort de Soleimani. Cela n’était pas arrivé depuis 8 ans.

Le régime de Téhéran, confronté à une contestation populaire puissante en novembre 2019 a clairement cherché à utiliser cet épisode à son avantage. La volonté du pouvoir étant une fois de plus d’étouffer toute contestation et de dénoncer ceux qui luttent comme étant à la solde des États-Unis, de l’Arabie saoudite et d’Israël. En cela, l’impérialisme américain a rendu une nouvelle fois un grand service à la Mollahrchie. En somme, la Maison Blanche reste « le meilleur ennemi » de la République islamique.

La destruction du vol de l’UIA et les mensonges au plus haut niveau du régime ont entaché cette opération de communication.

Après avoir essayé de cacher l’évidence, le général des Gardiens de la Révolution en charge des forces aérospatiales a lui-même avoué l’erreur de ses hommes, indiquant par là même que ses supérieurs étaient au courant dès le début du drame. Le corps des Gardiens de la Révolution ne rend de comptes qu’au Guide, le plus haut personnage de l’État. Celui-ci, comme d’ailleurs le président de la République Hassan Rohani et les principaux dirigeants du pays, ont pendant plusieurs jours niés l’implication du régime dans la tragédie des 176 passagers et de leurs familles.

La colère de la jeunesse étudiante, dont une partie s’est identifiée aux passagers du vol de l’UIA a éclaté alors même que le régime tente d’imposer une unité du pays complètement factice. Les manifestations et actions menées notamment par les étudiants et la jeunesse suite à la destruction de l’avion de l’UIA ont pris pour cible le Guide, les Gardiens de la Révolution et l’ensemble des institutions de la République islamique. Des slogans de plus en plus hostiles au régime et au Guide sont désormais lancés à chaque occasion et à chaque mobilisation et ce malgré la répression féroce qui s’abat. C’est toute la légitimité de la République islamique qui est contestée et seule la violence de la répression permet au régime de survivre.

Le pouvoir le sait, ce ne sont pas des opérations de communication qui vont éteindre les braises de la contestation ou résoudre la violente crise sociale et économique que connaît le pays.

On peut même noter l’accélération du rythme à laquelle les mobilisations populaires s’enchaînent. Les précédentes s’étaient déroulées en décembre 2017 et janvier 2018.

Traits communs entre la révolte de novembre 2019 et la précédente : les émeutes éclatent désormais dans ce qui faisait figure de bastions de la République islamique. L’épicentre ne se situe plus à Téhéran, comme cela a pu l’être lors des manifestations de 2009 contre la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad. La violence de la crise pousse les travailleurs paupérisés, les jeunes et les chômeurs à la révolte et ce sont les villes de provinces qui se trouvent en première ligne. Y compris des villes très pieuses comme la Ville sainte de Machhad. La géographie de la contestation indique que la République islamique est en train de perdre sa base sociale. Sous l’effet des sanctions, la République Islamique ne vend plus que 300 000 barils de pétrole par jour contre 2,3 millions en 2018. Les couches habituellement fidèles au régime ne bénéficient même plus de la redistribution clientéliste qui leur permettait de faire face.

De multiples indicateurs témoignent de l’ampleur de la crise et du désespoir qui frappe une partie croissante de la population.

Selon le ministère iranien de la Santé, le nombre de suicides a augmenté d’environ 100 000 cas entre 2018 et 2019. Le taux de suicide en Iran est plus élevé dans les provinces de l’Ouest, là où les taux de chômage sont également les plus importants. Selon la chargée du programme de prévention du suicide au ministère de la Santé, les principales causes du taux élevé de suicide sont « un environnement instable, la pauvreté et le chômage ». La jeunesse, les femmes et les couches les plus pauvres sont les principales victimes de l’absence de perspective. Ainsi, 75 % des tentatives de suicide sont le fait des 15 à 34 ans. Les statistiques extraites des données du ministère de la Santé iranien montrent que l’Iran possède le taux de suicide de femmes et de filles le plus élevé du Moyen-Orient.

Sur le plan social, le bilan de la politique économique du régime combiné aux sanctions internationales est terrible. Depuis 2016, la monnaie iranienne a perdu 90 % de sa valeur vis-à-vis du dollar. Cet effondrement a entraîné une très forte inflation par le coût des importations, par l’augmentation des coûts de production et par les faillites de plusieurs centaines d’entreprises. Selon le Centre iranien des statistiques, l’inflation est évaluée à près de 50 %. Tout cela s’est traduit par une explosion du chômage et de la pauvreté. Plus de 40 % des salariés ont un niveau de vie qui se situe sous le seuil de pauvreté. Le travail des enfants est en hausse : près de 7 millions d’enfants sont obligés de travailler. Enfin, la gestion calamiteuse des ressources en eau a aggravé la sécheresse et accéléré l’exode massif de la population rurale, le développement des bidonvilles autour des grandes villes du pays. 11 millions d’habitants vivent dans ces bidonvilles.

La virulence des effets de la crise, la sévérité des sanctions économiques, la corruption des dignitaires du régime et des Gardiens de la Révolution qui se sont enrichis fortement, la privatisation de pans entiers de l’économie du pays au profit des clans au pouvoir et des dirigeants des Gardiens de la Révolution, la violence politique, sociale et répressive du régime explique un rejet populaire massif.

Contestation généralisée du régime

La contestation populaire prend aujourd’hui pour cible l’ensemble du régime, sa politique intérieure et extérieure.

De plus en plus, la politique régionale de la République islamique est contestée par la population. Des milliards de dollars sont dépensés pour soutenir des milices en Irak ou en Syrie, pour financer le Hezbollah au Liban ou les factions pro-iraniennes au Yémen. Le budget militaire du régime explose. Cette politique prétend protéger le pays des ennemis extérieurs et mener la guerre ailleurs qu’en Iran. Il est vrai que le panorama régional montre des pays entiers dévastés et dépecés par des décennies d’interventions impérialistes. L’Afghanistan a subi l’invasion soviétique puis le pouvoir des chefs de guerre soutenus par les États-Unis, le Royaume réactionnaire des Saoud ou l’ingérence constante du pouvoir pakistanais et dans une moindre mesure de la République islamique, le règne des Talibans puis l’invasion américaine suite aux attentats du 11 septembre. Aujourd’hui, les Talibans s’apprêtent à reprendre le pouvoir avec la bénédiction de l’administration Trump. En attendant, les peuples d’Afghanistan ne voient pas d’issue à leur sort.

Le peuple irakien a connu quant à lui 8 ans de guerre meurtrière contre la République islamique, une intervention destructrice des États-Unis suite à l’invasion du Koweït par le dictateur Saddam Hussein en 1991, un embargo criminel imposé par les puissances impérialistes, une nouvelle guerre en 2003 menée par l’impérialisme étatsunien, la violence d’Al Qaïda et de l’État islamique, la guerre contre Daesh conduite par les États-Unis et la République islamique... Le pays est aujourd’hui exsangue et mis en coupe réglée par les États-Unis et la République islamique d’Iran. D’ailleurs la population irakienne en révolte exige aujourd’hui le départ des troupes d’occupation américaines et iraniennes.

En Syrie, l’écrasement de la révolution par le régime sanguinaire de Bachar el Assad, la Russie de Poutine et la République islamique d’Iran, le Hezbollah libanais, la violence de Daesh et des groupes intégristes et sectaires sunnites soutenus par l’Arabie saoudite, les interventions militaires de la Turquie et des États-Unis font du pays un vaste champ de ruines.

Quant au Yémen, Ryad et Téhéran s’affrontent indirectement et plongent le pays dans une agonie sans fin et ce dans un silence international complice.

Partout les interventions et les ingérences des puissances impérialistes et des puissances régionales ont mené au désastre.

La carte des bases de l’armée US dans la région est impressionnante et parlante. La région du Golfe revêt un intérêt stratégique majeur pour les grandes puissances capitalistes. Dans les rivalités qui opposent les États-Unis à la Chine ou à la Russie, le contrôle des hydrocarbures et des voies maritimes qui en permettent le commerce représentent un enjeu primordial. De ce fait, la politique de Washington est limpide. Elle consiste à s’appuyer sur des États alliés (comme l’Arabie saoudite ou l’État colonial israélien) pour défendre sa présence militaire dans la région. Les États et pays qui ne s’alignent pas complètement sur les intérêts géostratégiques des États-Unis ont été détruits par les interventions impérialistes successives ou transformés en champ de guerre par forces interposées.

Une grande partie de la population iranienne est consciente de l’environnement régional et des menaces qui guettent le pays. Cela étant dit, les dépenses mirobolantes pour le programme nucléaire ou balistique sont pointées du doigt par la population et le détournement des richesses et de la rente pétrolière au profit des ingérences dans les pays de la région est aujourd’hui massivement rejeté par les Iraniens. Ce rejet s’exprime aussi au Liban, en Irak et partout où les peuples de la région ont la capacité de s’exprimer.

Le rejet la République islamique doit s’accompagner d’une même opposition aux ingérences et interventions impérialistes.

À ce titre, la gauche révolutionnaire iranienne et internationale a la responsabilité de prendre toute sa place dans les luttes sociales en Iran, de populariser les revendications démocratiques et ouvrières, de défendre celles et ceux qui luttent pour le renversement de la République Islamique, pour la liberté, l’égalité et la justice sociale et qui s’opposent à l’impérialisme. Contrairement à ce qu’avance Trump, les États-Unis ne se situent pas au côté du peuple iranien. Les sanctions économiques imposées ne profitent qu’aux clans qui se partagent le pouvoir en Iran et en premier lieu aux Gardiens de la Révolution qui contrôlent le marché noir et les importations clandestines. Ils s’enrichissent pendant que la population sombre dans la misère. Trump est leur meilleur allié.

Dans les révoltes qui ne manqueront pas d’éclater avec plus de virulence, des courants financés par Washington ou Ryad tenteront d’imposer leur agenda. Certains courants issus du sérail de la République islamique, les Monarchistes ou les Moudjahiddines du peuple iranien essaieront de peser dans le cours des évènements et d’imposer un « compromis » avec les États-Unis.

L’expérience des Kurdes de Syrie montre, une fois encore, qu’il ne peut y avoir de compromis avec l’impérialisme. Il faut construire un positionnement indépendant, lutte de classe et anti-impérialiste en Iran et dans la région.

25 janvier 2020

* Babak Kia et Houshang Sépéhr, militants de Solidarité socialiste avec les travailleurs en Iran, sont membres de la Quatrième Internationale.

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