Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Charte des valeurs québécoises

Le débat sur la charte des valeurs et tutti quanti

L’essentiel est perdu de vue pendant que l’indépendance perd l’essentiel

Le débat sur la charte en commission parlementaire, dont la longévité sur plusieurs mois contraste avec la brièveté sur quelques jours de celui sur l’oléoduc d’Enbridge, se présente comme un dialogue de sourds aux confins de la métaphysique des droits. Dans un coin de l’arène, on trouve les tenants de la laïcité soutenus par les champions des droits des femmes, à l’exception très gênante de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) qui vient gâcher le plaisir, et ceux de la lutte contre l’obscurantisme et autres grandes noirceurs. Dans l’autre coin, campent les tenants des droits d’expression religieuse derrière lesquels se tiennent les champions des droits individuels et du droit social au travail. Ce combat déraciné de l’histoire ne peut qu’aboutir en grand affrontement eschatologique, dérivé de la guerre de religion, puisque il est impossible de hiérarchiser les droits dans l’absolu. Comme il faut bien trancher en pratique, ne reste plus que s’en référer à l’histoire d’hier et d’aujourd’hui, à celle du monde comme à celle du Québec.

L’idéologie mondiale du capital a toujours eu besoin d’un bouc émissaire pour porter les incommensurables misères et catastrophes qui émanent de sa recherche éperdue de profit. Autrement, le prolétariat mondial aurait tôt fait de monter à l’assaut des Wall Street de ce monde. Jusqu’à la Seconde guerre mondiale, ce fut le complot juif qui justifiait tous les pogroms et holocaustes. Le génocide nazi ayant franchi les bornes de la morale bourgeoise issue des révolutions démocratiques, et les forces fascistes ayant perdu la guerre, l’antisémitisme s’en trouva discrédité à jamais comme fer de lance idéologique réactionnaire sans disparaître pour autant. Staline, et la grande peur d’une révolution mondiale que cristallisait, à contre sens, la contradictoire libération-occupation des armées soviétiques, que vint renforcer les révolutions chinoise et voisines, eurent tôt fait de susciter la substitution de l’anticommuniste à l’antisémitisme.

L’énorme quiproquo d’un socialisme réellement existant répressif, inégalitaire et polluant, malgré de relatifs succès économiques et sociaux mais en-deçà de l’État providence assis sur une vieille accumulation de capital et sur des surprofits (néo)-coloniaux, conforta ce nouveau bouc émissaire. Son soudain effondrement en Europe et sa fanatique conversion capitaliste en Asie laissèrent la place vide. Pour un temps le triomphalisme néolibéral de la « fin de l’histoire » s’en accommoda. Puis vint l’inévitable retour du boomerang qui plonge le néolibéralisme dans une crise existentielle. Cette fois qui blâmer ? Après une vaine et dérisoire tentative du côté de trafiquants de drogue, le terrorisme islamique, ce Frankenstein de l’impérialisme, vint providentiellement au secours de son créateur ce fatidique 13 septembre 2001. Pour masquer la guerre de classe terrée dans les souterrains de l’histoire, surgit la « guerre des civilisations » des croisés occidentaux contre le fondamentalisme islamiste. Au nom des femmes et de la démocratie, dont la laïcité est la fille, l’Occident leva l’étendard de l’interventionnisme humanitaire qui laisse derrière lui horreurs et hécatombes.

Vers la liquidation idéologique de la Révolution tranquille

Le peuple québécois, où l’antisémitisme puis l’anticommunisme avaient jadis trouvé un terrain fertile avant la Révolution tranquille, eut tendance à se tenir à l’écart de la grande croisade. Il y a là un mélange contradictoire de provincialisme étroit et de conscience de l’oppression nationale. L’esprit quelque peu dépollué, le peuple québécois préféra défendre comme il put les acquis de sa Révolution tranquille durant l’ère néolibérale. Non sans succès avec son taux de syndicalisation le plus élevé des provinces canadiennes et des états étasuniens, ses bas frais de scolarité et ses garderies bon marché. Cette résistance enrage la demi-bourgeoisie provinciale dont le PQ, tout autant que les Libéraux et la CAQ, sont les suppôts avec chacun sa tactique pour vaincre le village gaulois. Le ralliement sans concessions au fédéralisme ayant fait long feu et l’entre-deux caquiste ne convainquant personne, le PQ invite le peuple québécois au repli ethnique pour rallier la grande croisade… ce qui a aussi l’avantage de noyer le poisson de l’indépendance à laquelle il a renoncé.

En visant les femmes voilées, les victimes du fondamentalisme islamique, la Charte sème la confusion en favorisant la prise de parole de quelques femmes voilées capables d’articuler leur oppression pour contrer ces autres Québécoises non voilées d’origine arabo-musulmane qui confondent Québec et Moyen-Orient en plus des victimes et de leurs persécuteurs. Le port du voile n’en contient pas moins, à l’extérieur du monde musulman, un contradictoire noyau rationnel d’affirmation de la dignité d’une minorité stigmatisée et de protestation contre une mode dénudante. La guerre aux femmes voilées n’est-elle pas l’équivalent, eu regard à la lutte contre la prostitution à moins de la considérer comme un mal nécessaire ou un légitime marché du sexe, de la criminalisation des prostituées au lieu de celle des proxénètes et des clients ? Quant à la promotion de la laïcité, si la Charte la prenait au sérieux, elle bannirait sans subterfuge les crucifix dans les lieux publics, les exemptions fiscales et les prières officielles sans compter l’interdiction des écoles confessionnelles auxquelles Québec solidaire s’est pragmatiquement rallié par utopique esprit de consensus avec les partis de droite.

La Charte ne cible pas la poignée de fondamentalistes du Québec dont certaines organisations, mosquées et familles terrorisent peu ou prou les femmes porteuses de voile (et certaines de celles qui ne le portent pas pour qu’elles ne les dénoncent pas), symbole mais non cause de soumission. La lutte contre les dirigeants québécois de la croisade, certes complexe, patiente et souvent sous-terraine pour laquelle la FFQ suggère quelques moyens qu’on aimerait que Québec solidaire publicise, n’est pas à l’ordre du jour de la Charte péquiste. Comme le dit la FFQ, pendant qu’« …au nom de l’égalité, l’État se substitue au jugement des femmes en décidant ce qui est bon pour elles […] le projet de loi n’annonce aucune mesure pour prévenir ou stopper le développement de fondamentalismes religieux dans la société québécoise. » Une approche responsabilisante envers les femmes et anti-fondamentaliste, et non anti-victime des fondamentalistes, pourrait allumer une mobilisation populaire qui risquerait de s’étendre pour contrer l’ensemble des organisations fondamentalistes y compris celles chrétiennes — le populaire maire de Ville Saguenay en est le symbole — dont le PQ cherche l’appui et le vote et qui ont une influence large au Canada et aux ÉU.

On a vu l’hydre du fondamentalisme chrétien qui transpirait lors du voyage du Premier ministre canadien en Israël — la délégation canadienne était remplie de ses représentants — et dont les conséquences réellement existantes sont un appui indéfectible au gouvernement sioniste — le retour du peuple juif en Palestine annoncerait le retour du Christ sur terre pour venger les justes et châtier les mécréants — lequel appui fait rougir de honte le gouvernement des ÉU. L’influence fondamentaliste pénètre ce gouvernement à tel point qu’il chasse la dérangeante science de la fonction publique fédérale à n’en provoquer une crise au sein des ses scientifiques. La première victime de cette répression des connaissances scientifiques est la lutte contre l’effet de serre dont soit l’existence est niée, d’où la suppression des observations et des données qui prouveraient le contraire, soit la lutte proclamée inutile et même perverse au nom de la providence divine. Le PQ ne prendra pas le risque d’une mobilisation contre l’obscurantisme fédéral pouvant mener à l’indépendance. Il ne prendra pas le risque non plus de se mettre à dos une partie significative de l’opinion publique étasunienne pétrie par cette idéologie réactionnaire car l’alliance avec le gouvernement des ÉU, que cette idéologie influence directement ou en sous-main, lui reste indispensable tant pour sa stratégie économique basée sur les exportations et les investissements extérieurs que pour sa guérilla contre le gouvernement fédéral.

Indépendance ou nostalgie de l’indépendance ?

La cible de ce ratatinement identitaire sur le dos des victimes du fondamentalisme islamique c’est la lutte pour l’indépendance. Le commentateur de la politique québécoise du Devoir, fin analyste et mémoire d’éléphant même si habituellement plus tacticien que stratège eu égard à la lutte nationaliste qui est la sienne, vise juste à propos des conséquences du débat sur la Charte :

« Les chiffres de Léger Marketing ont de quoi faire réfléchir. Si le PQ est réélu, ce sera essentiellement grâce à l’appui des électeurs de 45 à 54 ans (44 % contre 26 %) et des 55-64 ans (44 % contre 35 %), qui forment les groupes les plus nombreux. […] Le PLQ devance le PQ chez les 18-24 ans (28 % contre 25 %), les 25-34 ans (35 % contre 34 %) et les 35-44 ans (32 % contre 23 %). […] L’appui à la charte est clairement fonction de l’âge : 53 % des 18-24 ans et 48 % des 25-34 ans s’y opposent. À l’autre bout de la pyramide, 59 % des 55-64 ans et 56 % des 65 ans et plus l’approuvent. […] Le vieillissement de l’électorat péquiste serait moins inquiétant s’il était simplement le résultat d’une migration des jeunes souverainistes vers Québec solidaire, Option nationale ou même la CAQ. Le problème est le sérieux effritement de l’appui à la souveraineté chez les jeunes, peu importe où ils se trouvent. […] Plusieurs personnalités souverainistes se sont inquiétées publiquement des conséquences négatives de l’interdiction des signes religieux, qui pourrait permettre aux fédéralistes de se présenter comme les défenseurs des communautés culturelles contre l’intolérance dont elles seraient victimes dans un Québec indépendant. Il faudrait peut-être s’inquiéter davantage de ses effets négatifs sur les jeunes. On n’adhère pas à un projet dans lequel on ne se reconnaît pas. » (Michel David, Les vieux péquistes, Le Devoir, 23/01/14 )

Bien sûr, la pensée de la jeunesse a été moulée par la pensée unique néolibérale qui a dominé toute une génération. À gauche, l’esprit « no frontiers » de la vague altermondialiste et anti-guerre d’il y a une dizaine d’années, forte au Québec, n’a pas été sans dénigrer comme réactionnaire toute lutte contre l’oppression nationale sauf celle aborigène contre les nationalismes blancs en autant qu’elle soit comprise comme favorisant l’abolition des frontières sans connotation d’autonomie territoriale. Cette alliance de l’individualisme néolibéral et de la gauchiste théorie de la multitude ne peut qu’emporter l’adhésion de la jeunesse à moins d’être contrée par un projet concret de libération nationale d’indépendance pour exproprier les banques et sauver la langue afin de construire une société autogérée de plein emploi écologique.

Le PQ ne peut adhérer à un tel projet anticapitaliste, lui qui s’acharne à construire une Québec Inc. dont les fleurons ne cessent de sa canadianiser si ce n’est de se mondialiser. Desjardins vient encore de prendre le contrôle d’une compagnie d’assurance canadienne ce qui en fait le deuxième assureur de dommages au Canada. Bombardier Aéronautique n’a plus qu’environ 15% de sa main d’œuvre au Québec avant le congédiement dit temporaire de plus de mille travailleurs. Cette mondialisation de quelques grandes entreprises québécoises est suivie à la trace par les grands médias. Leurs exploits et déboires devraient soit soulever notre fierté soit provoquer notre compassion au même titre que les tragédies de Lac-Mégantic ou de l’Isle-Verte. Pourtant, leur cortège de risques de mise en marché (Bombardier), de corruptibilité (SNC-Lavallin) et de défaillance des filiales étrangères (Pharmacie Jean Coutu) doit être assumé par la société québécoise en cas de pépin selon le principe de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes. Étant donné l’étroite base économique du Québec, les colonnes du temple pourraient en être ébranlées, par exemple en cas d’échec du nouveau modèle d’avion moyen courrier de Bombardier qui ose confronter Airbus et surtout Boeing.

L’esprit tacticien de Québec solidaire ne remplit pas le vide stratégique

Reste Québec solidaire à assumer la prise en main de ce projet de société basé sur une stratégie de la rupture. Jusqu’ici la direction du parti, mettant sous le boisseau les éléments de sa plate-forme pouvant impulser un élan de grande mobilisation, préfère une facile tactique de démarcation électoraliste à la marge, dite « wedge issue » en anglais. Cette politique, face à trois partis de droite — avec la Charte et la politique de bradage de surplus hydroélectriques aux entreprises cum généreux rabais d’impôt on ne peut plus qualifier le PQ de centre-droit — abonde de possibilités. Comme la dénonciation de la Charte comme islamophobe serait mal accueillie par une partie de l’électorat de Québec solidaire, coupée en deux sur le sujet, la direction du parti y a renoncé après quelques incursions prometteuses afin de plutôt opter pour une politique du juste milieu donnant une place restreinte à l’interdiction du port du voile tout en renonçant, à l’encontre de sa plate-forme, à bannir les écoles confessionnelles.

Le parti, profitant plutôt du parti-pris des trois partis néolibéraux pour l’exploitation du pétrole et du gaz de schiste et du pétrole sous-marin dans le Golfe St-Laurent, s’il est prouvé qu’il y en a suffisamment, s’est finalement rallier au mouvement populaire anti pétrole et anti gaz. La direction du parti en profite pour rester silencieuse (et même ouvrir la porte dans sa campagne Sortir du noir…), malgré le programme, sur l’exploitation du pétrole conventionnel s’il y en avait et qu’heureusement le sous-sol gaspésien ne recèle à ce jour qu’en quantité négligeable. Le parti participe à la rédaction d’une déclaration solennelle conjointe, dont la principale responsable a été « finaliste au Prix des femmes d’affaire 2012 », pour renier les deux principaux objectifs de sa plate-forme électorale concernant la lutte contre l’effet de serre.

L’abandon de l’utilisation de l’énergie fossile d’ici 2030 se transforme en réduction de 60%. La baisse des émanations des gaz à effet de serre de 40% d’ici 2020 par rapport à leur niveau de 1990 devient une baisse de 25%, soit l’objectif péquiste. De plus, tout en revendiquant une politique « ambitieuse » pour le transport en commun, on « oublie » pour une énième fois de revendiquer leur gratuité sur dix ans de sorte à stimuler une mobilisation massive comme l’a fait la revendication de la gratuité scolaire. Quant à la revendication d’une « étude environnementale stratégique sur l’ensemble de la filière des hydrocarbures » par le BAPE, est-ce, comme pour les quatre centrales ayant la même demande, une pirouette pour accepter au bout du compte l’exploitation pétrolière et gazière car « nous sommes conscients qu’il pourrait devenir impérieux de trouver de nouvelles sources de financement pour assurer la pérennité des services publics. » ?

Dans le contexte d’une mobilisation, il est certes tout à fait justifié d’appuyer une revendication démocratiquement convenue, en-deçà de notre programme, laquelle fait l’objet de la lutte. Le Printemps érable s’est mobilisé sur la revendication du gel des frais de scolarité alors que notre plate-forme revendiquait la gratuité scolaire. Il s’agissait d’embarquer corps et âme dans la bataille pour son succès sur cette base sans pour autant renoncer une seconde à la popularisation de notre revendication, ce que nous avons fait, bannière comprise. C’est toutefois une autre affaire que de présenter des projets de loi ou de concocter des déclarations qui d’emblée renoncent à des points majeurs de notre plate-forme concernant l’économie verte sans aucune perspective de lutte à l’horizon laquelle n’a même pas été envisagée. C’est encore pire quand le parti vise une alliance avec des partis de droite ou des gens d’affaires dit progressistes.

Ce genre de politique « front populaire » affaiblit les rapports de force en démoralisant les militantes qui ont planché à fond pour l’élaboration du programme et de la plate-forme et en semant la confusion chez nos membres et chez notre électorat qui soit ne savent plus à quoi s’en tenir soit prennent les vessies médiatiques pour les lanternes d’une plate-forme qu’ils ne connaissent pas. Tous ces renoncements pour gagner des « alliés » temporaires ou vacillants.

Marc Bonhomme, 24 janvier 2014
www.marcbonhomme.com  ; bonmarc@videotron.ca

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