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Paradise papers

L’offshore, brique centrale du capitalisme

8 NOVEMBRE 2017 | tiré de mediapart.fr

Les pratiques légales de placement dans les paradis fiscaux ne sont pas une dérive, mais font partie intégrante du capitalisme financier mondialisé. Pour s’en débarrasser, il faudrait réfléchir dans un cadre plus large.

Apple, qui rapatrie deux tiers de ses profits en Irlande où la firme est quasi exempte d’imposition sur les entreprises ; Whirlpool, qui fait circuler ses bénéfices entre ses filiales offshore pour réduire son impôt à la portion congrue ; Nike, qui économise un milliard d’euros et ne paie que 2 % d’impôt sur les sociétés en passant par les Pays-Bas ; Facebook, qui rapatrie l’essentiel de ses bénéfices aux îles Caïmans… Comme à chaque salve de révélations sur l’ampleur des fonds nichés dans les paradis fiscaux et sur les montages qui le permettent, les « Paradise Papers » ont déclenché l’indignation de tous les responsables politiques français et européens. Et pourtant, malgré les apparentes bonnes volontés et les annonces de mesures claironnées régulièrement, le phénomène du offshore ne faiblit pas. Et pour cause : il fait partie intégrante du système économique mondial issu de la remise en cause, voici quarante ans, du modèle d’après guerre.

L’ampleur du phénomène empêche de justifier l’idée de la seule « dérive » d’un système. En réalité, il est impossible de trouver une multinationale dénuée de filiales offshore et désormais, une grande partie des PME des pays développés, et aussi des pays en voie de développement, sont touchées. Le Monde publie une évaluation de Gabriel Zucman, économiste à l’université de Berkeley. Il estime les pertes annuelles de recettes fiscales à 350 milliards d’euros, soit environ 0,5 % de la richesse créée chaque année dans le monde. Dans son ouvrage paru l’an dernier, La Richesse cachée des nations, Zucman estimait le stock de richesses logé dans les places offshore à 7 900 milliards d’euros, soit 8 % de la richesse financière mondiale.

Cette évaluation doit cependant être considérée comme une hypothèse basse. D’autres estimations sont plus importantes, comme celle de l’ONG britannique Tax Justice Network, et considèrent que le montant de la richesse stockée offshore atteint « entre 21 000 et 34 000 milliards de dollars » (entre 18 200 et 29 400 milliards d’euros). Le flux atteindrait de 1 000 à 1 600 milliards de dollars (entre 865 milliards et 1 384 milliards d’euros), soit jusqu’à 2,1 % du PIB mondial. Les définitions des notions d’« évasion fiscale » et de « place offshore » jouent un rôle dans ces écarts mais ces chiffres sont, dans tous les cas, loin d’être négligeables, car ils ne sauraient être isolés.

Prenons l’estimation de Gabriel Zucman selon laquelle 20 milliards d’euros, soit 1 % du PIB, manquent chaque année aux recettes de l’État. Ce chiffre représente un quart du déficit public français et quatre fois le déficit de la Sécurité sociale. Ces fonds doivent en conséquence être empruntés, ce qui alourdira la charge de la dette et pèsera sur les déficits futurs (et l’effet boule de neige des intérêts à payer, même modestes nominalement, est important). L’autre option est de réduire les dépenses ou alourdir la charge fiscale de ceux qui ne peuvent échapper à l’impôt. Dans les deux cas, l’activité s’en ressent puisque la crise nous a rappelé l’existence de multiplicateurs budgétaires. Ce 1 % de PIB pèse donc sur l’activité actuelle et future. Et cela, chaque année de plus en plus puisque, malgré les annonces, le phénomène, loin de faiblir, se renforce.

Mécaniquement, cet argent qui manque renforce les inégalités. Les plus riches et les entreprises parviennent à faire jouer l’évasion et l’optimisation fiscales, quand les plus modestes et les classes moyennes ne peuvent, elles, échapper à l’impôt, d’où le creusement des inégalités. Mais le phénomène est aussi indirect : les flux vers les paradis fiscaux justifient également la tendance à la baisse de la fiscalité des plus riches et des entreprises. Et pour financer ces baisses, il faut là encore soit baisser les prestations sociales, soit réduire les services publics, soit encore augmenter les impôts de ceux qui les paient, autrement dit les classes moyennes. Ou les trois.

Du reste, n’est-ce pas la logique du gouvernement français auquel appartient Bruno Le Maire, qui n’a pas de mots assez durs pour les paradis fiscaux, mais qui a justifié la baisse de la fiscalité du capital par la concurrence fiscale, concurrence dont les places offshore sont les fers de lance ? L’idée de rapatrier les capitaux par la baisse de la fiscalité est pourtant une utopie. Une étude menée en 2015 par deux économistes de l’université d’Aston, à Birmingham, a montré que « la baisse de la fiscalité des pays d’origine ne change pas substantiellement la tendance des entreprises à monter des filiales dans les paradis fiscaux ». La conséquence en est une fuite en avant permanente, dans une compétition fiscale stérile où le moins-disant dicte sa loi. Le véritable coût des paradis fiscaux est impossible à quantifier, mais il est considérable quand on intègre l’effet durable sur les finances et les politiques publiques.

Ce qu’on oublie souvent, c’est que les places offshore ne sont donc pas qu’un élément marginal du système économique contemporain : elles en sont l’un des moteurs principaux. C’est par elles que le pouvoir s’est progressivement renversé en faveur du secteur privé dans l’économie et que les multinationales dictent leurs lois aux États, en exerçant un chantage permanent aux recettes fiscales, mais aussi aux réglementations financières. Avec toujours le même argument : si les impôts ne baissent pas assez, si les structures sont trop rigides, l’argent quittera le pays, se logera dans une place offshore et ira ailleurs… C’est cette pression qui a conduit à une libéralisation et à une financiarisation accrue de l’économie.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le phénomène offshore légal, qui aujourd’hui fait débat et scandale, a pris son envol avec la mondialisation financière. Gabriel Zucman souligne que, entre 1980 et 2014, la richesse logée dans les paradis fiscaux a été multipliée par dix. Les paradis fiscaux ont prospéré sur le rejet du système économique de l’après-guerre. Pour compenser la baisse de la rentabilité et l’instabilité monétaire issue de l’explosion du système de Bretton Woods, les grandes entreprises ont cherché à éviter l’impôt au maximum. Et les paradis fiscaux les ont aidées à construire un nouveau modèle économique.

Car précisément, les places offshore sont une brique essentielle de la financiarisation de l’économie. Ce sont les lieux de projection et de repli de la liquidité. Des endroits sûrs, peu coûteux, flexibles et discrets, autant de qualités qui sont celles de la préférence pour la liquidité, qui, là encore, caractérise l’économie contemporaine. Grâce aux places offshore, il est désormais facile de passer rapidement d’un investissement à un autre et ainsi de renforcer la concurrence entre les places et les produits financiers. Les paradis fiscaux sont donc les véhicules de choix de la financiarisation. En renforçant, pour des raisons fiscales et réglementaires, la rentabilité de l’activité financière par rapport à l’activité réelle. Ensuite, en favorisant la compétition entre les investissements.

Et s’il n’y avait pas besoin des paradis fiscaux pour inventer, créer et vendre les subprimes, ils ont participé à cette course à la déréglementation et à la rentabilité qui a justifié toutes les innovations financières. Selon un ouvrage de 2013, Tax Havens : How Globalisation Really Works, rédigé par Ronen Palan, Richard Murphy et Christian Chavagneux, les paradis fiscaux jouent un rôle actif dans l’instabilité et les crises financières. Dans l’ouvrage L’Économie mondiale en 2018, Anne-Laure Delatte, économiste au CEPII, conteste cette conclusion, mais elle souligne néanmoins que « la taille de la finance de l’ombre, le shadow banking, aux îles Caïman ou en Irlande, est absolument hors normes : respectivement 170 000 % et 1 400 % du PIB ».

En réalité – et c’est bien la fonction des places offshore –, on ignore ce que les banques font dans ces juridictions. Une chose est certaine, cependant : elles y améliorent la rentabilité de leurs produits et cela n’est pas neutre car cela participe de la financiarisation de l’économie, qui exerce à son tour une pression sur l’investissement réel et sur les acteurs des politiques économiques.

Financiarisation, croissance des inégalités, concurrence fiscale, déconstruction de l’État providence et de la protection sociale… les paradis fiscaux jouent un rôle dans chacun de ces phénomènes. La question centrale de la lutte contre l’optimisation fiscale légale reste alors de savoir si cette bataille peut être menée sans modifier profondément la nature du capitalisme financier mondialisé. Beaucoup répondent par l’affirmative et considèrent que le combat engagé par les autorités pourrait porter ses fruits. Anne-Laure Delatte estime ainsi que « depuis les années 80 et la financiarisation du capitalisme, les paradis fiscaux ont pris une place accrue. La réponse n’est venue des autorités qu’après la crise financière avec le G20 de Los Cabos en 2012. Il faut attendre pour pouvoir tirer une conclusion de ces actions ». Pour elle, la clé est la mobilisation de la société civile contre les lobbies : « La lutte contre les paradis fiscaux est un processus politique. Le rejet du reporting pays par pays pour les multinationales par le Conseil constitutionnel est le fruit d’une pression du secteur économique et nous avons besoin que la société civile, avec les ONG et les médias, agisse dans l’autre sens pour faire pression sur les politiques. »

Mais le pouvoir des paradis fiscaux pourrait bien aussi résider dans leur rôle systémique, où se trouverait la clé de la réticence des politiques. Dès lors, la lutte contre l’optimisation fiscale ne peut se limiter à ce phénomène de façon isolée, elle doit proposer une alternative au fonctionnement de la mondialisation. Car ce qui a permis l’essor des places offshore, c’est la libéralisation des flux de capitaux, motivée par la croyance que cette libéralisation permettait d’accroître la richesse en assurant une allocation optimale des ressources. Cette croyance est encore tenace et limite singulièrement la lutte contre l’optimisation fiscale.

Les politiques reculent devant l’idée de réduire cette liberté de circulation du capital, craignant qu’elle ne conduise à une réduction de la richesse créée. Dans le cas de l’Union européenne (UE), s’ajoute un autre risque : remettre en question la construction européenne elle-même. Voilà pourquoi l’UE refuse toujours de voir dans l’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg, Malte ou Chypre des paradis fiscaux. Et pourquoi les luttes sont toujours partielles. On est là face à un phénomène assez proche des craintes liées à la régulation financière où l’on redoute qu’en allant trop loin, on ne réduise l’apport de la finance à la croissance. C’est pourquoi, comme avec la finance, les responsables s’indignent beaucoup mais reculent souvent, de peur de déstabiliser un système économique dont ils sont incapables d’imaginer aucun dépassement.

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